Né en 2016 des ambitions calmes du studio indépendant Event Horizon, Tower of Time représente leur toute première incursion dans le monde du jeu vidéo. Publié par Digerati, le titre a d’abord trouvé un écho favorable sur Steam, avant de faire le saut sur Nintendo Switch le 25 juin 2020, dans un portage qui s’inscrit dans une période encore avare en C-RPG de qualité sur console portable.
L’idée fondatrice est séduisante : une tour inversée, mystérieuse, enfouie sous la terre, dans laquelle le joueur incarne des soldats d’élite au service d’un roi absent, plutôt qu’un élu prophétique. Un parti pris narratif intrigant, associé à des mécaniques hybrides, mi-tactiques mi-temps réel, et une ambition technique marquée, surtout pour un premier projet.
Mais dans cette verticalité labyrinthique et ce foisonnement d’intentions, le jeu parvient-il à équilibrer sa promesse avec ses moyens, ou glisse-t-il sous le poids de son ambition ? Que révèle vraiment cette tour enfouie, au-delà de ses promesses scénaristiques et de ses interfaces cryptiques ?
Les échos d’un trône oublié
Tower of Time inscrit son récit dans un univers de fantasy inversée, où les conventions narratives se renversent dès l’introduction. Le joueur n’incarne pas un héros élu, mais des soldats d’élite mandatés par un souverain silencieux, chargé de percer les secrets d’une tour mystérieuse, découverte jadis par un enfant devenu roi. Une construction narrative atypique, qui place les personnages jouables en marge du pouvoir, et fait de leur destin une simple extension d’une volonté supérieure.
Cette mise en scène initiale, volontairement désincarnée, permet au jeu de se libérer des codes habituels du C-RPG, où le joueur fusionne avec son avatar. Ici, vous suivez des figures secondaires – un guerrier et une archère – dont l’histoire personnelle demeure en retrait, au profit d’une progression encadrée par des ordres lointains et un mystère central. Le choix de ce point de vue offre une distanciation froide mais intrigante, et permet d’envisager des arcs narratifs plus tragiques, sans la garantie de survie ou de glorification.
Mais si l’idée est forte, son exécution reste timide. Les dialogues sont peu nombreux, les choix narratifs réduits, et les personnages, bien que différenciés par leurs rôles en combat, manquent d’identité propre. Leur personnalité ne transparaît que par bribes, souvent à travers les descriptions textuelles ou les commentaires contextuels. Il n’en découle ni attachement profond, ni empathie durable.
L’univers, en revanche, s’affirme avec davantage de cohérence. La tour, en tant que lieu unique mais aux biomes multiples, sert à la fois de décor, de fil rouge et de dispositif symbolique. Chaque étage révèle une nouvelle facette du monde, de ses mythes oubliés, de ses forces en ruines. Ce découpage vertical donne au récit une progression limpide, chaque palier marquant un tournant visuel, scénaristique ou ludique.
Le jeu conserve ainsi une tension permanente entre narration et fonction, entre ce qu’il tente de raconter et ce qu’il choisit de laisser dans l’ombre. La mort potentielle des personnages, la solitude du roi, la nature cyclique de la tour : autant de thèmes évoqués, jamais imposés. Cette discrétion narrative, bien que frustrante pour ceux qui attendent des dialogues fournis ou des retournements marquants, contribue à une ambiance feutrée, où le monde semble s’éroder sous vos pas.
Tower of Time propose une narration silencieuse, structurée par l’espace, plus que par les mots. Elle fonctionne davantage comme un décor mental que comme un moteur dramatique. Une mise à distance volontaire, qui trouve sa force dans son originalité, mais qui limite aussi l’investissement émotionnel du joueur dans le sort de ceux qu’il dirige.
Le vertige du système en apesanteur
Sous ses dehors classiques de C-RPG, Tower of Time déploie une architecture mécanique aussi audacieuse que déséquilibrée, en s’appuyant sur une hybridation atypique entre exploration isométrique, combats en temps réel contrôlé et micro-gestion stratégique. Ce n’est pas tant un système qu’un laboratoire, où Event Horizon tente de conjuguer des influences variées dans un moule inédit.
