Développé par Lavapotion et publié par Coffee Stain Publishing, Songs of Conquest est arrivé sur Nintendo Switch le 17 juin 2025, après deux ans d’accès anticipé et une version PC acclamée pour sa rigueur tactique et son élégance formelle. Héritier revendiqué de Heroes of Might and Magic III, il superpose gestion de royaume, batailles au tour par tour et narration chantée dans un monde fracturé, dominé par quatre factions en lutte. Mais cette transposition mobile conserve-t-elle la richesse stratégique et la finesse esthétique de son modèle, ou sacrifie-t-elle la précision au profit d’une portabilité bancale ?
Des chants éteints dans des terres morcelées
Le monde de Songs of Conquest est ancien, abîmé, divisé. Quatre factions s’y affrontent, non pour conquérir, mais pour survivre, réécrire, effacer. Arleon, royaume humain en déclin, cherche à restaurer une noblesse morte avec des mots fossilisés. Rana, peuple amphibien, chante la terre pour reprendre ce qui fut volé. Barya, cartel de marchands, ne croit qu’en l’or. Barony of Loth, royaume nécromant, relève les cadavres d’un ordre ancien. Chaque camp ne se distingue pas seulement par ses unités ou son style de jeu. Il porte une mémoire. Une idéologie. Une décomposition du monde.
L’écriture évite le bavardage. Chaque campagne se déroule en fragments, en strophes, appuyée par une voix off qui scande les vers comme une lamentation. Ce choix n’est pas un artifice. Il donne au récit une gravité. Une solennité. Le joueur ne lit pas une histoire. Il l’écoute. Et chaque mission devient un couplet, chaque combat un vers, chaque conquête une rupture.
Les Wielders — héros que vous incarnez — ne sont pas des figures épiques. Ce sont des instruments narratifs. Leurs décisions structurent les campagnes, mais jamais leur caractère ne prend le pas sur l’univers. Ils ne sont ni avatars ni protagonistes. Ils sont des nœuds. Des points d’inflexion dans un monde qui refuse les certitudes. Certains dialoguent, d’autres se taisent. Aucun n’incarne une vérité. Tous sont dépositaires d’un passé incertain.
L’univers, dense sans surcharge, se déploie par indices : ruines nommées, lieux chantés, textes anciens. Le jeu n’impose rien. Il propose une archéologie. Une exploration de strates politiques, mystiques, économiques. C’est un monde qui n’a plus de centre, plus d’ordre. Juste des forces qui s’ignorent, se croisent, se dévorent.
Des batailles figées dans une carte vivante
Songs of Conquest repose sur une boucle stratégique exigeante : gestion de villes, exploration de carte et combats au tour par tour. Le modèle est connu. Mais ici, chaque phase est ciselée, rigoureuse, calculée. Le joueur incarne un Wielder, se déplace sur une carte vaste et ouverte, récolte des ressources, capture des points stratégiques, développe ses bâtiments. À chaque tour, le monde évolue. Lentement. Brutalement. Méthodiquement.
Les combats, eux, se déroulent sur un damier. Chaque unité — archers, piquiers, morts-vivants, créatures des marais — obéit à un système d’initiative, de portée, de moral. Les affrontements sont lents, lourds, impitoyables. Pas de roulette d’esquive. Pas de combo flamboyant. Juste des choix froids, rationnels, décisifs. Chaque erreur se paie. Chaque avantage se construit. La magie, utilisée par les Wielders, ne permet pas de renverser une bataille. Elle l’oriente. Elle l’influence. Jamais elle ne la domine.
La carte du monde est plus qu’un décor. C’est une machine. Elle régule les flux de ressources, impose des goulots d’étranglement, conditionne la logistique. Les déplacements ont un coût. Les armées ne se déplacent pas à la légère. Le positionnement est un jeu dans le jeu. Chaque détour est une perte. Chaque route est un pari. L’économie est un champ de bataille. Construire une mine peut condamner un avant-poste. Développer une ville peut déséquilibrer l’ensemble de l’empire. Il n’y a pas de développement neutre. Il n’y a que des priorités.
Mais cette richesse tactique souffre sur Nintendo Switch. L’ergonomie, pensée pour la souris, devient lourde à la manette. La sélection des unités, la gestion des menus, la construction des bâtiments exigent des manipulations lentes, parfois imprécises. Rien n’est injouable. Mais tout est ralenti. Le rythme s’en trouve altéré. Le plaisir, amoindri. Et dans un jeu où chaque clic compte, cette friction devient stratégique malgré elle.
Un vitrail numérique percé par les ombres
Visuellement, Songs of Conquest impose une identité immédiate. Chaque élément du monde — personnage, structure, forêt, sort — est construit en pixel art haute résolution, animé en 3D isométrique. Ce n’est pas une nostalgie. C’est une esthétique de contraste, où la netteté graphique sert la lisibilité tactique. Les silhouettes sont découpées avec précision. Les champs de bataille sont clairs, hiérarchisés, expressifs. Rien ne déborde. Tout est contenu dans une géométrie stricte.
Mais cette précision souffre sur Nintendo Switch. En mode portable, les textes deviennent minuscules, les interfaces s’écrasent, les animations se brouillent. L’aliasing accroche les contours. Certains éléments — ressources, points d’intérêt, sorts disponibles — deviennent pénibles à distinguer. La beauté du jeu est intacte. Mais elle est confinée dans une fenêtre trop étroite.
Le style reste fort. Chaque faction possède sa propre grammaire visuelle : les cités d’Arleon se dressent comme des bastions médiévaux, les temples de Rana suintent la mousse et les eaux stagnantes, les camps de Barya respirent la poussière des marchés armés, et les mausolées de Loth résonnent comme des caveaux en attente. Aucun décor n’est générique. Chaque bâtiment raconte une hiérarchie, une fonction, une mémoire.
La bande-son agit comme un écho. Les musiques chantées, interprétées comme des ballades de guerre, scandent les campagnes comme autant de litanies. Ce n’est pas une OST d’ambiance. C’est un chœur narratif. Les thèmes varient, accompagnent les factions, soulignent les tensions sans les surligner. Chaque mélodie semble extraite d’un recueil ancien, transmise par des voix usées par le deuil ou la gloire.
Les bruitages, eux, sont sobres. Justes. Une volée de flèches, le bruit sourd d’une charge, l’incantation d’un sort : tout sonne avec retenue, sans artifice. Pas d’explosion grandiloquente. Pas d’effet de manche. Ce n’est pas un champ de bataille spectaculaire. C’est un échiquier sonore, tendu, maîtrisé.
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