Le STR a connu mille déclinaisons, mille âges d’or et autant de crépuscules. Mais rares sont ceux qui osent conjuguer les mécanismes du temps réel avec une narration qui ne se contente pas d’exister — qui s’impose. The Valiant, développé par le studio hongrois Kite Games, est de ceux-là. Débarqué sur Xbox Series en juillet 2023, après une première vie sur PC, ce jeu de stratégie médiévale ne se contente pas de revendiquer une jouabilité hybride entre Warcraft III et Kingdom Under Fire. Il entend livrer un récit ciselé, porté par des personnages d’une densité rare, et s’appuyer sur des mécaniques exigeantes, loin du confort contemporain.
C’est aussi un jeu de croisade, dans tous les sens du terme. Une quête d’honneur, de rédemption, de pouvoir — mais aussi une bataille contre ses propres limites, celles d’un genre que l’on n’attendait plus vraiment sur console. Car derrière ses intentions louables, The Valiant cache une conception qui ne fait pas de cadeaux : exigeante, maladroite parfois, brillante souvent, mais toujours tendue entre la grandeur de ses ambitions et l’austérité de ses fondations.
Peut-on encore rêver de stratégie exigeante, de récit historique romanesque et de batailles d’acier sur console, sans céder aux compromis ? The Valiant a choisi son camp.
Une croisade brisée par l’amitié
L’histoire de The Valiant n’est pas une toile de fond. C’est un moteur. Un brasier. Un fardeau. Dès ses premières minutes, le jeu impose une narration dense, dramatique, profondément ancrée dans les obsessions du Moyen Âge chrétien. Vous incarnez Theoderich, ancien templier, brisé par les campagnes d’Orient, retiré du monde après avoir assisté à la dérive fanatique de son ami et frère d’armes Ulrich.
Au cœur de ce drame : le Bâton d’Aaron, artefact biblique aux pouvoirs surnaturels, scindé en fragments et convoité par tous ceux que la guerre a rendus fous. Cette relique maudite, supposée avoir guidé Moïse lui-même, devient ici le symbole d’une quête de pouvoir dévoyée — un miroir des croisés eux-mêmes, persuadés d’agir au nom du sacré tout en sombrant dans l’abject.
Le récit s’ouvre en 1204, lors du siège d’Antioche. Les deux hommes découvrent la relique. L’un recule. L’autre bascule. La fracture est immédiate, irréconciliable. Onze ans plus tard, Ulrich rassemble les fragments et poursuit sa croisade personnelle, tandis que Theoderich, retiré dans ses terres germaniques, se voit contraint de reprendre les armes pour l’arrêter. Ce qui suit est un voyage initiatique, brutal, marqué par les ruines, les trahisons, les blessures anciennes qui ne cicatrisent jamais.
La qualité de l’écriture frappe immédiatement. Chaque personnage — allié ou antagoniste — possède un passé, un dialecte, une posture morale qui dépasse les archétypes. Le jeu réussit l’exploit rare de mêler des figures historiques à des créations originales sans que jamais l’équilibre ne chancelle. L’ensemble fonctionne, se répond, s’enrichit mutuellement.
Chaque mission sert le récit. Chaque rencontre ajoute une strate. Les dialogues, doublés avec soin, révèlent des tensions sourdes, des idéaux contradictoires, des choix de vie où la foi, la loyauté et la rédemption s’entrelacent. Et The Valiant ne recule jamais devant la noirceur. Il explore le fanatisme, la fatigue de la guerre, la complexité des liens brisés par les croisades.
La mise en scène, entre cinématiques dessinées à la main et journal de campagne narratif, sait prendre le temps, sans ralentir le rythme. L’immersion est renforcée par un parti pris linguistique fort : les personnages parlent dans leur langue natale. L’allemand, l’arabe, le latin résonnent à l’oreille comme des lames affûtées. Une précision historique rare dans un STR, et un choix artistique qui renforce la crédibilité du propos.
Il faut toutefois regretter un affichage des sous-titres peu lisible sur console : police minuscule, couleur blanche sur fond noir, positionnement bas peu ergonomique pour un joueur installé à distance. Un défaut qui n’entrave pas la qualité de l’écriture, mais qui nuit à son accessibilité.
En seulement quelques chapitres, The Valiant transforme une aventure militaire en fresque tragique, où la foi se heurte à l’orgueil, où l’histoire se rejoue dans le sang des traîtres et des frères. Et dans un genre où la narration est souvent reléguée au second plan, cette intensité dramatique marque un tournant.
Un art de la guerre entre stratégie et escarmouche
The Valiant n’imite pas. Il compose. Là où la majorité des STR modernes tentent de séduire par la démesure, le jeu de Kite Games choisit la rigueur, l’échelle humaine, la tactique appliquée. Oubliez la gestion de base, les essaims d’unités anonymes, les productions à la chaîne. Ici, chaque soldat compte. Chaque escouade est une extension directe de vos héros. Et chaque combat est un enjeu narratif.
Le système repose sur une structure hybride, quelque part entre Warcraft III et Kingdom Under Fire. À chaque mission, vous constituez votre groupe : Theoderich, héros principal, est toujours présent, accompagné de compagnons que vous choisissez — ou qui vous sont imposés pour des raisons scénaristiques. Chaque héros est flanqué d’une unité de soldats : lanciers, archers, cavaliers, épéistes. Ensemble, ils forment un groupe tactique inséparable, à la fois offensif et vulnérable.
