Sorti le 21 septembre 2023 sur Nintendo Switch, Raid on Taihoku est le premier projet du studio taïwanais Mizoriot Creative, un témoignage vidéoludique qui ne suit aucun sentier balisé. Porté par l’éditeur Softstar, le titre s’inscrit dans une volonté claire : redonner voix à une tragédie étouffée, restaurer la mémoire d’un événement longtemps effacé de l’histoire nationale. Le 31 mai 1945, 117 bombardiers lourds américains frappent Taihoku — aujourd’hui Taipei —, en larguant près de 3 800 bombes sur une ville dépourvue de défense. Le bilan est effroyable : plus de 3 000 morts, des dizaines de milliers de blessés, et des traces toujours visibles sur l’architecture contemporaine.
Raid on Taihoku ne cherche pas à divertir. Il expose. Il documente. Il transforme l’acte de jouer en un parcours d’empathie brutale, entre ruines fumantes, camps de fortune et couloirs d’hôpitaux bondés de victimes. Le joueur incarne Kiyoko, une jeune survivante amnésique, rescapée du raid, en quête de son passé et d’un nom mystérieux : Makoto. Sa marche à travers la ville bombardée ne suit pas l’arc classique d’un récit d’apprentissage. Elle devient une traversée sensorielle et mémorielle, ponctuée de fragments de vérité, de silences assourdissants, et d’un regard sans filtre sur la violence de guerre.
À la manière de This War of Mine ou des récits animés du Tombeau des Lucioles, le titre ne ménage jamais son audience. Il montre sans exhiber, il suggère sans édulcorer, et livre une œuvre rare dans son ambition autant que dans sa pudeur. Ce qui prend ici la forme d’un jeu vidéo s’élève comme un monument silencieux aux oubliés d’un bombardement resté trop longtemps sans récit. Une immersion intense, brève, mais profondément marquante.
Une voix sous les décombres, un cri que personne n’attendait
Au cœur de Raid on Taihoku, il y a Kiyoko, silhouette frêle au milieu des gravats, jeune survivante réveillée dans un camp de réfugiés, privée de souvenirs, arrachée à ses parents réduits en cendres dans une fosse commune. Aucun rêve ne guide son chemin, seulement un nom : Makoto. Ce point d’ancrage, aussi fragile qu’un souffle, devient le fil conducteur d’un récit fragmenté, bouleversé par les réminiscences d’une ville en ruines et d’une mémoire lacérée.
Le récit ne construit pas une quête héroïque, mais un effondrement. Chaque pas de Kiyoko l’emmène plus loin dans l’horreur documentée : temples bombardés, églises effondrées, orphelinats détruits, corps ensevelis sous les gravats. Mizoriot Creative déploie ici une narration brute, directe, sans glorification, qui donne à voir ce que l’histoire officielle a longtemps gardé sous silence. Ce n’est pas une fiction plaquée sur un fond historique ; c’est une fiction née de l’Histoire, qui respire à travers elle.
Les scènes les plus fortes s’ancrent dans l’instant : un geste d’adulte trop dur, un regard d’enfant figé par la peur, un silence pesant dans un hôpital surchargé. À chaque étape, le jeu rappelle que cette guerre n’a rien d’abstrait, que ces vies perdues ont eu des noms, des visages, des lieux. Kiyoko ne découvre pas un monde à sauver, elle traverse un monde détruit. Son périple n’est pas celui d’une héroïne à forger, mais celui d’une conscience à reconstruire, d’un deuil à reconnaître.
Le nom Makoto, pierre angulaire de son errance, prend plusieurs visages : un souvenir enfoui, une piste à suivre, une vérité à confronter. Le jeu multiplie les non-dits, les révélations suspendues, les dissonances entre ce que Kiyoko perçoit et ce que le joueur comprend. Le contraste entre l’apparente douceur de l’héroïne et la brutalité du monde qui l’entoure crée une tension permanente, accentuée par des tableaux narratifs qui flirtent avec le témoignage.
