En 1994, Rise of the Triad faisait feu de tout bois, propulsé par un moteur boosté et des idées explosives. Conçu d’abord comme une suite officieuse de Wolfenstein 3D, le jeu s’est affranchi de son ascendance pour devenir l’un des FPS les plus singuliers de son époque, à la fois furieux, irrévérencieux et résolument avant-gardiste. Imaginé par Apogee Software, bientôt connue sous le nom de 3D Realms, et porté par la même ferveur créative qui a donné naissance à Commander Keen ou Duke Nukem, le titre s’est imposé comme un concentré de brutalité pixelisée, d’expérimentations insensées et de level design acrobatique.
Près de trente ans plus tard, c’est Nightdive Studios, artisan du patrimoine vidéoludique, qui exhume cette relique avec Rise of the Triad: Ludicrous Edition, disponible depuis le 29 septembre 2023 sur toutes les plateformes, dont la Nintendo Switch, support de cette version testée. Fidèle à sa réputation, le studio ne propose pas un simple lifting, mais une restauration intégrale enrichie de contenus longtemps restés inaccessibles. Nouveaux scénarios, options modernisées, assistance gyroscopique, localisation en français : cette version Ludicrous a tout d’un banquet rétro-futuriste.
La question n’est donc pas de savoir si Rise of the Triad: Ludicrous Edition est fidèle à son modèle. Il l’est jusqu’à la moelle. La vraie interrogation est ailleurs : en 2023, ce concentré d’adrénaline, de level design fractal et de violence stylisée parvient-il encore à provoquer ce même frisson de liberté pixelisée, ou reste-t-il figé dans le formol d’une époque révolue ?
Cinq flingues, une île et une secte en rut
Derrière son esthétique rugueuse et ses cris de guerre en 8 bits, Rise of the Triad: Ludicrous Edition conserve l’essentiel de sa narration originelle, simple mais redoutablement efficace. Vous rejoignez les rangs du HUNT (High-risk United Nations Taskforce), escouade d’élite envoyée sur une île isolée pour neutraliser un culte sanguinaire déterminé à faire basculer le monde dans le chaos. Les fondations scénaristiques se posent en quelques lignes de texte pixelisé, mais l’important n’est pas là : c’est le cadre qui détonne, et l’ambiance qui explose à chaque instant.
Plutôt que de vous imposer un avatar unique, le jeu vous propose de choisir entre cinq personnages jouables, chacun doté de statistiques spécifiques. Taradino, le classique héros équilibré, cohabite avec Doug, véritable mur humain, lent mais pratiquement indestructible. Chaque profil apporte un rythme distinct aux affrontements, ce qui incite à rejouer les campagnes sous un angle différent, variant la sensation de puissance ou la réactivité selon vos envies.
Cette variété trouve un écho dans les quatre campagnes distinctes proposées : The Hunt Begins, Dark War, Rott l’Extrême et La Hunt Continue. Loin d’un simple recyclage, cette structure intègre des niveaux issus de versions bêtas, de contenus partiellement diffusés dans des sharewares oubliés ou d’extensions jamais publiées. L’ensemble forme un récit éclaté, sans cinématique mais avec une cohérence de ton admirable. Chaque campagne offre sa propre montée en intensité, son lot de pièges et de fureur.
La narration reste minimaliste, mais elle s’habille d’un folklore absurde, nourri de références visuelles, de cris digitaux, de gimmicks en tout genre. Ici, un moine armé d’un lance-roquettes vous attend derrière une colonne. Là, un décor rappelle un temple inca détraqué, ou un bunker fasciste égaré dans une hallucination psychédélique. Le tout compose une fresque aussi chaotique qu’énergique, où l’histoire s’écrit en lettres de sang pixelisées, sans détour ni surinterprétation.
Le choix de la difficulté ajoute une dernière touche à cette dramaturgie sanglante. Le mode dingo porte bien son nom : un enfer concentré d’ennemis ultra-agressifs et de niveaux truffés de pièges vicieux. S’il trouve sa pleine mesure sur PC, il devient plus périlleux sur Nintendo Switch en raison de la maniabilité plus capricieuse — mais nous y reviendrons. Malgré cela, chaque run raconte une histoire de survie où le scénario n’est pas imposé : il se construit par le biais de vos exploits, de vos échecs, et de votre capacité à semer le chaos dans des couloirs de mort parfaitement architecturés.
Des pixels en furie, des temples en feu, et du gibier en habits de moine
Rise of the Triad: Ludicrous Edition ressuscite un gameplay d’école, celui des fast-FPS pré-Doom II, où l’adrénaline prime sur la stratégie et où la fluidité des déplacements compte autant que la puissance de feu. À l’instar d’un ballet sanglant parfaitement réglé, le jeu repose sur une rythmique constante de carnage, d’exploration et de rebondissements. Les mécaniques, simples dans leur architecture, deviennent jubilatoires dans leur exécution.
Chaque niveau est une arène à ciel ouvert ou un couloir truffé de pièges, de bumpers, de plateformes suspendues et de portes à ouvrir en plein rush. L’architecture joue la verticalité comme peu de titres de son époque, grâce à l’utilisation de trampolines, ascenseurs et autres gadgets qui transforment chaque salle en puzzle mouvant. Le rythme est soutenu, presque frénétique : on court, on saute, on explose, on dévie des missiles, on active des interrupteurs secrets… et on recommence, le tout sur fond de hurlements numériques et de sprites qui volent en morceaux.
