Studio indépendant taïwanais fondé il y a tout juste une décennie, CreSpirit n’avait jusqu’ici pas vraiment percé au-delà d’un cercle de fans fidèles. Connu principalement pour Rabi Ribi, ses projets passés portaient tous les stigmates d’une petite équipe débrouillarde : bonnes intentions, mais finitions incertaines. Avec TEVI, disponible depuis le 21 décembre 2023 sur Nintendo Switch via PM Studios, le studio semble toutefois décidé à changer de catégorie.
Ambitieux, long, visuellement somptueux, et résolument technique, TEVI affiche dès ses premières minutes un niveau de professionnalisme qu’on n’attendait pas forcément d’un projet aussi discret. Un métroidvania au style chibi assumé, mêlant plateformes exigeantes, combats à mi-chemin entre le beat’em all et le shmup, et un univers narratif étonnamment dense.
Mais cette générosité visuelle et mécanique suffit-elle à faire oublier ses défauts d’accessibilité ou son récit parfois trop bavard ? TEVI est-il l’outsider de fin d’année qu’on n’a pas vu venir, ou une œuvre d’auteur qui risque de se perdre dans sa propre richesse ?
Lapines, artefacts et cosmogonies fragmentées
TEVI vous plonge dans un univers aussi foisonnant que déroutant. Vous incarnez Tevi, une Beastkin aux longues oreilles de lapine, génie mécano, combattante redoutable et voleuse de talent. Dès les premières minutes, le jeu vous catapulte dans une chasse à l’artefact qui s’élargit très vite pour devenir une odyssée interdimensionnelle, mêlant anges, démons, civilisations disparues, technologies antiques et rivalités politiques à peine esquissées mais omniprésentes.
Et c’est là toute la complexité — et parfois la difficulté — de TEVI. Le jeu propose un univers d’une densité inattendue, truffé de rebondissements narratifs, de révélations, de personnages secondaires nombreux, et d’un background mythologique tissé avec rigueur. Chaque information semble justifiée. Chaque objet ou faction dispose de ses racines, de ses raisons d’être. La cohérence diégétique est exemplaire.
Mais cette ambition narrative se heurte très vite à ses propres limites structurelles. Les dialogues sont longs, fréquents, parfois excessivement verbeux, et surtout… exclusivement en anglais. Pas un mot de français, ce qui est d’autant plus problématique que le jeu repose sur une quantité massive de texte, avec des termes inventés, des noms propres nombreux et des concepts technomagiques spécifiques.
La lisibilité est également entravée par une taille de police réduite, difficilement confortable même sur un écran OLED. Et cette faiblesse ergonomique devient un frein réel à l’immersion : quand un jeu exige votre attention permanente pour suivre les méandres de son intrigue, encore faut-il que vous puissiez le lire dans de bonnes conditions.
Malgré tout, les personnages principaux — Tevi, Celia, Sable — sont bien caractérisés, chacun apportant une dynamique propre au groupe. Tevi incarne une héroïne pragmatique, débrouillarde, loin des stéréotypes de l’innocente candide. Celia, archétype de l’ange arrogante et méthodique, joue le contrepoint logique. Et Sable, démon à la fois ridicule et attachant, assure le rôle de la soupape humoristique.
L’ensemble fonctionne, même si le rythme global pâtit parfois d’un trop-plein d’exposition mal équilibré, qui interrompt l’action sans toujours la servir.
TEVI propose une véritable cosmogonie, vaste, détaillée, minutieusement construite — mais réservée aux joueurs anglophones patients, capables d’encaisser une surcouche textuelle exigeante et mal calibrée pour les petits écrans. Une barrière regrettable pour un jeu qui aurait mérité d’être partagé plus largement.
Entre shmup et plateforme, le ballet d’une virtuose
À première vue, TEVI coche toutes les cases du métroidvania traditionnel : zones interconnectées, capacités à débloquer, backtracking méthodique, plateformes exigeantes, secrets dissimulés. Mais très vite, le titre s’affranchit de ses références pour proposer une alchimie de gameplay unique, que l’on pourrait qualifier — à juste titre — de SHMUPoidvania.
Car TEVI ne se contente pas de vous faire explorer, sauter, cogner. Il vous apprend à lire des patterns de boulettes colorées, à esquiver comme dans un bullet hell, à jongler entre mêlée et projectiles, à gérer des cooldowns, à utiliser des attaques élémentaires à bon escient. Un système de combat surprenant de profondeur, parfaitement dosé, et qui sait se renouveler.
