Sorti initialement en 2008 sur Nintendo Wii, Project Zero: Le Masque de l’Éclipse Lunaire était jusqu’alors réservé au public japonais. Quinze ans plus tard, Koei Tecmo et Grasshopper Manufacture proposent enfin une version remasterisée, localisée et habillée pour le public occidental. Présenté comme l’un des épisodes les plus marquants de la série Fatal Frame, ce quatrième volet arrive en 2023 sur toutes les plateformes, porté par une promesse : faire revivre l’horreur japonaise dans sa forme la plus pure.
Mais cette exhumation tardive parvient-elle à capturer l’essence de l’effroi, ou ne révèle-t-elle qu’un souvenir trop fané pour effrayer encore ?
Des enfants oubliées dans les limbes de la mémoire
L’intrigue de Project Zero: Le Masque de l’Éclipse Lunaire suit cinq jeunes filles autrefois enlevées sur l’île de Rougetsu, rescapées d’un rituel obscur mené par un certain You Haibara. Des années plus tard, deux d’entre elles retournent sur les lieux, en quête de souvenirs effacés et de réponses trop longtemps enfouies. La mémoire, ou plutôt son absence, devient ici le fil rouge d’un récit tissé de fragments, de retours épars, de visages flous et de mélodies lointaines. Ce n’est pas une histoire linéaire : c’est un puzzle spectral.
La narration repose sur une structure éclatée. Treize chapitres vous placent tour à tour dans la peau de Ruka, Misaki, Madoka ou Choushiro, le policier devenu détective hanté par ses échecs. Chaque point de vue ajoute une pièce à l’édifice, mais la lecture d’ensemble exige une implication constante. Ce choix d’alterner les perspectives crée une densité intéressante, mais alourdit la compréhension, en multipliant les croisements, les ruptures de rythme et les digressions.
L’écriture oscille entre l’élégance du non-dit et la surcharge d’éléments secondaires. Les journaux retrouvés, les photos, les bribes de souvenirs alimentent une ambiance d’enquête ésotérique, mais leur surabondance finit par dissoudre la ligne narrative. On cherche à comprendre qui parle, d’où, pourquoi. Et parfois, on s’égare.
Mais malgré sa complexité, le récit conserve un pouvoir d’évocation rare. Le thème du traumatisme, abordé avec une froideur clinique, irrigue chaque scène. Les fantômes ne sont pas seulement des apparitions, mais des survivances symboliques. Les enfants disparues errent entre deux mondes, incapables de nommer leur douleur. C’est là que le jeu frappe juste : dans cette manière d’exprimer la terreur non pas par l’explosion, mais par la persistance.
Les influences sont claires : Silent Hill pour le trouble identitaire, Ringu pour la hantise, Ju-on pour l’inéluctable. Mais Project Zero s’en démarque par sa poésie morbide, sa lenteur calculée, son refus de tout spectaculaire.
C’est une histoire d’oubli, racontée avec minutie, mais parfois étouffée par son propre labyrinthe narratif.
Des couloirs figés et des regards qui tuent
Project Zero: Le Masque de l’Éclipse Lunaire propose une expérience de survival horror méthodique, lente, pesante, presque immobile. Le jeu vous place successivement aux commandes de personnages fragiles, incapables de se défendre autrement qu’en capturant les spectres à l’aide d’un appareil photo maudit : la Camera Obscura. Ce postulat, inchangé depuis les débuts de la série, devient ici un moteur de tension unique… à condition d’accepter ses limites.
Les déplacements sont lourds, raides, étirés. La course ressemble à une marche rapide. Les protagonistes avancent en tremblant, dos courbé, regard fuyant. Ce choix renforce la sensation de vulnérabilité, mais au prix d’une frustration permanente. Le retour constant dans des couloirs déjà visités transforme parfois la peur en agacement.
