Après plus d’une décennie d’errance dans les eaux troubles du développement, Skull and Bones largue enfin les amarres. Né sous la houlette d’Ubisoft Singapour, mais porté à bout de bras par presque tous les studios du géant français, ce projet au destin chaotique cristallise à lui seul les dérives d’une industrie où ambition rime trop souvent avec mirage. Annoncé comme un “Quadruple A”, accouché dans la douleur après bêtas ouvertes, changements de direction, reports successifs et rumeurs d’annulation, il débarque sur Xbox Series le 16 février 2024, sous le regard sceptique d’une communauté qui n’y croit déjà plus vraiment.
Et pour cause : lorsqu’un studio jusque-là cantonné aux rôles secondaires se voit confier un projet d’une telle envergure, la prudence est de mise. Pourquoi Ubisoft n’a-t-il pas confié la barre à l’expérimentée équipe de Montréal, celle-là même qui avait brillamment orchestré Assassin’s Creed IV: Black Flag, fleuron incontesté du genre pirate ? Le mystère reste entier, mais une chose est sûre : Skull and Bones n’avance pas sans lest.
Reste une question brûlante : après tant de tempêtes, le vaisseau Ubisoft a-t-il encore assez de vent dans ses voiles pour mener cette expédition à bon port, ou l’aventure est-elle déjà condamnée à dériver dans l’oubli ?
Un royaume sans roi, une histoire sans flamme
Oubliez les grandes fresques épiques ou les récits d’ascension poignants. Dans Skull and Bones, l’histoire n’est qu’un prétexte flottant à la surface d’une mer agitée d’objectifs mécaniques. Vous incarnez un capitaine sans visage, rescapé d’un naufrage aussi expéditif que votre intronisation. Quelques haillons pour parure, deux va-nu-pieds faméliques pour témoins, et vous voilà propulsé commandant d’une ambition factice, dans un monde qui n’en demande guère plus.
Votre premier port d’attache, Sainte-Anne, promet l’illusion d’un paradis de flibustiers. Pourtant, derrière les étals de bois pourri et les voiles fatiguées, point de grands idéaux ni de destins contrariés : seulement des objectifs à cocher, des paliers à atteindre, des voies tracées que le jeu vous impose avec la docilité d’un tutoriel déguisé. Devenir “Roi des Pirates” est votre unique horizon, mais le chemin qui y mène est pavé d’ordres déguisés en choix.
La structure même du récit trahit cette absence d’âme. Chaque mission principale ou secondaire semble surgie d’un générateur automatique, où la trahison succède à la vengeance dans un cycle morne et prévisible. Il n’est jamais question de convictions, de fraternité ou de trahison au sens dramatique du terme : tout s’efface derrière un enchaînement de quêtes mécaniques où les figures de pouvoir sont des silhouettes interchangeables.
Le principal problème n’est donc pas tant l’absence d’une trame forte que l’illusion cynique de la liberté. Skull and Bones prétend vous laisser libre de forger votre destinée, mais il vous guide en permanence à travers des corridors invisibles, conditionnant chaque mouvement, chaque progression par un système d’infamie et de niveaux de puissance verrouillant l’accès aux mers ouvertes.
La narration environnementale, elle aussi, échoue à compenser ce vide. Les îles visitées, les factions rencontrées, les repaires à découvrir manquent cruellement de caractère et de contexte historique crédible. Le choix délibéré d’effacer toute complexité historique — notamment en occultant la question de l’esclavage — donne au monde de Skull and Bones un parfum d’univers aseptisé, désespérément lisse, où même les antagonistes semblent sortir d’une série télévisée générique.
Au final, loin d’incarner la grandeur poisseuse et romantique de l’âge d’or de la piraterie, votre capitaine sans nom n’est qu’une variable vide, ballotée d’une quête à l’autre sans jamais marquer le monde de son passage. Un fantôme parmi les fantômes, dans un océan d’opportunités manquées.
Sous le pavillon noir, des mécaniques en eaux troubles
À la barre de Skull and Bones, chaque coup de gouvernail semble peser une tonne. Dès les premières escarmouches, un constat s’impose : Ubisoft Singapour a choisi de repenser entièrement la navigation et le combat naval, mais sans jamais retrouver la grâce de ses aînés. Le système de visée, où l’angle de la caméra détermine automatiquement l’arme utilisée, se révèle lourd, imprécis, et désespérément contre-intuitif, surtout lors des affrontements contre plusieurs adversaires.