Le système de combat repose sur une panoplie d’armes étonnamment diversifiée. En plus des incontournables pistolets et fusils mitrailleurs, le jeu vous met entre les mains des artefacts destructeurs : lance-missiles à dispersion, bâtons magiques incendiaires, bombes à tête chercheuse, sans oublier les pouvoirs temporaires conférant invisibilité, invincibilité ou vitesse extrême. Certains effets transforment votre avatar en entité divine capable de vaporiser une salle entière en quelques secondes. Le tout est aussi grotesque qu’efficace.
La présence de passages secrets par dizaines renforce l’envie de fouiller chaque recoin. Des murs destructibles, des téléporteurs, des plateformes camouflées incitent à l’expérimentation. Chaque niveau devient un petit labyrinthe plein de malice, où l’on peut tout autant courir droit devant ou prendre le temps d’explorer. Ce mélange entre linéarité dynamique et exploration latente donne un souffle inattendu à un jeu pourtant pensé dans les années 90.
Le moteur de jeu, dérivé de celui de Wolfenstein 3D mais grandement modifié, permet une liberté de visée totale : chaque ennemi peut être ciblé dans toutes les directions, un luxe technique pour l’époque, désormais intégré comme une évidence dans cette version modernisée. Le feeling reste particulier, volontairement rétro, avec des animations rapides, des déplacements glissants et une inertie très arcade. Et c’est précisément cette sensation, brute et authentique, qui procure autant de plaisir.
Sur Nintendo Switch, le gameplay prend une tournure inattendue grâce à l’intégration du gyroscope. En mode portable, la visée assistée devient une alliée précieuse, permettant des ajustements précis et naturels. Déroutante au départ, elle devient rapidement une extension intuitive du gameplay, compensant les limites des Joy-Cons, moins à l’aise pour ce type de FPS ultra-réactif. En mode docké, l’expérience reste possible, mais l’absence de souris se fait sentir dès que le jeu accélère.
Ainsi, Ludicrous Edition tient son nom autant pour son contenu démesuré que pour son gameplay survolté, intensément fidèle à l’esprit des années 90, mais injecté d’un zeste de confort moderne. Chaque affrontement est une fête de pixels, chaque run une fuite en avant dans un enfer bigarré et jubilatoire. On saute, on rit, on meurt, on recommence. Et on y retourne, parce que ça fait du bien.
Du sang en 16 couleurs, des hurlements en stéréo
Rise of the Triad: Ludicrous Edition assume pleinement ses origines. Il ne cherche pas à lisser ses angles, ni à masquer son âge derrière une surcouche graphique artificielle. Au contraire, il revendique sa patine pixelisée, son esthétique brute, et sa mise en scène survoltée, fidèles à l’année 1994. Le jeu ne simule pas le rétro, il l’est jusqu’à la moelle, avec ce charme granuleux et ces animations saccadées qui claquent comme des coups de fouet sur fond noir.
Le travail de Nightdive Studios consiste ici moins à embellir qu’à stabiliser : les sprites originaux sont conservés, les couleurs éclatent à l’écran, les explosions prennent toute la place sans pour autant surcharger la lisibilité. L’interface a été repensée pour s’adapter aux écrans modernes, mais les décors conservent leurs murs texturés façon papier peint digital, leurs monastères stylisés et leurs couloirs tapissés d’absurdité. L’univers de Rise of the Triad reste profondément décalé, à la frontière du nanar visuel et du manifeste punk.
Les environnements jouent sur la diversité thématique, enchaînant zones forestières, temples maudits, couloirs urbains et pièges mécaniques inspirés des serials d’aventure. Certains niveaux évoquent les pires cauchemars d’un moine architecte croisé avec un level designer psychédélique. Cette variété, bien que construite avec des briques simples, donne au jeu une allure labyrinthique et hypnotique.
Un détail amusant vient renforcer l’absurdité ambiante : les visages des ennemis sont ceux de l’équipe de développement. Ce clin d’œil ajoute une touche méta à chaque carnage, et transforme l’affrontement en un théâtre grotesque où l’on canarde des clones moustachus criant à pleins poumons.
La bande-son, composée dans l’esprit des productions Apogee, vibre au rythme des morceaux MIDI metal, avec des lignes mélodiques simples, efficaces, et farouchement énergiques. Chaque niveau dispose de son thème propre, souvent court, mais immédiatement identifiable. L’ensemble évoque un concert chiptune improvisé dans une église envahie par les flammes, porté par des nappes synthétiques et des percussions claquantes.
Les bruitages participent pleinement à l’ambiance : râles grotesques, cris digitalisés, explosions distordues, bips de portes et autres grognements absurdes renforcent l’identité sonore du jeu. Chaque arme dispose de son propre son d’impact, chaque plateforme émet un chuintement reconnaissable, et les tirs en rafale ponctuent chaque action d’un rythme martial. Le résultat est un vacarme organisé, profondément rétro, mais jamais désagréable.
Le doublage, minimal mais savoureusement caricatural, reste en anglais, avec une traduction française intégrale pour les textes. Cette dernière, bien qu’approximative — certains menus ou dialogues affichent des tournures mécaniques — a le mérite d’exister, et permet enfin à un public francophone d’explorer cet univers dans sa langue, même bancalement. Le charme opère, malgré les coquilles, car l’essence du jeu ne réside pas dans la précision lexicale mais dans l’impact sensoriel.
Sur Nintendo Switch, la performance technique reste exemplaire. Aucun ralentissement ne vient perturber l’action, les temps de chargement sont quasi inexistants, et le jeu tourne avec une fluidité constante, en portable comme en mode docké. Dans un genre aussi nerveux, cette stabilité est une bénédiction.
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