L’exploration repose sur un système d’éclairage actif : la lampe torche se contrôle au stick droit, obligeant à scruter chaque recoin à la recherche d’indices, d’objets ou d’apparitions. Ce geste simple devient un réflexe nerveux, un rituel de survie. Le jeu ne vous conduit jamais. Il vous laisse deviner.
Les combats, eux, sont des duels photographiques en vue subjective. Vous attendez le moment exact, le visage du spectre déformé, la saturation de votre objectif, pour déclencher le flash fatal. Une mécanique originale, éprouvée, mais toujours efficace dans sa logique rituelle. Les esprits possèdent des phases agressives, des patterns subtils, et exigent un placement précis dans des espaces exigus. Le rythme des affrontements repose sur l’anticipation plus que sur le réflexe.
L’alternance des armes vient nuancer ce système : Choushiro utilise une lampe spectrale, autre outil d’exorcisme à distance, à recharger sous la lumière lunaire. Une idée intéressante, mais sous-exploitée, tant les combats restent rares et généralement similaires dans leur structure.
Les énigmes jalonnent les lieux à intervalles réguliers : serrures codées, objets à retrouver, photos à analyser. Rien de révolutionnaire, mais l’ensemble fonctionne. Le vrai moteur du gameplay, c’est l’atmosphère : cette progression dans l’épaisseur du silence, où chaque interaction semble coûteuse, chaque apparition imprévisible.
Le jeu est pensé pour une difficulté modérée. Mais sa vraie fin vous contraint à un New Game Plus en mode difficile, seul moment où l’équilibre entre tension et maîtrise atteint sa pleine mesure. Avant cela, l’opposition reste symbolique.
Project Zero ne cherche pas à divertir. Il cherche à oppresser. Ceux qui y résistent s’ennuieront. Ceux qui s’y abandonnent ne respireront plus.
Une lueur maladive dans un écrin préservé
Pour un jeu initialement sorti en 2008 sur Wii, Le Masque de l’Éclipse Lunaire étonne par la résilience de sa direction artistique. L’architecture claustrophobe, les couloirs d’hôpitaux lézardés, les manoirs déserts et les intérieurs figés dans une esthétique du pourrissement silencieux composent un théâtre de l’angoisse encore saisissant. Rien ici n’est criard, tout est feutré, hanté par la lenteur et le silence.
Le remaster opère un filtrage HD discret, appliqué sans reconstruction profonde. Les textures gagnent en netteté, les jeux d’ombres sont légèrement affinés, mais les modèles 3D trahissent leur âge, notamment dans les phases de dialogue, où les problèmes de synchronisation labiale frôlent le grotesque. Pourtant, dans l’obscurité des couloirs, ces archaïsmes deviennent secondaires. L’image ne brille jamais. Elle suinte.
La lumière joue un rôle essentiel : chaque faisceau, chaque reflet, chaque apparition soudaine repose sur une gestion volontairement limitée du champ visuel. L’angoisse naît de ce que vous ne voyez pas. Les jeux d’opacité, les halos lunaires et les contours évanescents des spectres participent à une esthétique de la perception brisée.
Du côté sonore, le jeu reste exemplaire. Ambiances minimales, nappes inquiétantes, soupirs étouffés, mélodies diffusées par des haut-parleurs d’un autre temps : tout ici rappelle l’école Silent Hill, sans jamais verser dans l’imitation grossière. La bande-son est une présence spectrale, non une musique. Elle observe, ne commente pas.
Les doublages japonais originaux sont préservés, désormais accompagnés de sous-titres français de qualité, d’une rare précision lexicale pour un jeu du genre. Cette localisation, longtemps attendue, renforce l’attachement à une œuvre qui, jusqu’ici, n’avait jamais franchi les frontières occidentales.
Aucune refonte majeure, aucune prise de risque. Mais une mise en valeur respectueuse, portée par une esthétique déjà pensée pour l’économie de moyens. La peur n’a pas besoin de 4K pour s’insinuer.
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