Sorti le 12 juillet 2023 sur Xbox Series (après un premier lancement sur Nintendo Switch et PC à l’automne 2022), Sea Horizon est le tout premier jeu des Taïwanais de 45 Studio, édité par Eastasiasoft. Un projet indépendant porté avec conviction, et qui, sans bruit ni fureur, vient poser son ancre dans les eaux fertiles du RPG roguelite tactique, à la croisée du jeu de plateau, du deckbuilder et de la narration éclatée.
Derrière son style graphique délicat et ses cartes hexagonales ciselées comme des pièces de go, Sea Horizon dissimule une structure mécanique d’une richesse inattendue, où chaque décision engage, chaque trajet coûte, et chaque héros révèle une vision du monde et une stratégie propre. En surface, il y a l’élégance. En profondeur, un cœur de jeu d’une complexité maîtrisée, oscillant entre aventure solitaire et micro-odyssée collective.
Mais cette perle d’indépendance, brillante sous la lumière du gameplay, conserve-t-elle tout son éclat une fois confrontée à la longue traversée ? Ou s’échoue-t-elle sur les récifs d’un projet trop ambitieux pour ses moyens ?
Fragments de destins sur mers fracturées
Sea Horizon ne raconte pas une grande fresque continue. Il choisit l’éclatement, la brièveté, la variation, et livre son récit par touches successives, au fil de chapitres indépendants incarnant chacun un héros unique. Chaque segment est une aventure autonome, une parenthèse narrative d’une trentaine de minutes, où l’on découvre une contrée, une motivation, un fragment d’histoire… et surtout une manière radicalement différente de jouer.
Dans cette structure morcelée, la narration ne cherche jamais l’ampleur, mais l’efficacité évocatrice. Chaque personnage dispose de son propre objectif, de son ton, de son rythme. Le prêtre est pétri de doute, le voleur muselé par sa colère, la guerrière ravagée par une perte, et tous avancent vers leur fin avec un mélange de résignation et de volonté. Ce sont des archétypes simples, mais portés par une mise en contexte efficace, une écriture qui, sans bavardage, donne corps à ces figures et crédibilise leur quête.
C’est aussi par leur gameplay que ces personnages se définissent. Le récit passe autant par les mots que par les mécaniques : un héros impétueux aura un deck agressif, un autre prudent privilégiera les buffs ou les esquives, et le joueur comprend instinctivement, par l’expérience, ce que chaque style dit de l’âme qu’il incarne. Ici, le gameplay devient narration. L’équilibre devient discours. Et ce choix de conception offre une immersion silencieuse, mais puissante.
Le fil rouge global reste ténu, presque secondaire. Le monde de Sea Horizon est un archipel morcelé par un cataclysme ancien, où chaque personnage explore une portion de vérité, un pan de mythe, un souvenir de civilisation. On ne cherche pas à reconstituer une chronologie, mais à emboîter des fragments de mémoire pour reconstruire une géographie émotionnelle. C’est un monde d’échos, de ruines, de regrets. Et cette approche minimaliste, loin d’affaiblir l’ensemble, renforce la densité symbolique de chaque voyage.
Mais tout n’est pas aussi bien taillé que les intentions. Certains héros, comme le Paladin, souffrent d’un traitement mécanique moins équilibré, ce qui affecte également leur impact narratif. Et la localisation française, défaillante, plombe régulièrement les tentatives de caractérisation. Maladroites, floues, parfois absurdes, les traductions dénaturent le propos et brisent l’attention.
Malgré cela, Sea Horizon parvient à faire vivre ses personnages non par des cutscenes, mais par leurs choix, leurs sacrifices, leurs cartes et leur solitude. Et c’est une réussite.
Cartes affamées, dés sculptés et routes incertaines
Sous ses airs d’élégant jeu d’exploration à l’ancienne, Sea Horizon cache l’un des systèmes de jeu les plus ingénieux et addictifs du RPG indépendant récent. Sa boucle de gameplay repose sur une structure duale, fondée d’une part sur une carte hexagonale à parcourir case par case, d’autre part sur un système de combat combinant deckbuilding et gestion de ressources aléatoires. Et dans cet équilibre entre route et affrontement, stratégie et imprévu, le jeu brille avec une justesse rare.
