Développé par Arkane Austin et publié par Bethesda Softworks, Redfall est sorti le 2 mai 2023 sur Xbox Series et PC. Présenté comme une exclusivité phare du catalogue Microsoft, ce jeu de tir coopératif en monde ouvert fut aussi l’un des plus violemment conspués de la décennie. Promu, surexposé, puis livré au public dans un état jugé inacceptable, le titre a cristallisé les critiques, les moqueries et les renoncements. Pour beaucoup, il incarne la chute d’un studio autrefois maître du détail et du level design, auteur du remarqué Prey et des cultissimes Dishonored.
Mais derrière la vindicte, derrière les procès d’intention et les récits apocalyptiques d’un lancement raté, que reste-t-il ? Un jeu brisé ? Une œuvre trahie par ses propres ambitions ? Ou un titre mésestimé, défiguré par une communication trompeuse, mais porteur d’une certaine vision ?
Un culte du sang sans venin narratif
Dans Redfall, vous incarnez un rescapé piégé sur une île du Massachusetts, assiégée par des vampires issus de manipulations pharmaceutiques. Ce point de départ, aussi classique qu’efficace, aurait pu servir de rampe vers une narration à la Dishonored, fragmentaire mais dense, ponctuée de récits cachés dans les recoins d’un monde oppressant. Ce n’est pas le cas. Car si Redfall reprend le procédé des notes, échos spirituels et souvenirs éparpillés, il ne parvient jamais à faire émerger un récit fort. Le cœur est creux, et le sang peine à coaguler.
Les quatre protagonistes jouables disposent chacun d’un passé, d’un style, d’un ton : Jacob, le sniper hanté ; Layla, la télékinésiste étudiante ; Remi, l’ingénieure de combat et son robot Bribón ; Devinder, l’inventeur chasseur de monstres. Leur écriture évoque plus une fiche de personnage qu’un arc narratif, et si chacun possède des compétences distinctes, leur histoire reste une façade, sans évolution ni implication réelle au fil de la progression.
Le lore principal, accessible à condition de lire tout ce que le jeu dissémine dans ses décors, raconte une entreprise pharmaceutique ayant précipité la catastrophe vampirique. Une milice privée tente d’étouffer l’affaire, tandis qu’une secte humaine se met au service des suceurs de sang. Un scénario de série B, où chaque rebondissement est attendu, chaque personnage secondaire interchangeable, chaque mission principale vidée de tension dramatique.
Les PNJ censés structurer la rébellion – Anna, Eva, le Dr Hunt – n’ont ni charisme ni fonction réelle dans l’univers. Leur présence rappelle les seconds couteaux de Destiny ou The Division, ceux que l’on croise sans jamais s’en souvenir. Le jeu tente de leur attribuer un détail pour forcer l’empathie : une grossesse, une foi douteuse, une balafre. Mais rien n’accroche, rien ne dépasse, rien ne survit à l’oubli.
Seules les missions liées aux vampires supérieurs, et les incursions dans les nids, éveillent quelque chose. Là, l’imagerie gagne en force, les décors en étrangeté, les enjeux en intensité. Mais il faut attendre longtemps. Trop. Plus de dix heures, souvent, avant de percevoir un frémissement narratif. D’ici là, l’aventure se résume à une routine sans chair.
Redfall ne trahit pas les méthodes d’Arkane, mais il échoue à leur donner sens. La narration environnementale devient accessoire, l’histoire principale se perd dans les clichés, et le casting jouable n’évolue jamais. Un monde figé, où les crocs des vampires sont plus acérés que la plume de ses auteurs.
Un pieu dans chaque main mais aucun cap à suivre
Redfall a été vendu comme un jeu multijoueur en monde ouvert à la Left 4 Dead, pensé pour la coopération, la synergie et la chasse au vampire entre amis. En réalité, il s’agit d’un jeu solo déguisé, linéaire dans ses objectifs, limité dans sa structure, et dont l’équilibre de difficulté rend les compagnons de route anecdotiques. C’est là l’un de ses premiers mensonges — et peut-être le plus dommageable.
