Il y a dans l’ADN de certains jeux indépendants une forme d’instinct primaire. Une volonté farouche d’aller droit au cœur de la sensation, en contournant les dogmes, les conventions, les attentes. Trepang² fait partie de cette lignée rare. Développé par le studio canadien Trepang Studios, fondé par Wilson Chung, ce projet débute comme un simple exercice de style sur Unreal Engine 4, avant de muter en une œuvre viscérale, impure, expérimentale — et redoutablement efficace.
Sorti le 2 octobre 2023 sur Xbox Series, Trepang² est le fruit d’un parcours atypique, d’abord prototype acclamé, puis démo culte, enfin jeu complet conçu par une équipe de quatre personnes déterminées à faire honneur à un héritage oublié : celui de F.E.A.R., de Black, de la génération des FPS à impact, brutaux, tactiles, opaques, où l’on traverse les murs comme on traverse ses souvenirs — à coups de shotgun et de bullet-time.
Le jeu ne promet pas une histoire. Il promet une déflagration. Et derrière ses cinématiques déroutantes et ses couloirs noyés de sang, il pose une seule question, martelée à chaque mission : que reste-t-il à un homme privé de tout, sauf de sa violence ?
Fragments d’identité, couloirs de sang et mémoire recomposée
Le récit de Trepang² n’est pas un fil conducteur. C’est un tissu déchiré. Une série de bribes, de flashs, de lignes de texte sur fond noir. Vous incarnez le Sujet 106, un soldat amnésique, libéré d’un centre de haute sécurité par une faction inconnue, dans un monde où les organisations militaires privées, les expériences interdites et les créatures monstrueuses coexistent sans que personne ne prenne la peine de vous expliquer pourquoi.
Dès les premières minutes, le jeu vous assène des images cryptiques : explosions atomiques figées, tortures hallucinées, visions d’horreur sans origine ni finalité. Cette obscurité n’est pas seulement une question de style. Elle structure l’expérience. L’histoire se déploie à travers des terminaux, des drones de récupération mémorielle, des rapports lacunaires… autant de fragments qui donnent l’illusion d’une narration, sans jamais former un récit cohérent.
Le centre de commandement de la FO27, qui sert de hub, illustre cette approche. On y échange quelques mots avec des silhouettes anonymes, on y customise son équipement, on y sélectionne ses missions — mais aucune séquence ne cherche à construire une dramaturgie. Le jeu ne développe ni arcs narratifs ni psychologie. Il juxtapose des intentions, laisse entendre un passé, évoque des factions, mais ne s’attarde jamais. Le Sujet 106 reste un pur vecteur d’action, un avatar dépouillé de tout contexte émotionnel. Son identité est réduite à ses capacités — courir, tuer, se rendre invisible — et le récit s’efface derrière cette logique.
Même les ennemis suivent cette dynamique. Tantôt militaires d’élite, tantôt créatures difformes surgies de cauchemars anatomiques, ils se succèdent sans logique, souvent dans la même mission. Les transitions sont brutales, les environnements changent d’un instant à l’autre — dédales industriels, laboratoires, entrailles biologiques — sans cohérence apparente. L’effet est déroutant, parfois absurde, souvent fascinant. Le jeu semble s’en moquer. Il privilégie le rythme, le choc, le contraste.
Ce choix de mise à distance volontaire, s’il peut frustrer, permet aussi au joueur de projeter ses propres interprétations. Trepang² ne raconte pas une histoire : il ouvre un espace. Un espace mental, psychotique, où l’on avance sans comprendre, mais où chaque recoin semble imprégné de malaise. Ce n’est pas du storytelling. C’est de la suggestion.
Et dans ce chaos narratif volontairement déconstruit, une certitude demeure : Trepang² ne cherche pas à vous attacher à un monde. Il cherche à vous y perdre. Il ne vous propose pas une quête. Il vous lâche dans un labyrinthe, fusil à la main, souvenirs arrachés, rage intacte.
Glissades létales, rafales tactiles et chaos en clair-obscur
F.E.A.R. n’est jamais cité. Mais Trepang² en est le fils direct. Tout ici rappelle le FPS tactique des années 2000, cette époque où la violence s’inscrivait dans le détail du mouvement, dans le poids des armes, dans la rythmique presque chorégraphique de l’affrontement. Pourtant, Trepang Studios ne se contente pas d’un hommage : il hybride, il greffe, il modernise. Le résultat est un système de jeu nerveux, précis, dense — et d’une efficacité redoutable.
Le cœur du gameplay repose sur la mobilité. Vous êtes un projectile. Un soldat sans nom, mais pas sans gestes : glissades à travers les lignes ennemies, sauts assistés, esquives dans les ombres, ralentis millimétrés. Le bullet-time, accessible à volonté via la gâchette, devient un prolongement naturel de la visée. Vous pénétrez dans une salle, activez la focalisation, glissez sous une pluie de balles, enchaînez les headshots, ressortez sans un souffle. Le tout en une poignée de secondes, dans une fluidité sidérante.