L’exploration, tout d’abord, impose une logique cruelle et passionnante. Chaque déplacement consomme de la nourriture. Lorsque cette ressource vient à manquer, ce sont vos points de vie qui s’effondrent. Et comme se nourrir est coûteux, rare, et contraint par la géographie des campements, chaque pas devient un choix à risque, chaque détour un pari, chaque trajet une équation morbide entre survie et ambition. Cette pression permanente, simple dans son concept, transforme la moindre exploration en acte tactique, où planifier son itinéraire devient aussi vital que construire son build.
Le level design de la carte, semi-aléatoire, repose sur une distribution variée des événements — combats, trésors, temples, lieux de soin, boss — et invite à l’optimisation constante. Rien n’est jamais gratuit, rien n’est jamais neutre. Il faut économiser, contourner, sacrifier. C’est une tension mécanique forte, mais qui, dans les modes libres ou donjon, peut parfois se transformer en contrainte pénible, surtout quand les options de ravitaillement deviennent rares ou injustes. Une option d’achat de provisions aurait largement suffi à atténuer cette rigueur parfois excessive.
Côté combats, Sea Horizon abandonne la surenchère de cartes pour proposer un deck compact, clair, lisible, où chaque compétence doit être maîtrisée, comprise, optimisée. Quatre cartes au départ, puis une de plus à chaque niveau. Chacune coûte un ou plusieurs symboles — force, magie, agilité, défense, ou vide — tirés aléatoirement à chaque tour sous forme de dés. Ce système, aussi simple qu’efficace, mêle planification et adaptation, et offre des possibilités de build d’une richesse incroyable.
Les synergies entre cartes, équipements, effets de buff et de debuff créent une dynamique profondément satisfaisante, où l’on sent à chaque niveau franchi une montée en maîtrise. Les héros étant tous uniques, chaque partie devient un terrain d’expérimentation différent. Certains personnages jouent la prudence, d’autres misent sur la prise de risque, la rage, le sacrifice de leur défense ou de leurs ressources. L’aléatoire n’est jamais punitif : il est encadré par la construction du deck et du stuff, offrant un juste équilibre entre chaos et contrôle.
Et c’est là que Sea Horizon excelle : dans cette sensation rare de bâtir quelque chose, pas à pas, de comprendre chaque effet, chaque carte, chaque relique. Le jeu devient un terrain d’alchimie stratégique, où le plaisir vient de la précision, non de l’accumulation.
Certes, certains personnages sont déséquilibrés, et l’absence de soin hors combat rend les premières parties brutales. Mais jamais injustes. Car Sea Horizon, malgré ses contraintes, vous laisse toujours une marge de manœuvre, une chance, un plan B — si vous savez l’inventer.
Océans de brume, silences mélodiques, reliefs envoûtants
Sea Horizon n’explose jamais à l’écran. Il ne cherche pas l’esbroufe, ni la surenchère technique. Il préfère la sobriété d’un monde morcelé, à la fois stylisé et symbolique, composé d’îlots suspendus entre le rêve et l’oubli. Visuellement, le jeu adopte une direction artistique limpide, lumineuse, aux textures douces, qui évoque davantage un jeu de plateau que l’ambition réaliste des RPG traditionnels. Et ce choix, loin d’être minimaliste, s’impose avec force comme un parti pris graphique pleinement assumé.
Chaque tuile hexagonale, chaque structure, chaque personnage est modélisé avec une clarté géométrique qui renforce l’ergonomie globale. Les couleurs sont choisies avec soin — tons pastel, ombres douces, effets météo diffus — et l’ensemble évoque une carte au trésor animée, mouvante, lisse comme une peinture à l’encre sur papier de riz. C’est beau sans être pompeux, lisible sans jamais paraître pauvre. Un équilibre subtil qui fait de Sea Horizon une œuvre élégante, modeste et mémorable.
Les animations, elles, suivent cette logique de retenue. Les attaques sont sobres, les effets visuels réduits à l’essentiel : un éclair, une onde, une détonation symbolique. Et cela fonctionne, car tout est parfaitement lisible. Les transitions entre les combats, les événements, les explorations s’enchaînent sans heurts, créant une fluidité visuelle constante, propice à l’immersion.
