Il est des ouvrages qui semblent avoir été écrits dans les marges d’un rêve oublié. Roguebook, né de l’imagination du studio belge Abrakam et épaulé par Nacon, se présente comme une fresque cartographique au cœur d’un monde réenchanté. Sorti sur Nintendo Switch le 21 avril 2022, ce rogue-like hybride marie exploration procédurale, construction de decks et choix tactiques au sein d’un univers partagé avec Faeria. Mais ici, les règles sont écrites à même les pages mouvantes d’un livre vivant, et chaque run devient une traversée d’encre et de papier où les héros affrontent l’inconnu sous le regard silencieux du destin.
Pour concevoir cette œuvre, Abrakam s’est adjoint les talents du mythique Richard Garfield, créateur de Magic: The Gathering, dont le nom suffit à faire frémir n’importe quel amateur de jeu de cartes. Ce mariage entre poésie interactive et rigueur ludique, entre narration onirique et mécanique de deckbuilding, forme une promesse : celle d’un titre capable de transcender ses influences pour offrir une aventure aux reflets d’aquarelle. Mais dans ce recueil d’univers épars, que reste-t-il au fil des pages déchirées par la répétition et la stratégie contrariée ? Une épopée gravée à l’encre de sang… ou un manuscrit qui se réécrit sans jamais parvenir à s’achever ?
Les murmures de l’encre et les héros prisonniers des marges
Dans Roguebook, vous n’êtes pas un héros venu sauver le monde, mais un duo d’âmes intrépides perdues dans un livre maudit dont chaque page est une énigme, chaque mot un piège, chaque illustration une menace dissimulée. Vous incarnez Sharra, guerrière intrépide, et Sorocco, colosse placide, contraints de percer les mystères de ce grimoire mouvant pour en trouver l’issue. Mais derrière cette quête d’évasion se dessine un autre voyage, bien plus symbolique : celui de la reconstruction d’un récit éclaté, d’un monde réécrit à l’encre des choix, des défaites et des fragments de mémoire retrouvés.
Le monde de Faeria, déjà esquissé dans le précédent titre d’Abrakam, renaît ici sous une forme plus incantatoire. Les dialogues, rares mais ciselés, les descriptions environnementales, les bribes de textes découverts au fil des chapitres, tissent une tapisserie narrative où chaque élément s’agence comme une strophe de conte ancien. On ne raconte pas l’histoire de Roguebook : on la découvre par le biais de réminiscences, d’objets enchantés, de rencontres symboliques, comme si chaque recoin du livre était hanté par les échos d’un passé qui refuse de disparaître.
Les personnages secondaires, bien que peu nombreux, marquent par leur étrangeté et leur cohérence visuelle. Le vieux marchand errant, les entités protectrices, les créatures énigmatiques croisées dans les méandres du livre, agissent comme des ombres portées sur votre progression. Ce sont des reflets d’un récit plus vaste, des éclats de sens dans un monde brisé qu’il vous revient de recoller, non pas en tant que sauveur, mais comme lecteur actif d’un univers qu’il faut révéler par l’exploration.
Mais plus que le scénario linéaire, c’est l’univers lui-même qui raconte. Chaque page du Roguebook devient un territoire à sonder, chaque portion révélée avec de l’encre magique vous confronte à un choix, à une bifurcation, à un fragment de vérité. Le texte, ici, se lit avec les pieds. Vous ne parcourez pas une histoire écrite à l’avance, vous la tracez dans les marges d’un ouvrage dont vous êtes à la fois le héros et le scribe.
Les cartes, les dés et les engrenages de l’aléatoire
Sous ses enluminures enchanteresses, Roguebook déploie un cœur mécanique où chaque décision se joue à la lisière du hasard et de la stratégie contrariée. En tant que rogue-like deck builder, le titre s’articule autour d’une succession de combats procéduraux, de construction de decks évolutifs, et d’exploration de pages que l’on découvre lentement à l’aide d’encres magiques. Chaque run est une nouvelle lecture, un nouveau tracé dans les plis du livre, mais aussi une mise à l’épreuve des nerfs face à des systèmes qui tendent vers l’arbitraire.
À chaque tour, vous piochez cinq cartes et disposez de trois points d’action. Une mécanique simple en apparence, mais rapidement corsetée par une règle lourde de conséquences : toutes les cartes non jouées sont automatiquement défaussées. Ce choix radical interdit toute planification à long terme, toute logique de combo différée, toute réserve stratégique. L’instant prévaut sur l’anticipation, et l’aléatoire s’installe comme maître du tempo. L’information donnée — les attaques à venir des ennemis affichées via des icônes — crée l’illusion d’un jeu de lecture et de préparation, mais en l’absence de main conservée, cette transparence devient cruelle. Il ne reste qu’à espérer que les bonnes cartes tombent au bon moment.
La gestion des ressources et l’ajout de gemmes — ces cristaux qui modifient les effets de vos cartes — auraient pu apporter profondeur et nuance. Mais leur implémentation favorise trop souvent le remplacement pur et simple, vidant l’inventaire de toute progression organique. On construit rarement un jeu de synergies ; on réécrit sans cesse un puzzle éphémère, où chaque amélioration rend obsolète ce qui précède, comme si l’effort du joueur était perpétuellement effacé.
La structure du gameplay repose sur une carte générée aléatoirement, masquée au départ et révélée à l’aide de fioles d’encre gagnées en combat. Cette mécanique crée une boucle de progression originale, où chaque pas réclame une ressource et chaque détour devient un pari. On explore avec prudence, on cherche les trésors cachés, on choisit ses affrontements avec soin. Cette tension constante entre nécessité d’exploration et gestion du risque constitue l’un des rares ressorts ludiques pleinement réussis.
