Il fut un temps où le nom de Taito résonnait comme une fanfare de néons dans les rues du Japon, illuminant les bornes d’arcade de classiques aussi mythiques que Space Invaders ou Bubble Bobble. À l’époque, chaque crédit inséré promettait une descente en chute libre dans l’adrénaline et la défaite glorieuse. Soixante-dix ans après sa fondation, l’entreprise ne compte plus qu’une poignée d’employés et se contente désormais de ressusciter son passé sous forme de compilations, reliques à la fois précieuses et désincarnées.
Sorti en exclusivité sur Nintendo Switch le 31 août 2023, Taito Milestones 2 regroupe dix titres issus de l’arcade japonaise des années 1980-90, dans un coffret rétro aux allures muséales. Successeur discret de la première compilation de 2022, il promet un voyage dans le pixel brut, sans filtre, sans commentaire, presque sans contexte. Mais ce retour aux sources a-t-il été pensé comme un hommage vibrant… ou comme une simple sélection d’archives brutes lancée à la va-vite ?
Entre sélection hétérogène, sobriété extrême et austérité assumée, cette anthologie célèbre un âge d’or tout en le reléguant au statut de vestige figé. Reste à savoir si ce deuxième recueil tient debout par sa seule nostalgie.
Dix échos sans voix dans un musée muet
Aucune introduction. Aucun habillage. Pas même une note de contexte historique. Dès son lancement, Taito Milestones 2 vous projette face à un menu minimaliste, affichant ses dix titres répartis sur deux lignes, sans animation, sans ambiance, sans effort de mise en scène. Cette compilation ne prend pas la peine de contextualiser, d’accueillir, de mettre en valeur. Elle expose des jeux comme des artefacts posés sur une étagère froide.
Pourtant, l’intention n’est pas absente. Le choix des titres trahit une certaine volonté de diversité : plateformes, shoot’em up, run’n gun, beat’em all, expérimentation pure… Le spectre ludique de l’arcade japonaise s’y déploie avec une relative justesse, et certains noms évoquent immédiatement une époque, une borne, une mélodie entêtante. The New Zealand Story, Kiki Kaikai ou Darius II sont de petites madeleines de silicone, capables d’éveiller instantanément des souvenirs enfouis. Mais encore faudrait-il que le jeu s’en saisisse pour enrichir cette mémoire.
Car rien ne vient l’accompagner. Aucun texte pour situer l’année de sortie, l’accueil critique, le studio développeur, ou l’anecdote d’origine. Aucun document scanné, aucune image d’époque, aucune jaquette, aucune musique d’intro réinterprétée. Même le menu des commandes, pourtant traduit en français, affiche des erreurs fondamentales sur les boutons à utiliser. Et si vous cherchez une notice, un manuel, une fiche informative, tout est noyé dans un menu générique identique pour les dix titres, sans le moindre soin éditorial.
L’émulation, issue de The Arcade Archives de Hamster, fonctionne correctement, mais reste d’une froideur fonctionnelle absolue. On peut configurer les touches, appliquer des filtres, jouer en mode tate ou redimensionner l’image. Mais aucune surprise, aucun geste d’amour, aucun regard curieux sur l’histoire vidéoludique ne transparaît. Là où d’autres compilations font œuvre de transmission — comme Street Fighter 30th Anniversary ou SNK 40th Collection — Taito Milestones 2 se contente de déposer ses roms sans commentaire, comme si l’éditeur ne savait plus quoi faire de ses reliques.
Ce silence n’est pas neutre. Il conditionne toute l’expérience. Il transforme un recueil de jeux en fichier brut, en dossier d’archives à peine ouvert. Et ce minimalisme assumé, lorsqu’il s’accompagne d’un prix élevé et d’une sélection irrégulière, affaiblit radicalement l’impact de la compilation. Il aurait suffi de quelques lignes, de quelques visuels, d’un semblant de narration curatoriale pour transformer ces titres en épopée rétro. Ce que l’on obtient, au lieu de cela, c’est un menu figé.