Le système de jeu repose sur une boucle classique : missions principales, exploration libre, nettoyage de quartiers, affrontements avec des factions ennemies. Le tout dans une structure semi-ouverte en deux cartes bien distinctes. Mais le rythme est lent, l’agencement du monde sans réelle verticalité, et la progression dépourvue de tension ludique durable. Ce n’est pas l’action qui manque, mais l’intention.
Le jeu propose pourtant un arsenal généreux : lance-pieux, rayons UV, fusils à pompe, fusées éclairantes, pistolets modifiés, chaque type d’arme visant un usage précis contre des ennemis aux comportements spécifiques. Les vampires, seuls véritables dangers, exigent d’être empalés ou pétrifiés avant de mourir. Une bonne idée, mais desservie par une IA calamiteuse et un manque criant de nervosité. Les humains, adeptes comme soldats, agissent comme des figurants sans mémoire, incapables de réagir à une fusillade derrière une cloison. La plupart des affrontements se résolvent sans finesse, sans flair, sans adrénaline.
Les compétences des héros apportent une légère variation : corbeau traqueur, invisibilité, rayon UV portatif, soins de zone, chaque pouvoir s’active sur un bouton, avec une recharge simple et une « ultime » qui demande d’abattre des vampires pour se remplir. Là encore, les idées sont solides mais leur exécution manque de cohérence systémique. Peu de synergies entre personnages, peu d’intérêt à jouer en équipe, peu de raisons de changer de style en cours de partie.
La progression se limite à du loot semi-aléatoire, à une montée de niveau discrète et à un arbre de talents sans prise de risque. Chaque arme est classée par rareté, chaque amélioration suit un canevas convenu. Impossible de stocker ou transférer son équipement, ni d’optimiser sa construction au long terme : aucun endgame n’est prévu, et tout est pensé pour une seule campagne fermée.
Et pourtant, malgré ces limites structurelles, Redfall trouve parfois des respirations inattendues : les nids vampiriques — zones instables hors du temps, peuplées de créatures surboostées — introduisent un stress, une tension et une logique d’infiltration que le reste du jeu n’ose jamais explorer. Là, le danger est réel. Là, la furtivité devient pertinente. Là, l’esthétique dérange, et le gameplay retrouve une direction. Mais ces pics sont trop rares, trop tardifs.
En vérité, Redfall ne sait pas ce qu’il veut être. Jeu de tir ? Immersive sim ? Action coopérative ? FPS tactique ? Slow shooter ? Chaque segment est tenu, parfois plaisant, jamais transcendant. Le résultat : une ossature complète, mais sans nerfs.
Un vernis comics sur des ruines d’un autre âge
Visuellement, Redfall est un paradoxe. Sa direction artistique affirme une patte cohérente, dans la lignée des productions Arkane : des silhouettes marquées, des textures volontairement stylisées, une ville américaine typique rongée par le surnaturel. L’inspiration comics est claire, assumée, et parfois même saisissante. Certaines maisons, certains quartiers, certains intérieurs racontent une histoire mieux que bien des dialogues. Mais ce vernis esthétique ne suffit pas à masquer un moteur technique à la dérive, bloqué dans une autre époque.
Le jeu tourne à 30 FPS verrouillés, sans fluidité particulière, sans dynamisme. Les textures bavent, l’aliasing crache au visage, les ombres oscillent entre l’acceptable et le honteux. Sur Xbox Series, l’expérience ne dépasse jamais le seuil du tolérable, et la promesse de nouvelle génération n’est jamais honorée. Aucun effet de lumière ne marque l’œil, aucun effet météo ne vient renforcer l’ambiance. Le ciel saigne parfois de façon convaincante, mais l’environnement reste désespérément figé.
