Boston n’a jamais été aussi silencieuse. Sous le vernis urbain de ses buildings assoupis, la Camarilla resserre les mâchoires d’un pouvoir qu’elle sent vaciller. Les mortels se bercent d’illusions, inconscients de ce qui s’agite dans l’ombre de leurs lampadaires, tandis que les anciens, eux, sentent gronder le souffle d’un orage ancien. Vampire: The Masquerade – Swansong vous entraîne dans cette fracture nocturne, là où les pactes de sang scellent plus que des serments : ils dictent la survie.
Développé par le studio lyonnais Big Bad Wolf, connu pour son audace narrative dans The Council, ce RPG narratif franchit un cap avec une proposition inédite : incarner non pas une victime de l’Étreinte fraîchement transformée, mais trois figures chevronnées de la société vampirique, chacune façonnée par des siècles d’intrigues, de pactes et de trahisons. Publié par Nacon, le titre a vu le jour initialement en 2022, mais c’est sur Nintendo Switch, avec une année supplémentaire de gestation, qu’il vient désormais mordre à nouveau.
Dans un univers déjà densément codifié, Swansong fait le choix de l’exigence. L’exigence d’un monde où chaque mot compte, où chaque regard soupèse vos silences, et où les mécaniques ludiques s’enracinent dans le système du Jeu de Rôle culte. Alors que le Code Rouge vient d’être activé à Boston, et que les piliers de l’ordre tremblent sous l’écho d’un attentat sanglant, la question n’est plus de savoir ce que vous êtes, mais jusqu’où vous êtes prêt à aller pour le rester.
Trois visages pour un empire de cendres
La nuit n’a pas besoin de héros. Dans Vampire: The Masquerade – Swansong, vous ne partez pas à la conquête d’un destin flamboyant, mais vous vous enfoncez dans les strates secrètes d’un pouvoir millénaire, tissé de règles ancestrales, de convenances séculaires et de silences mortels. Vous incarnez non pas un, mais trois piliers de la société vampirique, trois voix dissonantes au sein d’une Camarilla ébranlée par l’irruption soudaine du chaos. Le Code Rouge a été activé, une mesure d’urgence rarement enclenchée, et chaque instant pèse désormais comme un siècle.
Galeb, patriarche du clan Ventrue, se dresse tel un monument glacé de discipline et d’autorité. En tant que Main du Prince Hazel, il représente l’arme la plus affûtée de la hiérarchie vampirique : un instrument de contrôle, forgé dans la rigueur, dont le masque d’impassibilité dissimule une loyauté fracturée par les siècles. Sa présence impose, mais ce sont ses silences qui sculptent l’espace autour de lui.
Emem, l’incandescente Toréador, traverse la scène avec la grâce d’un souvenir que l’on tente en vain d’oublier. Égérie des salons et des lieux de pouvoir, elle refuse les chaînes de l’étiquette et manie la parole comme une dague empoisonnée. Son élégance n’est pas une armure, mais un cri. Une rébellion permanente contre les codes d’un monde figé dans sa propre décadence.
Leysha, enfin, se tient sur le fil de la raison, oscillant entre clarté et visions hallucinées. Malkavienne marquée par la paranoïa et l’amour maternel, elle ne lit pas les événements : elle les ressent. Chaque murmure du futur qu’elle perçoit agit comme une lame invisible, coupant les certitudes et révélant les fissures dans le marbre des convenances. À travers elle, le récit bascule dans l’intime, dans la confusion, dans une douleur douce-amère que seuls les anciens peuvent comprendre.
Mais c’est l’écriture globale de Swansong qui donne à cette fresque toute sa profondeur. Le récit refuse les raccourcis. Chaque personnage secondaire, chaque intermédiaire croisé dans une ruelle, dans un salon privé ou un laboratoire secret, semble animé d’un passé tissé avec un soin rare. Le jeu déploie une galerie de protagonistes dont les motivations ne sont jamais exposées, mais pressenties, dont les gestes trahissent un monde intérieur que le joueur doit apprendre à décoder. La narration avance par indices, par ruptures, par zones d’ombres qui ne demandent qu’à être fouillées.
Loin d’un récit balisé, Swansong tisse un réseau de ramifications où chaque choix altère subtilement l’équilibre des forces, sans céder au manichéisme. Il ne s’agit jamais de choisir entre le bien et le mal, mais entre deux compromis tout aussi tranchants. L’univers du Monde des Ténèbres, ici adapté avec un respect maniaque de ses codes, n’a rien d’un décor : c’est une entité vivante, omniprésente, presque hostile, qui observe les joueurs avec un œil froid.
Et c’est là l’essence même de cette expérience : incarner non pas des pions, mais des forces mouvantes dans une société rigide, des agents du changement dans une structure qui hait l’évolution. Le pouvoir, la mémoire, la filiation, la loyauté… tout s’entremêle dans un récit aux ramifications multiples, pensé pour être rejoué, fouillé, confronté à d’autres chemins, d’autres vérités. Car les vérités sont nombreuses, et chaque révélation ouvre sur une autre couche de dissimulation.