Manier un navire dans Skull and Bones, c’est souvent lutter contre son propre équipage invisible. Vos bateaux, même les plus légers, réagissent avec une inertie excessive, rendant les manœuvres fines et les combats nerveux presque impossibles à exécuter avec naturel. Le compromis entre arcade et simulation, si brillamment atteint jadis par Assassin’s Creed IV, est ici totalement absent. Le joueur navigue sur des paquebots déguisés en frégates, lentement, péniblement, avec l’impression constante de se battre plus contre la physique que contre ses ennemis.
Le jeu repose sur un système de classes de navires — DPS, Tank, Soutien — censé favoriser la coopération. En multijoueur, l’idée prend un certain sens, offrant une dynamique de flotte cohérente. Mais en solo, ce schéma devient un poids mort. Certains types de bateaux, notamment les soutiens, sont tout simplement inutilisables efficacement sans alliés, limitant drastiquement les choix viables pour les joueurs solitaires.
Le level design, quant à lui, est le reflet d’un monde vaste mais désespérément vide. Quatre grandes zones maritimes à explorer, certes, mais où chaque île ressemble à la précédente, chaque trésor suit le même schéma prévisible, chaque affrontement finit par se ressembler. Le sentiment d’exploration, si crucial dans un jeu de pirates, est sacrifié sur l’autel de la praticité : trouver un trésor ne requiert pas de fouiller ni de réfléchir, simplement de suivre une lumière orange criarde plantée en plein décor.
La progression, elle, s’organise autour de l’infamie, ce système d’expérience qui mesure votre réputation dans le monde pirate. Chaque action — piller, couler un navire, livrer du butin — rapporte des points. Mais au lieu de proposer une montée en puissance libre et gratifiante, Skull and Bones impose un grind fastidieux, rendant l’obtention de nouveaux plans de navires ou d’équipements un processus laborieux et monotone.
Pire encore, l’expérience est volontairement bridée par des caps de puissance artificiels. Impossible d’affronter certaines zones ou certains boss sans avoir atteint un seuil d’équipement précis. Une manière transparente de forcer le joueur à pexer dans des missions secondaires sans intérêt, jusqu’à étouffer toute velléité d’exploration libre.
À noter que malgré sa classification en tant que “jeu service”, Skull and Bones ne propose que peu de contenu événementiel ou multijoueur réellement impactant lors de ses premières dizaines d’heures. Le vrai jeu, celui qui introduit le PVP compétitif et la Timonerie (système d’empire commercial), ne se dévoile qu’au prix d’une patience extrême, après un endgame atteint au bout de 25 à 35 heures de jeu.
Derrière l’illusion d’un monde ouvert palpitant, Skull and Bones cache donc une structure étriquée, pensée pour enfermer le joueur plutôt que pour l’émanciper. Une mer d’opportunités, certes, mais aussi un océan de frustration.
Des mers chatoyantes, des horizons désespérément creux
Visuellement, Skull and Bones se drape d’un vernis séduisant, mais ce trompe-l’œil peine à masquer les cicatrices d’un développement chaotique. Sur Xbox Series, les mers scintillent sous un soleil brûlant, les tempêtes éclatent avec une violence crédible, et les voiles déchirées claquent sous un vent chargé de sel et de promesses lointaines. Le rendu de l’eau, notamment, reste l’un des plus beaux aperçus de l’océan dans un jeu vidéo moderne, oscillant entre reflets soyeux et vagues dantesques.
Mais sitôt le regard posé au-delà des flots, les défauts émergent. Les côtes africaines et les Îles Rouges affichent des paysages certes colorés, mais étonnamment génériques. Chaque île semble modélisée selon le même moule, recyclant textures et structures sans grande imagination. Les avant-postes, censés être des havres de contrebande et de mystère, ressemblent davantage à des maquettes d’exposition aseptisées, manquant cruellement de vie ou de détails marquants.
Le chara-design est également symptomatique de cette absence de personnalité. Votre capitaine, comme tous les PNJ croisés, affiche des expressions figées, des animations sommaires et un style vestimentaire générique, loin de l’exubérance attendue d’un monde pirate. La création de personnage, basique au possible, parachève cette impression d’un monde plus décoratif que réellement habité.
