Il y a des studios que l’on n’a pas le droit de rater. Rocksteady en fait partie. À l’origine de la trilogie Batman: Arkham — toujours aujourd’hui considérée comme le mètre-étalon du jeu de super-héros — le studio britannique aura façonné un univers cohérent, sombre, exigeant et respectueux de ses sources. Alors quand Suicide Squad: Kill the Justice League a été annoncé comme leur prochain grand projet, les attentes étaient à la hauteur de leur héritage.
Mais très vite, l’enthousiasme s’est effondré. Jeu-service. Loot à foison. Coop en ligne obligatoire. Communication désastreuse. Clés non envoyées à la presse. Tout sentait le désastre industriel à la Anthem ou Marvel’s Avengers, au point que certains enterraient déjà le jeu avant même sa sortie.
Et pourtant, contre toute attente, ce que Rocksteady livre ici est un tour de force. Une déclaration d’amour féroce et tordue à l’univers DC. Une démonstration de maîtrise narrative, de respect du matériau, et de fun débridé. Un jeu qui n’a rien à voir avec la trilogie Arkham en termes de gameplay, mais qui en prolonge la logique, l’ambition et le souffle.
Reste à savoir si ce Suicide Squad tient sur la durée… ou s’il s’apprête à exploser avec le même panache que ses héros.
Quatre sociopathes contre un dieu déchu
Dans Suicide Squad: Kill the Justice League, vous ne sauvez pas le monde. Vous essayez juste de survivre dedans. Et ça commence fort : une introduction apocalyptique vous catapulte au sommet d’un Metropolis en ruines, ravagée par Brainiac, alors que la Justice League a disparu… ou plutôt, a changé de camp.
La proposition est claire dès le départ : vous incarnez des salopards. Des vrais. Harley Quinn, Deadshot, Captain Boomerang, King Shark — tous brillamment réécrits, affranchis des poncifs des films de David Ayer ou de James Gunn pour revenir aux sources des comics. Et quelle réussite. Deadshot est une montagne de phobies planquées sous un masque de froideur. King Shark est un colosse savant et naïf, plongé dans ses bouquins. Boomerang ? Un sociopathe pur jus, raciste, alcoolique, lâche et hilarant. Quant à Harley… elle est Harley. Volatile, barbare, génialement perchée.
Mais ce ne sont pas seulement des gimmicks. Le jeu prend le temps de développer chacun de ses personnages, à travers dialogues, cinématiques, interactions et quêtes. Chaque protagoniste existe, réagit, évolue — dans les limites de son insanité.
Et surtout, Suicide Squad parvient à confronter ces marginaux à l’icône même de la vertu : la Justice League. Contrôlés par Brainiac, Superman, Flash, Green Lantern et Batman deviennent les antagonistes absolus. Corrompus, cruels, quasi invincibles. Leurs scènes sont brutales, glaçantes, parfois franchement choquantes — et c’est précisément ce qui les rend aussi efficaces. Rocksteady n’a pas peur de démystifier ses héros, de les tordre jusqu’à en faire des monstres.
Le ton général oscille entre tragédie super-héroïque et farce morbide, à la croisée de James Gunn et de Garth Ennis, avec des séquences tantôt glaçantes, tantôt absurdes, mais toujours portées par un sens aigu de la mise en scène narrative. Même la VF s’en sort brillamment, avec une mention spéciale à Maïk Darah, parfaite en Amanda Waller, toujours aussi glaçante.
L’humour, omniprésent, désamorce parfois trop systématiquement les moments épiques, mais cela fait partie de l’ADN du titre. On est dans la pure veine Guardians of the Galaxy version trash, avec son lot de vannes qui tombent à plat, mais aussi d’éclairs de justesse qui font mouche.
Et surtout, Suicide Squad n’est pas une parenthèse. Il prolonge directement la trilogie Arkham, avec de nombreuses références, des conséquences scénaristiques fortes, et une logique de continuité diégétique assumée. Ce n’est pas un spin-off. C’est le nouvel acte d’un univers cohérent, violent, tordu, et désespérément humain.
Oubliez le rythme chorégraphié et millimétré de la trilogie Arkham. Suicide Squad: Kill the Justice League est un tout autre animal, conçu autour d’un gameplay nerveux, frénétique, entièrement tourné vers le tir, le mouvement et la verticalité. À l’opposé des craintes suscitées par la tendance jeu-service, Rocksteady livre ici un gameplay immédiatement fun, techniquement solide, et surtout radicalement différencié d’un personnage à l’autre.
Chaque membre de la Squad dispose de mécaniques uniques, savamment intégrées à l’univers DC par des astuces scénaristiques bien vues. Deadshot maîtrise le ciel grâce à un jetpack, King Shark écrase le sol à coups de bonds ravageurs, Captain Boomerang fusionne sa vitesse de déplacement avec celle du Speed Force, et Harley se balance dans les airs à l’aide d’un Bat-drone volé. Jamais un personnage ne ressemble à un autre, et tous s’avèrent plaisants à jouer.