Dix mécaniques, dix cadavres ou presque
Il ne faut pas s’y tromper : Taito Milestones 2 ne propose pas une expérience unifiée. Il s’agit bien de dix jeux distincts, émulés séparément, chacun avec ses logiques internes, ses contraintes de l’époque, son game design hérité des salles d’arcade japonaises. L’objectif de chacun était simple : faire durer la partie juste assez pour donner envie d’y remettre une pièce. Cette compilation transpose donc un modèle conçu pour l’adrénaline, la frustration, et la répétition immédiate.
Sur les dix jeux sélectionnés, six conservent encore aujourd’hui un certain mordant ludique. The New Zealand Story brille par ses niveaux verticaux, son contrôle précis et ses idées de progression dynamique. Kiki Kaikai déploie une formule shoot’em up teintée de folklore, dotée d’une hitbox lisible et d’un flow très japonais dans son rythme. Gun Frontier, Metal Black et Darius II tiennent le haut du panier côté shoot’em up, chacun avec des mécaniques distinctes : tirs à double plan, upgrades ramassés en vol, gestion stratégique des zones ennemies. Même Liquid Kids, bien que plus abscons dans sa physique, conserve une forme de légèreté joyeuse grâce à son pistolet à bulle et ses animations rebondissantes.
Mais les autres titres sombrent dans l’archaïsme pur. Ben Bero Beh, pastiche de pompier sautant entre les étages, souffre d’une rigidité consternante. Solitary Fighter, lent et sans nervosité, aligne les combats mono-plan sans rythme ni subtilité. Dinorex, enfin, s’impose comme une anomalie absolue : commandes flottantes, animations bâclées, hitboxes absentes. Il n’est plus question ici de difficulté ou de challenge rétro, mais d’un jeu tout simplement devenu injouable.
Pire encore : aucun système moderne n’a été implémenté pour soutenir le joueur. Pas de rembobinage. Pas de rewind. Pas même de sauvegarde à la volée automatique. Il faut manuellement utiliser les états de sauvegarde depuis le menu pause, comme sur un vieil émulateur PC. Aucun challenge intégré, aucun scoring mondial, aucun système de succès. Là où d’autres compilations réinventent la pratique rétro en l’enrichissant, Taito Milestones 2 impose un retour brut, sans filet, qui ne distingue pas défi authentique et archaïsme frustrant.
Même la personnalisation des commandes, pourtant bienvenue, souffre d’une conception approximative. Plusieurs mappings de boutons sont erronés, les indications affichées contredisant les véritables fonctions. L’interface de configuration, identique pour les dix titres, ressemble davantage à un outil développeur laissé brut qu’à une option pensée pour le confort du joueur.
Le tout fonctionne. Les jeux tournent. Mais à aucun moment Taito Milestones 2 ne fait l’effort d’accompagner le joueur contemporain dans ce voyage dans le passé. Il expose des mécaniques usées, en propose certaines encore brillantes, mais ne tisse aucune cohérence d’ensemble, aucun dialogue entre les titres, aucune relecture de leur héritage.
Échos de phosphène dans une vitrine sans cadre
En proposant dix jeux issus de l’arcade des années 1980 et 1990, Taito Milestones 2 embrasse une esthétique résolument rétro. Pixels saillants, animations réduites, palettes limitées : tout ici respire la contrainte matérielle sublimée par l’ingéniosité graphique de l’époque. Et pourtant, cette matière première visuelle, qui aurait pu servir de socle à un véritable hommage muséographique, est présentée sans mise en valeur, sans mise en scène, sans intention.
Chaque titre s’affiche dans son format natif, avec la possibilité d’ajuster l’image, de lui appliquer un filtre ou de jouer en vertical. Ces options, communes à toutes les productions Arcade Archives, assurent une lisibilité correcte, sans pour autant offrir de véritables outils de restauration. Aucun filtre ne sublime les pixels, aucun cadre ne rappelle l’apparence des bornes d’origine. Aucune volonté curatoriale n’émerge. Le visuel est livré brut, dans sa version la plus fonctionnelle possible.