Les personnages secondaires ne viennent jamais détourner l’attention. Ils incarnent des fragments de la société blessée : un médecin dépassé, une religieuse en sursis, un soldat en fuite, une survivante muette. Aucun d’eux n’occupe une place traditionnelle dans l’échiquier narratif. Tous sont là pour donner du relief à la douleur, pour incarner les angles morts d’un récit collectif trop longtemps effacé.
Raid on Taihoku ne raconte pas seulement une guerre. Il donne forme à une mémoire transmise, à une blessure qui se reconstitue à travers le regard brisé d’une enfant en quête de sens.
Survivre en silence, marcher sous les bombes
Raid on Taihoku n’imite pas. Il trace un chemin personnel, pensé pour épouser la vulnérabilité de son héroïne. Chaque niveau repose sur une boucle simple, mais investie d’un poids émotionnel constant : avancer dans un monde disloqué, éviter les menaces invisibles, progresser entre les décombres et les silences. Aucun pouvoir, aucune arme, aucun miracle. Seulement un parapluie rouge, fragile rempart contre la mort tombée du ciel, et un chien fidèle, compagnon d’errance au cœur d’une ville brisée.
La structure du jeu alterne entre deux types de séquences : les zones de survie, où Kiyoko doit esquiver les dangers sans défense réelle, et les zones de mémoire, plus calmes, plus lentes, où chaque objet ramassé, chaque bâtiment exploré vient nourrir le récit. Ces moments suspendus permettent d’approfondir la lecture historique, de découvrir des témoignages, d’assembler les morceaux d’une mémoire collective fracturée. Ce ne sont pas des pauses, mais des respirations graves.
La mécanique la plus marquante réside dans le contrôle simultané de Kiyoko et de son chien. Le stick gauche dirige la jeune fille, le droit guide son compagnon. Cette dissociation des mouvements, inhabituelle, exige une concentration douce, une coordination lente. Elle crée un lien tactile entre les deux personnages, une sorte de chorégraphie silencieuse au milieu du chaos. Un bouton unique permet de déployer le parapluie, non comme gadget défensif, mais comme geste symbolique, comme une barrière dérisoire contre l’hostilité du monde.
Les ennemis ne sont pas nombreux, mais omniprésents. Le danger vient autant des bombes que des regards, des militaires que des murs effondrés. Aucun affrontement n’est possible. Chaque situation repose sur l’évitement, l’anticipation, la discrétion. Le gameplay ne célèbre jamais la maîtrise. Il invite à l’humilité, à la peur contenue, à la tension sourde.
La progression est linéaire, sans artifice. Les outils trouvés ne déverrouillent pas des mécaniques nouvelles, mais facilitent certains passages ou offrent des variantes légères dans les déplacements. Chaque zone raconte un fragment d’histoire, souvent tragique, parfois insoutenable. Le rythme volontairement lent, la durée réduite, la redondance assumée des séquences forment un ensemble cohérent : Raid on Taihoku n’enchaîne pas des niveaux, il étire une cicatrice.
Aucune quête annexe, aucun système d’amélioration, aucun choix à faire. L’expérience reste concentrée, tendue, épurée. Ce minimalisme ne traduit pas une absence de contenu, mais une volonté de ne jamais détourner l’attention de l’essentiel : marcher dans les pas d’une survivante, sans détour, sans échappatoire.
Crayons de cendre et murmures de cimetière
Raid on Taihoku se distingue par une direction artistique profondément cohérente, entièrement au service de son propos. Le moteur 3D utilisé pour modéliser les environnements adopte une esthétique sobre, presque austère, avec des textures volontairement dépouillées. Les rues, les camps, les bâtiments éventrés ne brillent pas par leur technicité, mais par leur justesse. Le jeu ne cherche pas à impressionner : il cherche à évoquer. Ce qu’il montre, il le montre avec pudeur.
