Il fallait oser. Depuis Nice, un studio indépendant s’attaque aux titans du hack’n’slash avec une ambition démesurée et un moteur flamboyant. Wolcen: Lords of Mayhem, né d’un financement participatif largement dépassé, promettait le souffle d’un renouveau, une alternative venue de France au règne sans partage de Diablo III. C’était en 2020, sur PC. Trois ans plus tard, le portage console arrive — chargé d’espoirs, lesté de retards, affûté mais inégal.
Le cadre est connu : un monde en ruine, un héros forgé dans l’acier, une guerre ancienne que nul ne parvient à contenir. Vous incarnez un orphelin, entraîné par l’ordre républicain, jusqu’à devenir la pointe d’une lame censée maintenir l’équilibre. Mais un pouvoir inconnu surgit, et vous basculez — de soldat modèle à cible désignée. Le récit prend forme, dense, bavard, saturé de mythologie… et incapable de choisir entre clarté et profondeur.
Dans son ossature, Wolcen convoque tout ce qu’un joueur exige d’un bon hack’n’slash : un système de progression souple, une montée en puissance rapide, des mécaniques profondes. Mais dans sa version console, ce socle est rongé par des compromis techniques, des choix d’interface absurdes, des textes illisibles. Et ce n’est pas un détail : ici, le plaisir du jeu réside autant dans le loot que dans la lecture.
Reste une sensation brute, indéniable : Wolcen possède un cœur. Il bat fort. Mais il lutte encore contre les spasmes de sa propre ambition.
Les fils de Heimlock et l’amnésie du mythe
Tout commence comme une promesse de tragédie. Un orphelin recueilli par un général d’acier. Une fratrie formée à l’épée, dressée contre les horreurs du monde. Une République technomagique, figée dans sa propre verticalité. Wolcen: Lords of Mayhem pose dès l’ouverture les bases d’un récit classique, solide, presque trop bien huilé. On y entre comme dans une arène déjà foulée mille fois : formation, révélation, trahison.
L’ennemi n’est pas une créature. C’est une structure. Une autorité panoptique qui désigne soudain le héros comme menace. Parce qu’il a changé. Parce qu’il détient un pouvoir qu’on ne comprend pas. L’ambiguïté aurait pu naître ici. Le doute, la faille morale, la confrontation intérieure. Mais non. Le récit accélère, s’emballe, empile les concepts. Cultes oubliés, lignées corrompues, avatars divins, royaumes déchus : l’univers enfle, à mesure que le souffle narratif s’épuise.
Le texte abonde. Les dialogues s’accumulent. Et pourtant, jamais la densité ne devient clarté. Le joueur piétine dans une mythologie trop bavarde, incapable d’articuler ses enjeux avec précision. L’exposition devient noyade. Les scènes se suivent, souvent bien mises en scène, mais trop rarement habitée par une tension durable.
Le problème n’est pas l’intrigue, mais sa transmission. L’absence de doublage français pèse lourd, d’autant plus qu’il s’agit d’un jeu conçu par un studio francophone. Les sous-titres — minuscules, mal intégrés, parfois illisibles — achèvent d’écarter tout espoir d’immersion narrative sur console. Même après patch, la lisibilité reste aléatoire. Et lire un monde, c’est déjà le faire exister.
Ce silence imposé, cette barrière d’accès, ruine ce qui aurait pu porter le jeu au-delà de son genre. Car l’univers de Wolcen mérite d’être entendu. Il vibre d’influences — Warhammer, Diablo, Final Fantasy XII — mais cherche malgré tout sa propre voix. Il ne lui manque qu’un souffle. Et une langue.
Arbre-monde et métamorphose mécanique
Sous le vernis d’un hack’n’slash classique, Wolcen: Lords of Mayhem cache une ambition d’orfèvre. Ici, les classes n’existent pas. À la place : un vaste organigramme mouvant, un sphérier à triple anneau, un système d’évolution sans dogme ni doctrine. Vous ne choisissez pas un archétype. Vous le composez. À chaque montée de niveau, dix points à répartir, une infinité de ramifications possibles. Vous tracez un itinéraire, non une identité.
Cet arbre — gigantesque, coloré, stratifié — pourrait intimider. Il fascine. Trois roues articulées autour d’un cœur commun, pivotables à volonté. Chaque segment, chaque sphère vous invite à construire un style, à tordre les règles, à imaginer des hybrides. Magie bleue, tir vert, tank rouge. Rien n’est figé. Tout se module. L’intention prévaut sur la tradition.
Les compétences suivent la même logique. Elles s’achètent en ville, se découvrent en jeu, s’équipent, s’améliorent. Chacune dispose de son propre système d’expérience, et débloque à mesure des points de personnalisation. Vous ne changez pas d’arme : vous changez de grammaire. Une attaque devient un piège, un sort se transforme en projectile, une défense s’inverse en contre-offensive. L’arsenal mute, le gameplay respire.