Et pourtant, certaines directions artistiques résistent au temps. The New Zealand Story et Kiki Kaikai brillent par leur colorimétrie expressive, leurs environnements variés, leur lisibilité exemplaire. Metal Black, avec ses effets de lumière simulée, sa mise en scène post-apocalyptique et ses sprites ambitieux, conserve une certaine élégance visuelle. Mais d’autres titres, comme Dinorex ou Solitary Fighter, affichent une laideur assumée, amplifiée par leur inertie visuelle et leurs animations désynchronisées. La compilation, en ne filtrant rien, en ne commentant rien, met tout au même niveau, sans distinction ni hiérarchie esthétique.
Sur le plan sonore, le constat est identique. Les musiques d’origine sont là, reproduites fidèlement, sans remix, sans remasterisation, sans bonus. Et si certaines, comme les nappes synthétiques de Darius II ou les chiptunes folkloriques de Kiki Kaikai, dégagent encore une puissance mélodique, d’autres sombrent dans la répétition ou la stridence. Aucun habillage sonore ne relie les jeux entre eux, aucun thème d’accueil, aucune introduction orchestrée. Chaque titre s’ouvre dans un silence qui le prive de contexte.
En refusant tout travail d’édition, Taito Milestones 2 fige ses trésors visuels et sonores dans l’austérité. Il offre des expériences singulières, mais ne leur donne jamais l’écrin qu’elles méritent. Une esthétique née pour briller dans le tumulte lumineux d’une salle d’arcade se retrouve ici enfermée dans une boîte grise, nue, silencieuse, sans lumière.
La compilation sans mémoire
Ce qui frappe le plus dans Taito Milestones 2, au-delà même de sa sélection fluctuante ou de ses jeux parfois dépassés, c’est l’absence totale d’intention éditoriale. Là où d’autres anthologies accompagnent leur contenu d’un effort de transmission, cette compilation semble uniquement animée par une logique de dépôt légal vidéoludique, une sorte d’archivage sans ambition.
Aucun contenu bonus ne vient éclairer les jeux sélectionnés. Pas de galerie, pas d’interviews, pas de documentation, pas même un encart récapitulatif pour situer chaque titre dans la chronologie de Taito. Rien ne justifie l’ordre de présentation, rien ne replace le contexte de sortie, rien ne cherche à raconter l’histoire derrière ces dix expériences. On aurait pu espérer un geste de préservation, au moins un survol historique. On obtient simplement un catalogue.
Techniquement, le travail d’émulation assuré par Hamster reste stable. Les jeux tournent sans accroc majeur, les commandes sont personnalisables, les sauvegardes d’état fonctionnelles. Mais l’absence d’outils modernes d’accompagnement, tels que le rewind, la sauvegarde rapide accessible d’un bouton, ou des défis intégrés, rappelle une époque révolue… sans chercher à en tirer un nouveau confort. Même la gestion des filtres et de l’image se contente d’options brutes, sans finesse ni effort ergonomique.
La navigation souffre elle aussi d’une rigidité vieillotte. Toutes les options sont accessibles depuis le bouton pause, mais dans des menus identiques quel que soit le jeu, sans distinction ni hiérarchie. Certaines descriptions de commandes sont erronées, ce qui nuit directement à l’accessibilité, surtout pour des titres exigeants où chaque touche a un rôle précis. Rien n’a été pensé pour guider le joueur néophyte ou l’amateur occasionnel d’arcade.
Et puis, il y a le prix. Pour une compilation qui n’inclut aucun Space Invaders, aucun Bubble Bobble, aucun Arkanoid, le tarif d’environ 40€ interroge. D’autant que sur d’autres plateformes, certains des jeux présents ici sont disponibles à l’unité pour quelques euros seulement. Le choix de l’exclusivité Switch, s’il peut s’expliquer par l’aspect nomade, ne justifie pas à lui seul l’austérité de l’offre.
Taito Milestones 2 ne se présente donc ni comme un hommage, ni comme une réédition ambitieuse, ni même comme une célébration. C’est un alignement mécanique de souvenirs, laissé à l’état brut, sans cadre ni passion visible. Un projet purement utilitaire, qui laisse au joueur le soin de donner un sens à ce qu’on lui propose.
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