Le système de tir repose sur une logique simple et élégante : LT pour viser, RT pour tirer, mais RT seul déclenche une attaque de mêlée. Une idée brillante, qui rend l’action naturelle sans surcharger la manette. Le reste suit cette logique : saut, dash, grenade, gadgets, changement de personnage, tout est intuitif, avec des cooldowns bien dosés et une courbe de progression équilibrée.
La vraie réussite du gameplay tient dans la fluidité du mouvement. Métropolis devient un immense terrain de jeu vertical, où l’on passe son temps à glisser, bondir, voler, s’agripper et exploser. Le dynamisme est constant, soutenu par une lisibilité exemplaire malgré la frénésie visuelle.
Côté arsenal, Suicide Squad emprunte au looter-shooter : armes à feu de différents types, raretés colorées, effets élémentaires, infusions spéciales, système de craft et d’amélioration… un système généreux, mais encore déséquilibré. Le loot légendaire tombe trop vite, trop facilement, ce qui désamorce rapidement le plaisir de la chasse. D’autant plus que l’amélioration d’arme rend rapidement le recyclage inutile : un bon item gardé dès les premières heures peut vous suivre jusqu’au bout du jeu.
L’IA alliée, elle, pose problème en solo. Vos équipiers sont passifs, peu réactifs, tirent à l’aveugle, et deviennent surtout des figurants — sauf pour vous ranimer en urgence. Ce déséquilibre fait de la coop non pas un bonus, mais une nécessité, tant le jeu semble calibré pour être parcouru à plusieurs.
Heureusement, l’expérience est diablement fun en équipe. Le système de Furie (boost d’un héros à chaque mission), les gadgets, les capacités combinées, les synergies d’effets et le dynamisme global transforment chaque affrontement en chaos lisible et jouissif.
Enfin, le système de progression s’avère original mais inutilement complexe. Trois arbres de compétences par personnage, des niveaux dissociés pour chacun, des points gagnés à l’usage… Une structure pensée pour étaler le contenu sur la durée, mais qui n’apporte que peu de profondeur réelle, les améliorations restant passives ou contextuelles. Le vrai pouvoir reste dans la maîtrise du gameplay pur, non dans les statistiques.
Dans ses meilleures séquences, Suicide Squad est aussi immédiat qu’un shooter arcade, aussi fluide qu’un Sunset Overdrive, et aussi varié qu’un Destiny sous acide. Dans ses moins bons moments, il trahit ses racines de jeu-service, avec des mécaniques de répétition et une complexité inutile.
Mais à tout moment, il reste fun. Et ça, c’est déjà énorme.
Métropolis se fissure, la caméra aussi
Côté visuel, Suicide Squad: Kill the Justice League affiche un certain panache sans jamais atteindre l’ivresse. Métropolis, envahie par Brainiac et partiellement en ruine, offre un décor convaincant et fonctionnel, sans jamais devenir un terrain de jeu mémorable. Les sept quartiers du jeu, pourtant bien modélisés, manquent de diversité visuelle, et le sentiment de découverte propre à la trilogie Arkham se fait cruellement attendre.
Le moteur graphique est solide. Fluide, stable, sans crash ni bug majeur, même après des dizaines d’heures de jeu. Et ce, malgré la densité d’action à l’écran. Mais cette stabilité cache un certain conservatisme technique. Les PNJs secondaires sont peu travaillés, certaines animations faciales flirtent avec l’Uncanny Valley, et si les héros bénéficient d’un soin évident, tout ce qui gravite autour semble moins soigné.
Le plus gros point noir réside toutefois dans la mise en scène cinématique. Rocksteady, en quête de dynamisme, opte pour une caméra à l’épaule ultra mobile, tremblotante, bardée de zooms brutaux, qui tente de singer un style « documentaire » hollywoodien… sans jamais en maîtriser les codes. Le résultat ? Des cinématiques illisibles, agitées, qui cassent l’immersion plutôt que de la renforcer, en ramenant le joueur à sa condition de spectateur déstabilisé plutôt que d’acteur immergé.
Et ce n’est pas qu’un détail. Quand un studio habitué à des séquences de mise en scène d’une précision chirurgicale (cf. Arkham Knight) bascule dans une bouillie visuelle pseudo-réaliste, cela ne passe pas inaperçu. Pire, cela affaiblit la force émotionnelle de certaines séquences-clés, en refusant de les poser, de les filmer simplement, de les laisser respirer.
Côté sound design, le constat est inverse : c’est une réussite totale. Les doublages — français comme anglais — sont d’un niveau remarquable, avec une mention spéciale à Maïk Darah (Amanda Waller), toujours glaçante. Les bruitages d’armes, de pouvoirs, de mouvements, sont nettoyés, précis, puissants, participant pleinement à la sensation de fluidité et d’impact du gameplay.
Quant à la bande-son, elle accompagne l’action avec un mélange de compositions orchestrales et d’influences synthétiques, alternant entre tension permanente et éclats de grandiloquence. Rien de particulièrement marquant en termes de thèmes, mais un habillage sonore soigné, toujours à sa place.
En résumé, Suicide Squad: Kill the Justice League est un jeu maîtrisé techniquement, porté par une direction sonore exemplaire, mais affaibli par une mise en scène survoltée mal pensée, et un univers visuel qui ne parvient jamais à égaler le charme gothique de la trilogie Arkham.
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