À cela s’ajoute une mécanique plus rare : la forme apocalyptique. Quatre entités colossales, symboles d’un pouvoir ancien, que vous incarnez temporairement une fois la jauge remplie. Dans cet état, le héros transcende la mêlée. Il écrase, désintègre, régénère. Un deus ex machina contrôlé, précieux, jouissif, à déclencher au bon moment.
La liberté est totale. Mais elle n’est jamais gratuite. Derrière cette souplesse se cache une exigence : comprendre les synergies, ajuster les choix, composer en fonction du loot, s’adapter aux contraintes. Wolcen impose une lecture constante du terrain, de l’équipement, des effets. Il ne récompense pas la routine. Il exige l’improvisation.
Et malgré cette densité, le plaisir surgit dès les premières minutes. Pas de palier d’ennui, pas de tutoriel abscons. Le jeu prend la main, puis s’efface. Il laisse place au rythme, à la violence, à la danse.
Armures d’ébène, silences d’acier
Wolcen: Lords of Mayhem impose d’emblée une esthétique. Non pas par l’abondance d’effets, mais par une direction artistique qui assume ses racines : Warhammer, Dark Souls, Diablo III. Des temples éventrés, des armures comme des cathédrales ambulantes, des démons taillés dans le plomb. Chaque planche d’équipement semble sortir d’un codex de guerre. Chaque architecture évoque un passé trop grand pour être contenu. L’univers respire l’oppression, la grandeur décadente, l’épique pétrifié.
La mise en scène suit. Les sorts illuminent les salles d’un éclat brutal. Les animations de transformation, notamment en forme apocalyptique, marquent les affrontements d’une signature visuelle puissante. On assiste à des duels baroques où le sang devient lumière, où les armées s’effondrent sous des explosions de particules maîtrisées. L’ensemble conserve une lisibilité précieuse, malgré l’ampleur des combats.
Mais tout n’est pas ciselé. Certains effets graphiques souffrent sur console : clippings, textures qui bavent, armes qui traversent les visages en pleine cinématique. Des anomalies de surface, mais qui fissurent la cohérence visuelle. On rit parfois, on soupire souvent. Ce ne sont pas des défauts de conception, mais des cicatrices de portage.
Côté sonore, le constat oscille. La bande originale existe, accompagne, souligne. Quelques thèmes — sombres, métalliques, incantatoires — tiennent tête aux tempêtes. Mais aucun ne s’impose vraiment. Le mixage reste sage. La musique accompagne l’action sans jamais la transcender.
Le vrai manque est ailleurs. Aucun doublage français, malgré l’origine niçoise du studio. Un silence brutal, surtout dans un jeu aussi verbeux. À cela s’ajoute un déséquilibre technique : sous-titres trop petits, mal intégrés, souvent illisibles sur console. Même après correctif, l’ergonomie demeure lacunaire. Lire devient un effort. Comprendre, une contrainte.
Le monde de Wolcen mérite un autre souffle. Il possède la matière, la densité, la forme. Mais il lui manque une voix.
Menus figés, bugs mouvants
Quatre années de développement n’auront pas suffi. Wolcen: Lords of Mayhem, dans sa version console, conserve les stigmates d’un portage précipité. Non dans son cœur — le gameplay reste intact — mais dans son enveloppe : tout ce qui entoure l’expérience s’alourdit, se fissure, résiste à la fluidité.
Les menus, d’abord. Pensés pour la souris, transposés sans adaptation, ils transforment chaque interaction en épreuve. La roue d’accès rapide répond mal, s’efface, revient, ouvre le mauvais onglet. Naviguer devient une lutte. L’inventaire s’encombre. Vendre des objets, manipuler l’équipement, gérer ses compétences : chaque action banale prend le temps d’un rite. Rien n’est intuitif. Tout est friction.
Le système de sauvegarde renforce cette sensation d’inertie. Interrompre une session en plein donjon vous renvoie sans ménagement à la ville. Aucun point de reprise, aucune flexibilité. L’expérience devient linéaire par contrainte, non par design. L’exploration appelle la patience. L’ennemi, c’est l’interruption.
Les bugs enfin. Certains sont légers, presque comiques : armes plantées dans le décor, postures absurdes, visages traversés d’acier pendant les scènes dramatiques. D’autres le sont moins. Soft locks, progression bloquée, nécessité de recommencer un donjon entier : autant d’accidents isolés mais marquants. Rien de systémique, mais suffisamment tenace pour briser l’élan.
Et pourtant, derrière cette carapace grince un moteur solide. Le jeu tourne. Il répond. Il encaisse les hordes, les particules, les transformations. Il propose un mode solo et un mode en ligne — distincts, cloisonnés, mais stables. Chacun exige son propre personnage, son propre parcours. Pas de transition entre les deux, mais une séparation nette, claire, assumée.
Wolcen sur console n’est pas brisé. Il est rugueux. Et derrière cette rugosité se cache une forme de cohérence : un jeu pensé pour le clavier, contraint de parler une autre langue sans avoir pris le temps de l’apprendre.
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