À l’heure où les jeux narratifs fleurissent sur toutes les plateformes, et où la scène indépendante rivalise d’audace formelle, un studio canadien a voulu tisser, à sa manière, les contours d’un récit d’arts martiaux dans une Chine rêvée. Son nom : Lofty Sky Entertainment. Son ambition : marier l’intensité du Visual Novel à des phases d’action 3D dans une fresque interactive illustrée à la main. Son jeu : Shuyan Saga.
Sorti d’abord sur PC en août 2017, il revient sur Nintendo Switch le 22 septembre 2023 dans une version identique, auréolée d’un prix canadien qui sent davantage la catégorie fourre-tout que la consécration méritée. Porté par un casting vocal improbable, entre style comics et kung-fu de salon, le titre promet une immersion dans un monde d’honneur, de guerre, et de philosophie zen.
Mais entre narration creuse, combats sans impact et direction artistique sous-exploitée, ce qui se voulait une fresque épique se révèle très vite être un brouillon esthétique, plus proche du projet scolaire trop ambitieux que d’un jeu abouti. Loin des sagas martiales dont il s’inspire, Shuyan Saga déroule un chemin balisé, où même le choix n’a plus d’importance.
L’ombre des dragons, le vide des mots
Le cœur battant de Shuyan Saga devait être son récit : une fresque pseudo-orientale, peuplée de clans en guerre, de sages dragons, d’élus au destin tragique. Pourtant, à peine quelques lignes suffisent pour que l’illusion se fissure. Loin de proposer une quête nuancée dans une Chine mythifiée, le jeu déroule un conte sans souffle, figé dans un manichéisme figé, où chaque personnage est prisonnier d’un archétype et chaque choix, d’un automatisme.
Vous incarnez Shuyan, princesse rebelle propulsée au cœur d’un conflit ancestral. Ce pourrait être l’introduction à une exploration politique et spirituelle… mais ce n’est jamais plus qu’un prétexte. L’intrigue oppose gentils éclairés et méchants colériques, sans le moindre détour, sans zone grise, sans perspective. Les rebondissements tombent à plat, les enjeux ne montent jamais, et les dialogues se contentent de paraphraser l’évidence à chaque étape.
Le pire réside dans l’illusion de choix. Présenté comme un Visual Novel interactif, Shuyan Saga multiplie les embranchements sans conséquences. Vos décisions ne modifient ni les événements, ni la structure du récit. Tout au plus déclenchent-elles quelques scènes de combat supplémentaires — punitions mécaniques dépourvues de sens dramatique. Ce que vous dites n’a pas de poids. Ce que vous choisissez n’influence rien. Vous assistez passivement à une histoire dont vous n’êtes que le spectateur piégé.
Et que dire de l’écriture ? Entre anachronismes constants, tournures modernes sans élégance, et répliques didactiques dignes d’un manuel scolaire, les scènes s’enchaînent avec une platitude désarmante. Aucune tension, aucun style, aucune fulgurance. Le jeu s’interdit toute forme de lyrisme, toute profondeur symbolique, toute ironie. Il parle au plus bas, dans une langue générique où l’art martial devient une série de slogans creux.
Enfin, malgré l’univers visuel parfois inspiré, les personnages n’existent jamais réellement. Shuyan ne dépasse jamais le stade de l’adolescente idéaliste. Ses alliés sont réduits à des fonctions (le sage, l’ami fidèle, la guerrière silencieuse), ses ennemis à des grimaces. Aucune trajectoire personnelle, aucun conflit intérieur, aucun arc mémorable ne structure la progression. Il ne reste qu’une succession de planches joliment illustrées… pour des figures sans âme.
Kung-fu carton et choix creux
Shuyan Saga promettait une alliance singulière entre Visual Novel et jeu de combat. Sur le papier, l’idée d’alterner entre scènes narratives illustrées et affrontements en 3D pouvait laisser entrevoir une variation de rythme, une immersion renforcée par l’alternance des formats. En pratique, l’expérience se fragmente en deux blocs disjoints : l’un creux, l’autre catastrophique.
Les séquences de type Visual Novel constituent la majeure partie du jeu. Vous y suivez des dialogues, choisissez entre différentes lignes, interagissez parfois avec l’environnement. Malheureusement, tout est guidé par une structure rigide, sans vraie liberté, sans exploration, sans retour en arrière. La majorité des choix proposés n’ont aucun impact sur la progression. Même lorsque l’on vous propose une alternative « diplomatique » ou « agressive », le déroulé reste inchangé. Ce ne sont pas des embranchements narratifs, mais des décorations jetables.
Vient ensuite le cœur supposé ludique : les combats en 3D. Ces affrontements surviennent à intervalles réguliers dans de petites arènes statiques, toujours plates, toujours sans âme. Les ennemis s’y présentent un par un, sans coordination, sans IA. Ils vous regardent en silence, parfois frappent dans le vide, souvent attendent leur tour pour encaisser.
La maniabilité de Shuyan est d’une lourdeur extrême. Elle se déplace avec la grâce d’une statue de bronze, ses coups partent sans précision, sans cadence, sans impact. Les animations sont rigides, les collisions flottantes, et l’absence de système de lock rend l’ensemble encore plus imprécis. Aucune sensation, aucun flow, aucun plaisir.
Les rares variations de gameplay, notamment les combats contre les « boss », se transforment en caricature. Dans un cadre fixe, sans déplacement possible, vous affrontez l’adversaire à coups de garde haute ou basse. Une sorte de chifoumi déguisé, inspiré des mini-jeux des années 90, où chaque attaque répond à un schéma attendu. La tension dramatique y est absente, l’exécution est fade, l’ensemble s’écroule sous la répétition.