Le travail vocal achève de sculpter cette densité narrative. Les doublages anglais investissent chaque ligne avec une précision chirurgicale, mais les sous-titres, d’une petitesse rédhibitoire, brisent l’accessibilité du propos, en particulier en mode docké. Un détail lourd de conséquences pour une œuvre reposant autant sur la lecture attentive de chaque mot, chaque menace voilée, chaque entaille verbale dans les dialogues.
Le verbe comme lame, le silence comme poison
Il ne suffit pas d’explorer les arcanes du Monde des Ténèbres pour survivre à Swansong. Il faut les comprendre, les manipuler, et parfois s’y abandonner. Ici, les mécaniques ne sont pas des ornements : elles sont la structure même du pouvoir. À l’image du jeu de rôle papier dont il s’inspire avec ferveur, Vampire: The Masquerade – Swansong articule ses fondations autour de fiches de personnages complexes, de tests de compétences ciselés, et de joutes oratoires tendues comme des duels de sabre.
Le système repose sur une progression libre où chaque personnage dispose de son propre arbre de développement, structuré autour de disciplines vampiriques, de talents sociaux et de connaissances spécifiques. Ces choix ne modifient pas seulement vos chances de réussite lors des confrontations : ils façonnent votre manière d’approcher les scènes, de sonder un suspect, de décrypter un lieu ou de contourner un verrou symbolique ou matériel. L’architecture du gameplay se construit sur la précision, non sur la force.
Les affrontements, eux, se déroulent dans les mots. Pas de sabres enflammés, pas de kalachnikov dissimulée dans un manteau gothique. Swansong place le verbe au cœur de ses mécaniques : chaque dialogue est un terrain miné, chaque réplique peut sceller une fin ou ouvrir une voie dissimulée. Vos jauges de volonté et de faim définissent la marge de manœuvre : faut-il insister, séduire, intimider, ou se taire pour mieux observer ? Une erreur, et la conversation s’écroule. Une hésitation, et l’information convoitée s’évanouit.
Le système reprend avec une fidélité notable la logique de la troisième édition du jeu de rôle : les points sont matérialisés par des cercles à remplir, les disciplines se déclinent en ramifications familières aux initiés, et les jets de dés sont remplacés par des confrontations numériques appuyées sur vos statistiques, vos traits, et parfois, votre sang. Chaque clan incarne une approche spécifique : Galeb domine par son autorité, Emem par son éclat et sa mobilité, Leysha par ses pouvoirs de dissimulation et de divination. L’expérience se fragmente donc en trois façons d’interpréter le même monde, offrant des perspectives complémentaires, parfois contradictoires, toujours imbriquées.
La rejouabilité s’enracine dans cette conception : une scène peut se résoudre de dix façons différentes selon les aptitudes choisies, les objets collectés, les dialogues engagés, les informations glanées dans une pièce à moitié éclairée. Le jeu ne distribue pas de récompenses faciles. Il exige de connaître vos personnages, de comprendre les ramifications de vos choix, et de les assumer sans retour possible.
À mesure que l’aventure progresse, les embranchements se complexifient, les scènes s’élargissent, les solutions se démultiplient. Ce n’est pas une illusion de choix : c’est une stratification narrative tangible, où chaque décision altère les équilibres. Il est possible de rater un pan entier de l’intrigue, de voir disparaître des éléments décisifs parce qu’un test a échoué, parce qu’une question n’a pas été posée, parce que la soif a dominé la raison.
Et dans cet édifice, la notion de sang devient centrale. Les points de faim, gérés comme une ressource précieuse, doivent être restaurés au contact d’humains isolés, accessibles uniquement dans des scènes préparées. Chaque morsure est un risque, chaque repas une fracture dans le voile de la Mascarade. La gestion de cette mécanique ajoute une tension constante, un équilibre précaire entre le prédateur et la créature politique.
Mais le portage Switch, hélas, perturbe cette alchimie. Les temps de chargement rallongés, les baisses de framerate, les graphismes réduits à leur plus simple expression impactent directement la lisibilité des environnements et l’intelligibilité spatiale de scènes pourtant cruciales pour la compréhension et la déduction. Certains objets deviennent difficiles à discerner, les effets de caméra hésitent, et le rythme en pâtit.
Malgré cela, la densité des mécaniques reste intacte. Aucun système n’a été sacrifié : les compétences sont là, les embranchements fonctionnent, les dialogues conservent leur impact. Pour les joueurs prêts à accepter une interface affaiblie et une fluidité compromise, l’essence du gameplay résiste.
L’élégance du sang, l’esthétique du secret
Dans Vampire: The Masquerade – Swansong, le visuel n’a rien de décoratif. Il agit comme un révélateur : chaque scène est un miroir tendu à la société vampirique, où les ors discrets, les teintes ocres, les appartements luxueux ou les salles de réunion glaciales décrivent des siècles de pouvoir feutré, de rituels codifiés, de violences sourdes. L’esthétique de l’œuvre puise dans une forme de réalisme stylisé, où les éclairages ciselés et les contrastes marqués soulignent l’ambivalence permanente de l’univers : à mi-chemin entre le monde contemporain et la tradition gothique, entre la sophistication et la menace.