Le cœur de l’expérience repose sur l’exploration d’une tour segmentée, dont chaque niveau se présente comme un biome fermé, riche en coffres, en pièges, en secrets et en points d’intérêt. À la manière des Baldur’s Gate, le joueur déplace ses deux personnages en temps réel, active des leviers, résout des énigmes simples et déclenche des événements. Mais dès qu’un ennemi est rencontré, l’ensemble bascule dans une arène séparée, isolée du reste du monde, avec ses propres règles.
C’est là que Tower of Time s’éloigne de toute convention. Les combats s’y déroulent en temps réel, avec pause partielle, dans un espace réduit où chaque personnage doit être positionné manuellement, viser dans un cône ou une ligne, et utiliser ses compétences dans un timing exigeant. Pour éviter l’asphyxie, les développeurs ont choisi de ralentir les ennemis, donnant au joueur l’illusion d’un temps étiré. Ce choix offre une marge de manœuvre, mais confère aux affrontements une lenteur contre-nature, où chaque combat semble étiré au-delà du raisonnable.
Les ennemis, souvent nombreux et résistants, incarnent des sacs à points de vie, renforçant encore cette impression de stagnation. Le placement devient vite essentiel : les compétences nécessitent un angle libre, les attaques de zone doivent être anticipées, les héros peuvent tomber en quelques secondes s’ils sont mal exposés. La tension repose donc moins sur la difficulté tactique que sur la discipline d’exécution, et demande une vigilance constante sur la trajectoire, la portée et le tempo.
Le jeu propose une progression classique, avec montée de niveaux, attribution de points de compétence, amélioration d’équipement. Mais les arbres de talents sont relativement fermés, les choix se ressemblent d’un héros à l’autre, et les objets trouvés dans la tour n’introduisent que peu de variations notables. L’équipement sert avant tout à maintenir l’équilibre, plus qu’à stimuler l’expérimentation.
Le level design, bien que varié dans ses environnements, suit une logique linéaire, avec peu de liberté de mouvement ou de surprises spatiales. Chaque étage se boucle après exploration et nettoyage, avant de déboucher sur le suivant. Cette structure verticale fonctionne comme un escalier narratif, mais limite la sensation de monde vivant, l’ensemble ressemblant davantage à un puzzle mécanique qu’à une aventure ouverte.
Enfin, la version Switch révèle des failles d’adaptation majeures. Les menus, conçus pour la souris, deviennent peu maniables à la manette. Les actions simples – déplacer un personnage, activer une compétence – demandent plusieurs manipulations, avec des erreurs fréquentes de ciblage, surtout en plein combat. Cette lourdeur technique bride l’expression stratégique, et transforme certains affrontements en épreuves d’endurance plus que de réflexion.
Un bel effort piégé dans ses angles
Visuellement, Tower of Time affiche une ambition évidente, servie par une direction artistique oscillant entre le sublime et l’étrange. Le choix d’un univers cloisonné – une tour inversée à explorer étage après étage – permet aux développeurs de multiplier les biomes, et d’offrir une réelle variété visuelle au fil de la progression. Chaque palier dévoile une nouvelle esthétique, un climat distinct, une texture différente. Ce parti pris structure la narration environnementale autant qu’il renouvelle l’attrait de l’exploration.
Sur Nintendo Switch, ce potentiel graphique parvient partiellement à s’exprimer. Certains panoramas sont réellement impressionnants, avec des effets de lumière bien gérés, des détails soignés sur les architectures ou les interfaces magiques. À plusieurs reprises, le jeu parvient à évoquer une atmosphère de ruine majestueuse ou de sanctuaire oublié, grâce à des compositions visuelles efficaces, même sur un petit écran.