Côté technique, si les graphismes tiennent globalement la route en conditions normales, la stabilité reste un problème sérieux. Chutes de framerate en mer agitée, textures tardant à s’afficher, bugs graphiques mineurs ou majeurs… le voyage visuel est parsemé d’embûches, et la qualité globale s’apparente plus à un titre AA optimisé à la hâte qu’à un prétendu “Quadruple A”.
Sur le plan sonore, en revanche, Skull and Bones sauve partiellement les apparences. La bande-son, discrète mais efficace, accompagne les longues traversées de thèmes orchestraux amples, parfois ponctués de chants marins retravaillés. Sans atteindre la richesse émotionnelle d’un Sea of Thieves, l’atmosphère musicale parvient à injecter un souffle épique à certaines scènes, notamment lors des batailles navales les plus disputées.
Les bruitages — clapotis des vagues, craquement du bois sous la pression, fracas des boulets de canon — sont d’une qualité correcte, bien que rapidement répétitifs sur la durée. Le doublage, uniquement proposé en anglais au moment du lancement, se révèle inégal, oscillant entre performances convaincantes pour quelques capitaines notables et dialogues mécaniques pour la grande majorité des seconds couteaux.
Malgré quelques éclairs de beauté brute, Skull and Bones peine à dissimuler son ADN de jeu conçu dans la douleur. Si l’océan est somptueux, il reflète surtout l’immensité d’un monde qui n’a pas su remplir ses voiles.
Un navire sans équipage, un service à quai
À vouloir ériger Skull and Bones en parangon du “jeu-service nouvelle génération”, Ubisoft Singapour se heurte à toutes les écueils du genre sans jamais réussir à hisser son pavillon au-dessus de la mêlée. Dès ses premières heures de navigation, le titre dévoile une architecture typique du GaaS : niveaux d’infamie à gravir, équipements à débloquer par fragments d’efforts, zones verrouillées derrière des paliers artificiels, et événements temporaires censés rythmer le quotidien des joueurs.
Mais l’illusion d’un monde vivant ne résiste pas à l’épreuve du temps. Avec seulement une vingtaine de joueurs par serveur, la mer s’apparente davantage à une piscine déserte qu’à un théâtre de rivalités flamboyantes. Les activités PvPVE, bien que prometteuses sur le papier, manquent cruellement de diversité à la sortie, réduisant l’expérience à une poignée d’affrontements trop souvent identiques.
Le mode multijoueur, présenté comme l’épine dorsale du projet, souffre d’un manque d’ampleur évident. Si la coopération est agréable, notamment pour défendre ou capturer des points d’intérêt dans le endgame, le sentiment d’appartenance à une flotte, à une nation pirate ou à une confrérie structurée est totalement absent. Aucun système de guildes, aucun système économique dynamique véritable, aucune guerre de territoires entre factions de joueurs : Skull and Bones laisse l’impression d’avoir posé les fondations… sans jamais bâtir la forteresse attendue.
L’endgame, censé redonner souffle et ambition à l’aventure après l’ascension au rang de Kingpin, révèle autant de qualités que de limites. La Timonerie, la prise de contrôle des routes commerciales, le PvP actif sur les cargos remplis de butin promettent des heures d’affrontements tendus. Mais faute de contenu varié, la boucle devient vite prévisible, condamnant les marins les plus acharnés à une routine bien huilée.
Côté technique, l’état du jeu à sa sortie pose de sérieux problèmes. Crashs fréquents, bugs bloquants, dysfonctionnements de l’interface et déconnexions intempestives ternissent gravement l’expérience. Chaque session devient une course contre l’instabilité plutôt qu’une quête épique en haute mer. Jouer après vingt heures impose d’ailleurs un risque permanent de déconnexion serveur, transformant parfois une victoire durement acquise en une amère frustration.
Ubisoft tente d’anticiper l’érosion de son public avec une roadmap annuelle promettant de nouveaux monstres marins, capitaines légendaires, événements et passes de combat saisonniers. Mais l’inquiétude demeure : sans base solide, sans contenu robuste et diversifié, un jeu-service peine à survivre aux premières vagues d’abandon.
Skull and Bones n’est pas irrécupérable. Mais il est évident que le navire a pris l’eau avant même de quitter le port. Sa survie dépendra moins de ses qualités actuelles que de l’intensité et de la sincérité de ses efforts de redressement futurs.
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