Loin de se limiter à une sélection cosmétique, ce choix détermine votre stratégie entière. Les archers punissent à distance, mais tombent en un souffle. Les lanciers tiennent la ligne, mais se brisent sous la cavalerie. Il faut comprendre, anticiper, combiner. Et surtout : survivre. Car The Valiant n’est pas un jeu permissif. Les unités ne se reforment pas à volonté. Les pertes sont durables, et les erreurs tactiques se paient longtemps.
Les cartes, d’une lisibilité exemplaire, encouragent l’exploration. Chaque détour cache des coffres d’équipement, des objectifs secondaires, des campements ennemis à capturer pour produire des unités ou régénérer les vôtres. Et surtout, chaque carte sert un rythme dramatique clair : infiltration, attaque coordonnée, assauts multiples, encerclement, mission de sauvetage… Le jeu évite la redondance. Il structure son gameplay comme une succession de séquences, chacune avec sa logique, ses règles, ses contraintes.
La progression est encadrée par un système d’expérience et d’équipement. Vos héros gagnent des niveaux, débloquent des compétences actives ou passives via trois arbres distincts (offensif, défensif, tactique), et peuvent équiper armes, armures et talismans récupérés ou achetés sur la carte du monde. Ce n’est pas du RPG. C’est de l’optimisation tactique. Et c’est suffisamment bien dosé pour offrir une vraie montée en puissance sans jamais déséquilibrer l’expérience.
Chaque héros dispose de deux capacités distinctes : une première liée à la touche Y, consommant de la vigueur ; une seconde, plus puissante, déclenchée avec LB + RB une fois une jauge remplie. L’ensemble fonctionne parfaitement. Les timings sont lisibles, le feedback est immédiat, l’impact en combat est réel.
Mais cette solidité mécanique trouve sa limite dans l’adaptation console. La sélection des unités, confiée à un système de cercle peu précis, manque de souplesse. Impossible de zoomer ou de faire pivoter la caméra. Impossible de grouper sélectivement plusieurs unités. Des fonctions pourtant standardisées dans tous les STR console récents. Résultat : vous jouez un STR sans contrôle fin, contraint de naviguer à la croix directionnelle pour sélectionner vos escouades, et privé de toute liberté d’angle de vue. Un handicap frustrant, qui mine l’expérience malgré la présence d’une pause active, curieusement désactivée par défaut.
Ces défauts n’annulent pas la pertinence du système de jeu. Mais ils en révèlent les limites. The Valiant propose une stratégie de terrain, exigeante et pleine de promesses — à condition d’accepter de lutter contre l’interface autant que contre l’ennemi.
Une fresque d’acier et d’enluminures
The Valiant ne cherche pas la surenchère visuelle. Il mise sur une cohérence d’ensemble, une précision historique stylisée, une direction artistique qui épouse le propos sans jamais le dominer. Le jeu ne rivalise pas avec les plus grosses productions du genre, mais il affirme un style, entre peinture de manuscrit enluminé et reconstitution tactique.
Les environnements, qu’ils soient d’Europe centrale ou des confins du Levant, sont variés, crédibles et subtilement colorés. Les teintes évoluent avec la narration : forêts germaniques baignées de brume, fortins dévastés, ruelles orientales écrasées de soleil. La géométrie des cartes reste sobre, lisible, avec une verticalité discrète mais efficace. Rien ne parasite l’action. Chaque relief, chaque bâtiment, chaque ouverture a une fonction tactique.
Les modèles des unités sont soignés, bien différenciés, même si l’animation reste sommaire sur certains mouvements. Les héros bénéficient d’un design identifiable dès le premier regard. Le jeu privilégie la lisibilité à la finesse, et dans un STR à rythme contenu, c’est un choix pertinent.
Mais c’est dans la mise en scène que le jeu impose son souffle. Les cinématiques illustrées, animées avec élégance, ponctuent les chapitres avec la gravité des manuscrits sacrés. Les portraits des personnages — utilisés dans les dialogues — sont expressifs, ombrés, incarnés avec soin. Rien ne donne l’impression de “budget limité”. Tout donne l’impression de direction maîtrisée.
Côté sonore, The Valiant touche juste. La bande-son orchestrale, aux accents liturgiques et percussions martiales, accompagne l’action avec intensité. Chaque affrontement est souligné par une montée musicale savamment dosée, jamais intrusive. Les thèmes s’adaptent à la géographie, à la tension, au sacré. La musique n’enjolive pas : elle renforce. Elle donne du poids aux décisions. De l’ampleur aux silences.
Les voix, elles, sont remarquables. Le casting international, cohérent avec les origines des personnages, donne au récit une dimension multilingue rare. Entendre les Sarrasins en arabe, les chevaliers en allemand ou latin, ajoute une profondeur culturelle inédite dans ce type de production. Seul bémol : l’absence de doublage français, compensée par des sous-titres… trop petits, trop bas, trop peu lisibles à distance sur console. Un détail technique regrettable, qui limite l’accessibilité d’un univers pourtant pensé pour être habité.
The Valiant n’éblouit pas. Il enveloppe. Il ne brille pas par excès, mais par conviction. Visuellement et musicalement, c’est un STR posé, grave, habité, qui donne à son univers autant d’âme que de chair.
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