Mais cette réussite est fréquemment parasitée par des limites techniques notables. Les textures manquent de finesse, les ombres clignotent selon l’angle de la caméra, et l’aliasing devient criant en mode docké. L’optimisation graphique semble inégale : certaines zones paraissent nettes et équilibrées, tandis que d’autres versent dans le flou ou l’inachevé, comme si les ressources allouées à chaque étage variaient drastiquement. Cette discontinuité visuelle nuit à la cohérence globale, et renforce la sensation d’un jeu tiraillé entre ambition et contrainte.
La caméra isométrique, pivot central de l’expérience, s’avère capricieuse. Sa gestion automatique propose parfois des angles flatteurs, mais n’offre que peu de liberté, et rend difficile l’anticipation dans les zones à relief. Certains effets de perspective écrasent les personnages, masquent les objets interactifs ou rendent l’analyse stratégique confuse lors des combats. Le jeu peine à trouver un équilibre entre esthétique panoramique et lisibilité tactique.
Côté sonore, Tower of Time adopte une approche discrète mais efficace. La bande originale, majoritairement atmosphérique, accompagne l’exploration sans jamais s’imposer. Des nappes de cordes, des chœurs éthérés, quelques percussions légères : l’ensemble soutient l’ambiance sans verser dans la grandiloquence. Chaque biome possède sa propre identité sonore, renforçant l’immersion dans la verticalité de la tour.
Les effets sonores sont fonctionnels mais discrets. Portes qui s’ouvrent, mécanismes anciens, impacts d’armes… tout est présent, mais aucun effet n’est particulièrement marquant. Le mixage reste équilibré, et permet de jouer sans gêne prolongée, même en mode portable.
Enfin, aucun doublage n’est proposé pour les dialogues in-game, mais des segments narratifs sont racontés en voix off, avec un ton posé, qui soutient le rythme lent et contemplatif du jeu. Une sobriété assumée, qui correspond à la tonalité générale de l’univers.
Des mécaniques bien huilées dans un moteur rouillé
Tower of Time propose une aventure strictement solo, sans aucune composante multijoueur ni intégration communautaire. Le titre mise entièrement sur une expérience introspective et linéaire, structurée autour de l’exploration méthodique d’un lieu clos. Cette orientation claire permet de concentrer les ressources sur le contenu principal, mais limite aussi la rejouabilité, en l’absence de choix narratifs impactants ou d’embranchements multiples.
Sur Nintendo Switch, c’est avant tout la maniabilité qui façonne l’expérience – ou la contraint. Porté depuis le PC sans refonte profonde de ses interfaces, le jeu s’appuie sur des menus denses, conçus à l’origine pour la précision de la souris. Résultat : chaque action demande une succession d’opérations fastidieuses, qu’il s’agisse de sélectionner une compétence en combat, d’équiper un objet, ou simplement de naviguer dans l’inventaire. Les icônes sont petites, les zones de sélection peu intuitives, et les confirmations parfois mal localisées.
La complexité atteint son paroxysme lors des affrontements. Chaque capacité nécessite un placement précis, un angle de tir clair, et une confirmation rapide. À la manette, cette logique se heurte à une réactivité limitée, et rend les erreurs fréquentes, surtout dans l’urgence. Ce manque d’ergonomie devient un obstacle récurrent, qui transforme certaines séquences en épreuves de patience, plus qu’en défis tactiques.
Aucune option d’accessibilité n’est proposée. Ni réglage de police, ni aide à la navigation, ni simplification des menus : le jeu s’adresse clairement à un public rodé aux interfaces complexes et aux mécaniques stratégiques. L’absence d’options de confort pourrait freiner les profils néophytes ou les joueurs recherchant une entrée plus souple dans le genre.
En matière de contenu, Tower of Time ne propose aucun DLC, ni extension narrative. Le jeu est complet dès sa version de base, avec une durée de vie oscillant entre 25 et 35 heures selon la difficulté choisie et le degré d’exploration. Les sauvegardes manuelles sont possibles à tout moment, renforçant la liberté de gestion du rythme de progression.
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