Les bases sont simples : Y pour les attaques au corps à corps, X pour les projectiles, avec une distinction intelligente entre les deux types d’orbes : l’Ange (bleu) et le Démon (rouge), chacun ayant ses propres propriétés. Mais derrière cette façade classique se cache un système modulaire complexe, où les tirs peuvent être chargés, fusionnés, combinés, et où chaque adversaire vous impose une lecture spécifique.
L’arsenal de Tevi s’enrichit progressivement, sans jamais saturer l’interface. On débloque des dashs, des double-sauts, des frappes spéciales, des capacités de parry, mais tout reste ergonomique, lisible, logique. Le jeu ne noie jamais le joueur dans ses systèmes. Il les empile, les articule, les fait évoluer de manière organique.
Le level design, lui, suit une philosophie similaire. Chaque biome est distinct, mémorable, et thématiquement cohérent. Les zones sont vastes mais jamais vides. Les chemins sont multiples mais toujours intelligibles. Et surtout, le jeu propose un vrai défi de plateforme, surtout dans sa seconde moitié, où certains passages rappellent la rigueur punitive d’un Celeste ou d’un Super Meat Boy. C’est technique, exigeant, gratifiant.
Mais là encore, TEVI n’oublie jamais d’être fluide. La maniabilité est parfaite, la latence inexistante, et le ressenti d’impact, aussi bien dans les combats que dans les déplacements, est irréprochable. On comprend immédiatement que le jeu a été testé, retesté, ajusté, jusqu’à obtenir ce niveau de polish rare dans une production aussi modeste.
Les boss, quant à eux, sont de véritables morceaux de bravoure. Chacun dispose d’un pattern original, d’un design inspiré, et d’une vraie montée en intensité. Certains sont des puzzles à démonter, d’autres de purs tests de réflexes. Tous sont mémorables, exigeants, et parfaitement intégrés à la courbe de difficulté.
On regrettera uniquement l’absence de localisation et la lisibilité parfois compromise des commandes dans l’interface, mais en termes de design pur, TEVI fait tout simplement partie des meilleures surprises du genre sur Switch.
Un monde de pixels, un souffle d’illustration
Il suffit de quelques secondes pour que TEVI impose son identité visuelle. Tout ici transpire la maîtrise artisanale, le soin porté au détail, la volonté de sublimer le pixel plutôt que de le détourner. Ce n’est pas un habillage rétro : c’est une véritable direction artistique, affirmée, assumée et richement animée.
Le jeu alterne avec fluidité entre des environnements en pixel art d’une précision redoutable et des illustrations 2D dessinées à la main, qui viennent ponctuer les moments clés de l’aventure. Le résultat est visuellement somptueux, souvent spectaculaire malgré l’humilité des moyens techniques. Chaque biome dispose de sa propre palette, de sa propre architecture, de son ambiance chromatique.
Du point de vue du character design, TEVI prend un risque : celui de l’esthétique chibi, proche de MapleStory ou Guardian Tales. Un style clivant, certes, mais parfaitement exécuté, renforcé par une animation d’une fluidité remarquable. Le moindre mouvement — roulade, saut, dash, parade — est soigné, lisible, vivant. Certains sprites ne sont utilisés qu’une seule fois, uniquement pour enrichir une scène narrative. Un luxe rare dans ce type de production.
Côté effets visuels, le jeu flirte parfois avec l’overdose de particules, notamment lors des combats les plus intenses. Mais la lisibilité reste étonnamment bonne, même dans les séquences les plus frénétiques, preuve d’un travail de calibrage minutieux.
La bande-son, elle, porte le même degré d’exigence. Composée avec un souci constant d’atmosphère et de rythme, elle oscille entre nappes oniriques, thèmes épiques et compositions plus expérimentales lors des phases de boss. Les musiques accompagnent l’action sans jamais l’écraser, et savent se faire oublier quand le silence est plus éloquent.
Côté bruitages, le sound design est propre, efficace, bien spatialisé, avec des effets de tir nets, des impacts percussifs, et une bonne restitution des ambiances selon les biomes traversés.
Seuls véritables défauts à relever : l’absence totale de doublage vocal (ce qui nuit légèrement à l’incarnation des scènes majeures) et la taille minuscule des textes, difficilement lisible même sur écran OLED, surtout en mode portable. Une erreur d’ergonomie regrettable, d’autant plus gênante que l’histoire est riche… et exclusivement en anglais.
Mais sur le plan artistique pur, TEVI dépasse les standards du genre. C’est un jeu beau, expressif, cohérent de bout en bout. Un exemple de ce qu’un studio réduit peut produire lorsqu’il allie passion et méthode.
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