Enfin, le système de duo de héros introduit une logique de placement à double couche. Chaque personnage possède ses forces et ses faiblesses selon sa position : en première ligne pour encaisser, en arrière pour infliger. Ce positionnement ajoute une strate tactique bien pensée, que le joueur apprend à apprivoiser au fil des défaites, notamment grâce aux objets débloqués entre les runs. L’optimisation passe ici par la compréhension des dynamiques propres à chaque binôme, un terrain fertile que les mécaniques de combat n’exploitent toutefois qu’en partie.
L’enluminure en clair-obscur et les résonances d’un rêve éveillé
Il suffit d’un seul regard pour que Roguebook imprime sa signature visuelle dans l’imaginaire. Loin des fastes techniques ou des animations spectaculaires, le titre opte pour une 2D illustrée, sobre mais inspirée, où chaque élément semble avoir été peint à la main avec la patience d’un moine copiste. On y retrouve des teintes profondes, des contrastes puissants, et une ambiance visuelle héritée à la fois des contes scandinaves et des récits médiévaux enluminés. C’est un monde à la fois feutré et éclatant, dont les détails s’effacent volontairement derrière une palette onirique.
La filiation artistique avec Faeria est immédiate, mais Roguebook s’en détache en injectant une dimension plus sombre, presque crépusculaire. Les silhouettes sont stylisées, les créatures étranges, et les décors possèdent une texture brumeuse qui évoque l’encre qui se répand sur une page encore humide. Les personnages sont animés avec économie, mais chaque posture, chaque mouvement minimaliste semble participer à cette esthétique du récit figé, comme une fable que l’on raconte plus qu’on ne joue.
Les environnements ne varient guère dans leur structure, mais la richesse des couleurs et des motifs compense en partie la répétition. Chaque combat se déroule dans un décor illustré, qui agit davantage comme toile de fond symbolique que comme espace tangible. Cette abstraction volontaire participe à l’atmosphère du titre, renforçant l’idée que vous explorez les marges d’un livre vivant, plutôt qu’un monde physique.
La bande-son s’accorde parfaitement à cette direction artistique. Les compositions, discrètes mais soignées, évoquent à plusieurs reprises les orchestrations feutrées d’un Fable, avec des accents mélancoliques et quelques fulgurances héroïques bien dosées. Chaque mélodie semble provenir d’un ailleurs indistinct, comme si elle se lisait entre deux paragraphes oubliés. Le thème principal, récurrent, agit comme un fil musical tissé entre les runs, liant les tentatives successives par une résonance familière.
Les bruitages se contentent de l’essentiel, mais les effets d’impact, les sons de magie et les transitions d’exploration soutiennent efficacement l’immersion sans jamais trahir l’identité feutrée du titre. Dans ce livre sans narrateur, le son devient un encrier discret, ponctuant votre progression avec humilité.
Les mécanismes du recommencement et les limites du parchemin ludique
À l’image des grimoires magiques dont il s’inspire, Roguebook repose sur un principe de renaissance perpétuelle. Chaque défaite ramène à la première page, mais cette boucle n’est jamais totalement stérile. Vous emportez avec vous quelques artefacts durables, des “embellissements” glanés au fil de l’exploration, des pages arrachées à l’oubli pour améliorer vos capacités à chaque run suivante. Le jeu applique ainsi les codes du rogue-like avec cohérence : apprendre par l’échec, progresser par itération, affiner sa stratégie au gré des découvertes.
L’une des idées les plus singulières du jeu réside dans l’usage de l’encre, ressource indispensable pour révéler de nouvelles zones de la carte. Ce choix transforme l’exploration en mécanique active : vous ne découvrez pas le monde, vous le recréez. Chaque portion dévoilée est une décision, chaque détour une opportunité ou un risque calculé. Ce principe installe un équilibre intéressant entre hasard et contrôle, et confère à chaque run une topographie mouvante, dont la lisibilité dépend autant de la mémoire du joueur que de son audace.
Sur Nintendo Switch, le jeu se montre stable, avec des temps de chargement raisonnables et une interface adaptée au format portable. L’ergonomie générale est fonctionnelle, bien que les manipulations dans les menus puissent manquer de fluidité lors des choix rapides en combat. La lisibilité reste globalement satisfaisante, même si certains textes affichés en surimpression ou effets de gemmes mériteraient une mise en forme plus claire dans le feu de l’action.
La difficulté, quant à elle, s’installe par paliers inattendus. Les premiers combats se laissent apprivoiser sans résistance, mais les ennemis élites et les boss imposent un saut brutal dans les exigences tactiques. Cette dissonance contraint le joueur à des optimisations rigoureuses et à des décisions tranchées dans sa gestion de l’espace, des ressources et des priorités de déplacement. Chaque artefact compte, chaque combo devient vital, et la moindre erreur se paie au prix fort.
En revanche, malgré cette rigueur progressive, Roguebook ne propose pas de contenu endgame particulièrement développé. Les variantes de héros ou les combinaisons d’objets apportent une certaine rejouabilité, mais l’absence de modes alternatifs, de défis supplémentaires ou d’évolution structurelle à long terme limite la densité du livre une fois ses premières couches explorées. L’expérience, riche à court terme, semble conçue comme un recueil de poèmes : elle se relit, se savoure par fragments, mais ne se réinvente pas indéfiniment.
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