Le corps devient l’outil central du jeu. Vous saisissez les ennemis par surprise, les utilisez comme boucliers humains, les projetez sur leurs alliés, déclenchez des grenades collées à leurs gilets. Vous ne vous contentez pas de tirer : vous manipulez l’espace, vous dominez l’angle. Le bouton X déclenche des prises contextuelles, RB active l’invisibilité temporaire, B sert de déclencheur à des glissades offensives. L’ensemble se manie avec une aisance surprenante, tant l’ergonomie a été peaufinée. On entre dans Trepang² comme dans un gant de kevlar.
La jauge d’endurance, utilisée pour les sprints, se recharge partiellement à chaque mise à mort. Cela crée un tempo dynamique, où l’agressivité est récompensée, et la passivité sanctionnée. Vous devez avancer, frapper, reprendre haleine au contact du danger. Le jeu incite à l’attaque, mais punit l’imprécision.
Les niveaux, construits comme des couloirs stratégiques, favorisent cette approche. Chaque zone propose plusieurs points d’entrée, des lignes de mire croisées, des couverts destructibles. L’intelligence artificielle, sans être révolutionnaire, suffit à maintenir la pression : les ennemis vous encerclent, vous délogent, se repositionnent. Ajoutez à cela des boss (ou “cibles prioritaires”) en difficulté supérieure, et vous obtenez un véritable laboratoire du combat rapproché.
La personnalisation des armes ajoute une couche tactique bienvenue. Sur des stations disséminées entre les missions ou dans le hub central, vous pouvez modifier vos fusils : canon, silencieux, viseur, poignée. Ce système, simple mais complet, permet d’adapter votre arsenal aux situations — avant de l’abandonner aussitôt en mission si l’opportunité d’une meilleure arme surgit. Rien n’est figé. Vous êtes en mouvement, et votre équipement aussi.
Ce mélange de classicisme assumé et de modernité discrète crée une sensation rare : celle de jouer un FPS conçu pour être joué. Pas pour être regardé, pas pour être vendu sur des screenshots. Mais pour être ressenti manette en main, dans la chair, dans le muscle. Et c’est précisément là, dans cet équilibre entre intensité, lisibilité et agilité, que Trepang² s’impose comme l’un des jeux d’action les plus maîtrisés de sa catégorie.
Esthétique d’impact, textures crues et saturation sonore maîtrisée
Trepang² ne cherche jamais à impressionner par son rendu technique. Il s’impose, au contraire, par une direction artistique brutalement fonctionnelle, où chaque texture, chaque éclairage, chaque saturation contribue à renforcer le sentiment d’oppression et d’hostilité. Le jeu s’ancre dans une esthétique industrielle, froide, souvent délabrée, où le métal suinte, où le béton saigne, où la lumière est une menace autant qu’un repère.
Les environnements, volontairement cloisonnés, enchaînent laboratoires stériles, bunkers souterrains, temples occultes, couloirs viscéraux. Ce ne sont pas des lieux vivants : ce sont des décors d’exécution. Leur but n’est pas de créer une illusion de monde, mais de servir le rythme, la verticalité, les lignes de fuite. Chaque arène est un théâtre conçu pour l’affrontement — et cela se voit. Leur cohérence diégétique est secondaire. Leur efficacité ludique, absolue.
Le moteur utilisé, bien que modeste face aux standards AAA, affiche une solidité remarquable. Les effets de particules, les jeux de lumière dynamique, les déformations liées au bullet-time sont parfaitement lisibles. Le sang éclabousse les murs avec une constance chirurgicale. Les impacts de balles, les éclats, les silhouettes qui volent sous les coups renforcent la sensation de force à chaque action. Le feedback visuel est immédiat, brutal, viscéral.
Les animations, quant à elles, privilégient la clarté à la finesse. Les mouvements de glissade, de projection, de saisie, de tir sont exécutés avec une précision rythmique irréprochable. Ils ne sont pas réalistes : ils sont efficaces. Et c’est exactement ce que requiert une expérience où la fluidité prime sur la lourdeur du détail.
La bande-son, elle, joue la même carte. Plutôt que de s’imposer, elle soutient. Les compositions oscillent entre nappes synthétiques anxiogènes et montées industrielles agressives, accompagnant chaque mission d’une tension discrète mais constante. Le vrai protagoniste sonore, ici, c’est le bruit. Le claquement sec des armes, le grondement des fusils à pompe, le chuintement du camouflage actif, le hurlement métallique des créatures. Chaque son est net, percutant, saturé juste ce qu’il faut. On ne distingue pas toujours les dialogues, mais ce n’est pas un bug : c’est une logique de mixage volontairement écrasante. Ce jeu parle avec ses armes.
Aucune ligne de dialogue n’est mémorable, mais toutes sonnent juste. Les interjections des ennemis, les ordres donnés, les cris en combat contribuent à cette cacophonie contrôlée où l’on entend plus qu’on n’écoute. Le choix d’une police minuscule pour les sous-titres console demeure discutable, mais il reste anecdotique dans un jeu où le texte est une option, jamais une nécessité.
Trepang² se vit comme un pur objet sensoriel. Chaque visuel, chaque effet, chaque son est calibré pour une seule chose : l’impact. Et c’est dans cette brutalité graphique assumée, dans cette sécheresse sonore méthodique, que le jeu impose sa signature la plus marquante.
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