Les environnements, bien que limités dans leur envergure, imposent une cohérence visuelle et architecturale indéniable. Chaque lieu possède son identité propre : loft ultra-moderne pour Emem, souterrains oppressants pour Leysha, bureaux baroques pour Galeb. La diversité n’est pas une question d’échelle, mais de regard. C’est par la composition des cadres, par l’organisation des espaces, par la lumière tamisée d’un néon ou l’élégance d’un mobilier que le jeu tisse son ambiance. Une ambiance à la fois feutrée et menaçante, où le silence est toujours plus chargé que les cris.
Le character design, lui, privilégie la lisibilité des silhouettes et l’expressivité des visages. Les héros conservent une présence forte, identifiable d’un seul coup d’œil. Emem, muse flamboyante à la démarche affûtée, capte la lumière dans chaque plan. Galeb projette une autorité minérale, un bloc de pouvoir qui ne vacille pas. Leysha, avec ses yeux fuyants et ses gestes tremblés, incarne la fragilité sous tension. Chacun imprime l’écran d’une densité visuelle pensée pour prolonger sa psyché.
Mais sur Switch, cette ambition plastique souffre. Les textures sont simplifiées, les éclairages perdent en finesse, et certains modèles 3D s’approchent dangereusement du flou. L’aliasing ronge les angles, les visages s’émoussent, et l’élégance des décors s’étiole sur grand écran. Les coupes sont nombreuses, visibles, assumées parfois, mais jamais sans conséquence. Ce n’est pas un simple downgrade visuel : c’est une perte d’atmosphère, une érosion des détails qui constituent pourtant l’ossature du jeu.
La bande-son, en revanche, traverse les limitations techniques sans faiblir. Elle épouse chaque moment, chaque tension, chaque soupir. Les nappes sonores glissent sous les dialogues, les compositions orchestrales soutiennent la dramaturgie avec retenue, et les montées de cordes soulignent les ruptures narratives avec une élégance rare. La musique ne domine jamais. Elle murmure, elle ponctue, elle amplifie.
Les doublages anglais sont portés par une direction d’acteurs particulièrement soignée. Les voix ne récitent pas : elles habitent. Emem séduit, Galeb tranche, Leysha frissonne. Et au fil des échanges, chaque NPC vient renforcer cette impression de densité humaine, même dans un monde dénué de chaleur. Mais cette qualité vocale se heurte, à nouveau, à un défaut de lisibilité : les sous-titres minuscules, en mode docké, brisent l’accessibilité du texte et desservent la précision d’une écriture pourtant capitale.
Les cicatrices d’un portage, la mémoire d’un chef-d’œuvre
Porter un RPG narratif aussi dense et minutieusement écrit que Vampire: The Masquerade – Swansong sur Nintendo Switch relève du pari technique périlleux. Le studio Big Bad Wolf, épaulé par Nacon, a pris le temps d’un cycle complet supplémentaire pour ajuster cette adaptation. Pourtant, malgré l’attention portée à la conversion, le résultat ne parvient pas à maintenir l’équilibre délicat entre ambition narrative et exigences techniques.
Dès l’allumage, l’expérience trahit une souffrance structurelle. Les premiers écrans d’introduction s’affichent avec des ralentissements notables, les logos peinent à s’animer sans saccades, et l’apparition d’un écran noir prolongé jette immédiatement le doute sur la stabilité du jeu. Ces signes avant-coureurs ne sont pas anecdotiques : ils annoncent une dégradation systémique de l’ensemble.
Une fois le gameplay enclenché, la fluidité s’améliore, mais le prix à payer est élevé. Les environnements perdent en définition, les textures deviennent ternes, les effets de lumière disparaissent, et les animations souffrent d’une rigidité nouvelle. Le clipping devient récurrent, l’aliasing contourne tous les personnages secondaires, et les scènes autrefois chargées de tension visuelle se retrouvent aplaties par un moteur vidé de ses nuances.
Les héros, mieux traités, conservent une certaine prestance. Mais l’architecture globale, le mobilier, les accessoires narratifs, tout ce qui tisse normalement la densité d’un monde semble avoir été arasé pour rentrer dans les limites de la machine. Les temps de chargement s’étendent, la navigation dans les menus devient hésitante, et l’ensemble perd en réactivité ce qu’il essaie de sauver en stabilité.
Le jeu reste toutefois jouable en mode portable, où l’écran réduit atténue certains défauts d’affichage. C’est dans cette configuration que Swansong retrouve une forme de lisibilité, malgré la persistance des faiblesses techniques. Aucun crash critique n’est à déplorer, et le contenu narratif reste parfaitement intact. Tous les embranchements, les scènes, les choix et les dialogues sont présents, inchangés, accessibles. Mais la sensation d’immersion, fondement même du titre, se trouve continuellement grignotée.
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