Mais c’est dans le domaine sonore que Sea Horizon touche parfois au sublime. La bande-son, aérienne, discrète, enveloppante, joue sur des motifs mélancoliques, des nappes prolongées de cordes légères, quelques percussions étouffées et des mélodies insulaires. Loin d’imposer une identité tonitruante, la musique accompagne le voyage avec humilité, comme un souffle, une mémoire flottante.
Chaque lieu semble avoir son propre climat sonore, et les moments de silence, souvent prolongés, deviennent aussi importants que les notes elles-mêmes. Ce vide maîtrisé, cette pudeur acoustique, permettent à la tension des mécaniques de s’exprimer sans surcharge, en laissant respirer l’espace mental du joueur. Les bruitages, eux, sont précis, brefs, fonctionnels : un cliquetis, un souffle, le bruissement d’une case parcourue.
Mais un défaut majeur vient obscurcir cette composition délicate : la localisation française, catastrophique, affecte non seulement les dialogues, mais également la lisibilité de certaines compétences ou interfaces. Fautes grossières, traductions absurdes, formulations maladroites… l’élégance visuelle et sonore du titre se heurte à un mur linguistique, qui gêne l’immersion et peut, par moments, créer une confusion mécanique.
Sea Horizon reste néanmoins un monde cohérent, sculpté avec soin, où la beauté se trouve dans l’économie des moyens et la finesse de la composition.
Fragments persistants, tensions mesurées, solitude bien pesée
Sea Horizon repose sur une architecture claire, rigoureuse, parfaitement adaptée à ses ambitions. Trois modes de jeu coexistent : la campagne narrative, qui vous propose de découvrir les fragments d’un monde à travers une série de courts chapitres incarnés par différents héros ; le mode donjon, plus compact, pensé comme une boucle tactique centrée sur la survie et les récompenses exclusives ; et enfin l’aventure libre, qui déploie l’ensemble des mécaniques avec une liberté accrue. Ce triptyque fonctionne avec fluidité, prolongeant la rejouabilité sans jamais trahir l’essence du titre.
Chaque mode débloque des éléments pour les autres. Terminer un chapitre, réussir certains objectifs, débloquer un héros ou un skin : tout est interconnecté. Cette construction croisée incite à explorer le jeu dans sa globalité, et à ne jamais se contenter d’un seul format. D’autant que les personnages, une fois débloqués, offrent des variations de gameplay si importantes qu’ils transforment à eux seuls la structure de la partie.
Le système de progression, basé sur l’obtention de pièces et d’objectifs secondaires, fonctionne parfaitement… mais manque parfois de clarté. Aucun moyen de consulter précisément ces objectifs avant de terminer une session, ce qui oblige à multiplier les essais à l’aveugle ou à improviser. Un ajout simple — une fiche de mission accessible — suffirait à lisser ce point.
Côté interface, Sea Horizon se montre exemplaire. Lisibilité parfaite des cartes, affichage des effets, navigation fluide, tout est pensé pour que le joueur se concentre sur les choix, pas sur les manipulations. Même sur console, aucun accroc, aucun ralentissement, aucun bug à signaler. C’est sobre, propre, efficace.
La génération aléatoire des événements — placement des ennemis, des trésors, des campements — assure une diversité constante entre les runs, sans jamais nuire à l’équilibre général. On sait où l’on va, mais on ne sait jamais ce qui s’y trouvera. Une tension qui s’installe naturellement, sans forcer.
Mais un problème d’équilibrage vient troubler l’harmonie. Certains personnages (comme le Paladin) semblent désavantagés dans leur conception même, là où d’autres écrasent le contenu sans difficulté une fois maîtrisés. Ce déséquilibre génère des frustrations inutiles, et pousse à délaisser certains héros pourtant intéressants sur le plan narratif ou mécanique.
Enfin, malgré sa grande élégance, le jeu ne propose aucune option multijoueur, aucun mode en ligne, ni même de tableau de scores. Sea Horizon est une expérience purement solitaire, fermée sur elle-même, mais c’est aussi ce qui fait sa force : un jeu de silence, de réflexion, de tension intérieure, où chaque décision se prend face à soi-même.
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