Pas d’évolution, pas de système de progression, pas de personnalisation des coups, pas de montée en puissance. Rien ne vient nourrir votre expérience au fil des chapitres. Ce que vous faites au début du jeu, vous le referez à l’identique jusqu’à la fin. Le titre ne construit pas son rythme : il le recycle.
Même les transitions entre les scènes sont mécaniques, découpées sans souffle, comme si deux équipes différentes avaient conçu deux jeux incapables de communiquer. On navigue entre des combats mal conçus et des dialogues sans influence, dans un aller-retour stérile et toujours prévisible.
Peintures inégales, voix discordantes
Visuellement, Shuyan Saga possède un atout de taille : ses 1 400 planches dessinées à la main par l’artiste chinois Daxiong, crédité pour ses travaux auprès de DC Comics et Dark Horse. L’intention artistique est claire : offrir un roman graphique interactif, à mi-chemin entre le Visual Novel et le comic-book, dans un style oriental stylisé. Et parfois, l’effet fonctionne. Certaines illustrations brillent par leur finesse, leurs couleurs élégantes ou leur composition dynamique. Quelques tableaux captent une atmosphère, une lumière, une tension.
Mais ce vernis ne tient pas tout du long. Une bonne partie des planches semblent réalisées dans l’urgence, manquant de finition, de relief, de lisibilité. Les personnages, figés dans des expressions standardisées, peinent à transmettre la moindre émotion. Les arrière-plans, parfois somptueux, alternent avec des aplats ternes et sans détails. Il en résulte un décalage constant entre ambition graphique et exécution inégale, qui fragilise la crédibilité de l’univers.
Côté animation, la pauvreté est criante. Les transitions entre les scènes sont rigides, sans effets de liaison, sans mouvement de caméra ni zooms subtils. L’impression de feuilleter un PDF scénarisé est tenace. Rien ne bouge, ou alors par glissements brusques, superposés les uns aux autres comme des calques non fusionnés. La mise en scène est réduite à sa plus simple expression : un défilement de planches statiques, sans respiration.
Les combats, quant à eux, basculent dans un moteur 3D primitif. Le contraste est rude. La modélisation des personnages manque de finesse, les animations sont raides, les effets visuels quasi inexistants. Aucune particule, aucun effet d’impact, aucune ambiance sonore dynamique ne vient accompagner les échanges. Ce qui devait être une rupture de ton devient un effondrement visuel.
Et puis, il y a le doublage. Vendu comme l’un des atouts du jeu, il repose essentiellement sur la présence de Kristin Kreuk dans le rôle de Shuyan. Malheureusement, son interprétation est d’une monotonie déconcertante. Chaque ligne est débitée sans rythme, sans nuance, sans émotion. Elle semble réciter un texte sans jamais y croire. L’effet est d’autant plus gênant que les dialogues, déjà plats sur le papier, deviennent parfois involontairement comiques à l’oral.
Enfin, le choix d’un doublage uniquement en anglais, dans un récit situé dans une Chine semi-historique, sonne faux à chaque instant. Aucun effort d’accent, aucune tentative de synchronisation culturelle. Pas de version originale en chinois. Pas de doublage alternatif. La dissonance est totale, brisant toute tentative d’immersion.
Musicalement, l’accompagnement est discret. Quelques nappes inspirées de musiques traditionnelles se mêlent à des thèmes plus génériques. Rien d’agaçant, mais rien de mémorable non plus. L’univers sonore de Shuyan Saga est à l’image du reste : sous-exploité, sans audace, sans relief.
Un souffle coupé par ses propres silences
À l’heure où les productions indépendantes rivalisent d’optimisation et d’accessibilité, Shuyan Saga reste prisonnier d’une structure figée, incapable de se réinventer. Le portage sur Nintendo Switch, arrivé en septembre 2023, ne propose aucune amélioration notable par rapport à la version PC de 2017. Pas de retouches graphiques, pas de bonus d’édition, pas de fonctionnalités pensées pour les joueurs consoles. Le jeu semble déposé sur l’eShop, tel quel, sans réévaluation ni adaptation.
Techniquement, l’expérience reste stable. Aucun ralentissement majeur, aucune anomalie bloquante ne vient perturber la progression. Mais l’ergonomie laisse à désirer. Les menus sont sommaires, la navigation entre les scènes rigide, et les temps de chargement entre les combats et les phases de Visual Novel brisent le rythme sans ménagement. Rien ne vient fluidifier l’expérience, ni lier ses différents composants. À chaque transition, le jeu vous rappelle qu’il est fait de morceaux disjoints.
Sur le plan de l’accessibilité, le constat est tout aussi maigre. Aucune option de confort, pas de choix de langue audio, aucune localisation doublée en chinois, ce qui aurait pourtant fait sens pour un titre se réclamant d’une identité culturelle orientale forte. Le jeu propose des sous-titres, certes, mais sans possibilité de les adapter, ni en taille ni en style. Et à défaut de choix linguistique, c’est une vision occidentale de la Chine qui s’impose, désincarnée, illustrée mais jamais incarnée.
Même la structure narrative, pensée comme un parcours découpé en chapitres, ne propose aucun retour intelligent sur vos choix. Aucun arbre de progression, aucun récapitulatif, aucune façon de rejouer une scène en altérant votre décision. Les embranchements étant inexistants, le système de navigation interne devient inutile. Pas de galerie, pas de bonus déverrouillables, pas de concept art à feuilleter. Rien ne vous récompense pour avoir terminé l’histoire. Rien ne vous donne envie de recommencer.
Shuyan Saga propose une expérience rigide, figée dans un canevas aussi peu souple que ses combats. Le jeu ne progresse jamais. Il reste immobile, illustré, figé dans un format sans profondeur ni fonction.
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