Les modèles 3D restent modestes, parfois figés, mais les illustrations fixes qui ponctuent l’aventure déploient une puissance émotionnelle rare. Chaque plan dessiné agit comme un instantané suspendu, capturant la fragilité d’un geste, la peur dans un regard, la dignité silencieuse d’un visage. Ces images ne viennent pas décorer, elles traduisent. Elles offrent une densité expressive que la modélisation en temps réel n’atteint jamais, mais sans rupture de ton ni dissonance esthétique.
L’animation, volontairement limitée, privilégie la lenteur. Les mouvements de Kiyoko ne cherchent pas la fluidité, mais la retenue. Même dans l’urgence, le jeu préserve un poids dans chacun de ses gestes. Le monde ne s’agite pas : il se laisse traverser, comme figé dans un état de choc prolongé.
Côté sonore, Raid on Taihoku propose une ambiance feutrée, presque murmurée. Les musiques, rares et mesurées, surgissent avec une précision chirurgicale. Quelques accords suffisent à plomber l’air d’un couloir d’hôpital, à transformer un lieu vide en charnier invisible. Le silence, ici, fait partie intégrante de la composition. Il ne remplit pas un vide : il l’expose.
Les bruitages accompagnent chaque pas, chaque cliquetis, chaque souffle de vent. Ils s’intègrent sans insistance, comme une toile de fond tremblante. Aucun doublage ne vient parasiter l’expérience. Les dialogues s’affichent simplement, et défilent à un rythme parfois trop rapide pour un sujet aussi dense. Le choix de proposer uniquement une version anglaise restreint l’accessibilité, et certains passages clés peuvent perdre en impact à cause de cette limite linguistique.
Mais dans l’ensemble, l’unité plastique du jeu s’impose avec force : rien ne distrait, rien ne déborde. Chaque élément graphique et sonore œuvre dans la même direction, avec une modestie poignante, pour laisser la mémoire émerger sans filtre.
Fragments de mémoire et parcours sans retour
La structure technique de Raid on Taihoku s’accorde parfaitement à son format court et resserré. Le jeu ne cherche ni la démesure ni la profusion : il propose une expérience brève, contenue, mais dense, conçue pour être traversée d’un seul souffle. En moyenne, trois heures suffisent pour parcourir l’ensemble du récit. Une durée qui, loin de limiter l’impact, en renforce l’intensité. Aucun remplissage, aucune quête secondaire, aucun détour ne vient en altérer la portée.
Sur Nintendo Switch, la fluidité reste stable. Aucun ralentissement notable ne vient perturber l’avancée. Les chargements s’effacent presque entièrement derrière une interface minimaliste, et l’ensemble bénéficie d’une optimisation sobre mais efficace. Le moteur graphique, s’il atteint rapidement ses limites dans les modélisations en trois dimensions, assure une lisibilité constante et une navigation claire entre les séquences.
Aucune fonctionnalité multijoueur, aucun tableau de score, aucun système d’objectif secondaire ne vient détourner l’attention du cœur de l’expérience. Le jeu se vit en solitaire, dans un silence complice. Il ne cherche ni performance ni répétition. Il se suffit à lui-même, comme une lettre à lire en entier, sans interruption.
Les zones de pause, volontairement nommées « zones sûres », permettent de souffler sans relâcher la tension. C’est là que le joueur découvre les objets cachés, les monuments réels, les fragments d’histoire. Cette dimension quasi muséale inscrit le jeu dans une démarche documentaire assumée, où chaque élément retrouvé est relié à un fait, une date, un lieu. Le gameplay se transforme alors en outil de transmission, sans discours surplombant, sans didactisme pesant.
Le système de contrôle, unique en son genre, demande au joueur de coordonner deux entités en simultané : Kiyoko et son chien. Une mécanique subtile, qui traduit dans le gameplay même la nécessité d’une solidarité silencieuse, d’une dualité fragile entre innocence et survie.
La seule véritable barrière reste linguistique : l’absence de traduction française réduit l’accessibilité du jeu, en particulier lors de séquences où le rythme du texte empêche une lecture attentive. Un détail qui, dans un projet aussi fondé sur la transmission de mémoire, mérite d’être souligné.
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