Et pourtant, l’exploration fonctionne. Parce que le level design reste intelligent, parce que l’architecture urbaine donne envie de fouiller, parce que certains lieux – nids vampiriques, manoirs infestés, campements improvisés – recèlent des idées de mise en scène spatiale qui réveillent l’intérêt. Mais jamais le moteur ne parvient à transcender ces intentions.
Du côté sonore, Redfall se montre bien plus convaincant. Le sound design est d’une précision chirurgicale, notamment dans la spatialisation des menaces, les grognements des vampires, les battements surnaturels des cœurs à détruire dans les nids. Les armes claquent avec une certaine lourdeur, les ambiances urbaines respirent l’abandon. Ce travail sonore discret mais constant sauve bien des séquences, en compensant le manque de tension visuelle par une pression acoustique réelle.
La musique, en revanche, reste trop effacée. Pas de thème marquant, pas de montée orchestrale, pas de signature mélodique. Elle soutient sans encombrer, accompagne sans briller. Et dans un jeu qui aurait tant gagné à jouer la carte de l’horreur psychologique ou du gothique urbain, cette retenue devient une absence.
Enfin, les performances vocales sont inégales. Les protagonistes disposent de voix crédibles, bien que stéréotypées, mais les dialogues secondaires sombrent dans une platitude gênante, parfois mal synchronisée, parfois mal écrite. Il manque une chaleur, une ironie, un mordant – bref, une âme.
Un monde figé sous cloche mais façonné avec soin
Redfall n’est pas un monde ouvert : c’est un monde isolé. Une carte fermée, découpée en deux zones distinctes, où la progression se fait à l’ancienne, par déblocages successifs, sans endgame ni boucle infinie. Pourtant, cette structure semi-linéaire fonctionne. Elle repose sur une conception spatiale intelligente, où chaque quartier possède ses repères, ses tensions, ses trajectoires naturelles. L’exploration n’est pas spectaculaire, mais elle incite à la curiosité par un placement malin des ressources, des ennemis et des récits environnementaux.
À chaque nouvelle session, les événements dynamiques injectent un peu d’imprévu : barrages, escarmouches, patrouilles. Rien de révolutionnaire, mais assez pour éviter la stagnation. Les nids vampiriques, quant à eux, offrent un terrain de jeu plus torturé, plus onirique, avec des règles propres, des malus temporaires, et une récompense sous pression (un minuteur une fois le cœur détruit). Ce sont les seuls véritables pics de gameplay, ceux où la pression est palpable et l’exécution tendue.
Les avant-postes à libérer, les missions secondaires, les quêtes de faction souffrent en revanche d’une écriture trop creuse pour retenir l’attention. Leur intérêt vient surtout de leur design structurel, qui introduit des défis bien pensés, notamment lorsqu’il s’agit d’affronter les Lieutenants, mini-boss puissants dont les crânes serviront à invoquer des divinités vampiriques. Ce système, quoique rigide, introduit un tempo ludique appréciable.
L’économie du jeu repose sur un loot clair : tout se recycle, tout se revend. Pas de monnaie traditionnelle, mais des objets de valeur, des babioles, des ressources alimentaires – le tout avec une logique interne cohérente. Le jeu récompense la fouille, les détours, les maisons visitées jusqu’au dernier tiroir. Ce soin porté à l’exploration tranche avec la pauvreté scénaristique. Mais ici encore, la cohérence se heurte à l’abstraction : on récolte des écureuils empaillés plus volontiers que des vivres.
Enfin, malgré ses limites de surface, Redfall étonne par la diversité de ses environnements. Forêts, banlieues, littoral, montagnes, docks, hameaux… Le jeu multiplie les micro-biomes sans jamais donner l’impression d’un copier-coller. Les zones sont compactes, mais jamais claustrophobes. La ville respire, même si elle semble parfois figée hors du temps.
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