Développé par Springfox Games et lancé le 1er avril 2025 sur Nintendo Switch, Nif Nif ne joue pas les trouble-fêtes. Il s’inscrit dans une tradition déjà bien rodée : celle du deck-builder roguelike, où les cartes, la stratégie et la répétition dictent la progression. Mais plutôt que de chercher la rupture ou la provocation, il préfère construire à l’intérieur des cadres. Ce cochon-là ne souffle sur aucune maison : il s’applique à empiler, couche après couche, une formule connue, allégée, rendue digeste pour un public large.
Vous y incarnez une créature porcine au sourire fuyant, chargée de nettoyer une forêt corrompue par une substance noire. Une variation sur le thème de la pureté, traitée à coups de cartes rouges, bleues et dorées, dans un système qui rappelle autant Slay the Spire que ses innombrables clones. Mais Nif Nif ne prétend pas bouleverser le genre. Il cherche plutôt à séduire en l’adoucissant, à rendre la boucle plus accueillante, plus ronde. Il veut plaire sans heurter. Et c’est peut-être là, dès le départ, que l’ambiguïté s’installe.
Une forêt malade sans récit à transmettre
Dans Nif Nif, la narration n’est pas absente. Elle est simplement placée sous verre, figée dans une logique de prétexte mécanique. Vous nettoyez une forêt, corrompue par une matière noire qui suinte des branches et gangrène les chemins. Mais ce contexte, présenté comme un canevas narratif, n’a ni tension ni transformation. Il reste figé au stade du décor conceptuel : un monde qui souffre, mais sans mémoire. Une catastrophe sans histoire.
Le protagoniste, Nif Nif, n’existe que par son apparence. Petit, rond, muet, il traverse les lieux sans laisser de trace, ni émotion, ni réaction. Ce choix pourrait être assumé comme une épure. Mais dans un roguelike où la répétition fonde la progression, l’absence d’identité finit par dissoudre toute implication. Vous ne suivez pas un personnage : vous poussez un jeton. Il n’y a ni trajectoire, ni perte, ni gain. Seulement un mouvement sans charge symbolique.
Les rares dialogues, dispensés par les commerçants et autres figures secondaires, sont réduits à des fonctions : vendre, soigner, améliorer. Aucun ne dépasse le stade du service. Il n’y a pas de monde construit autour de ces entités. Elles n’ont ni mémoire, ni conflit, ni dynamique. Elles attendent, entre deux combats, comme des bornes utilitaires. Leur design est soigné, leur ton neutre. Tout est propre. Tout est contrôlé. Mais rien n’est incarné.
Il n’y a pas de montée dramatique, pas de retournement, pas même un développement en filigrane. Même le boss, pourtant central dans la logique de boucle, n’est pas traité comme un aboutissement narratif. C’est un obstacle, calibré pour ponctuer la progression. On ne sait pas qui il est, d’où il vient, ce qu’il veut. Et personne ne semble vouloir le savoir. La forêt se vide de sens à mesure qu’on la nettoie. Le joueur avance, mais le monde reste immobile.
Slay the Spire s’en sortait par l’abstraction. Inscryption transformait son deck en miroir de paranoïa. Nif Nif, lui, reste suspendu. Il veut faire croire à un univers vivant, sans jamais le mettre en mouvement. Il n’y a pas de récit ici. Juste un cadre rassurant, une fiction statique, sans mémoire ni récit. Une forêt malade, mais muette.
Une stratégie sans vertige dans un monde trop propre
Derrière son apparente rondeur, Nif Nif dissimule une mécanique qui ne dépasse jamais le stade du prototype poli. Le cœur du jeu repose sur une structure de deck-building classique : attaques, défenses, consommables. Mais plutôt que d’en tirer une tension, une forme de risque ou de nervosité ludique, il neutralise toute forme d’imprévu. Vous ne bâtissez pas une stratégie, vous appliquez un protocole.
Chaque run se ressemble. Le choix des cartes, bien qu’agrémenté de quelques variantes à débloquer, suit une logique d’optimisation linéaire. Il n’y a ni prise de risque, ni détournement possible. Les cartes rouges infligent, les bleues bloquent, les dorées soignent. La synergie existe, mais elle est évidente, conçue pour être immédiatement fonctionnelle. Le jeu n’attend pas que vous l’apprivoisiez : il se livre immédiatement, sans résistance, sans profondeur cachée. Le combat devient une séquence prévisible, où l’on joue toujours la même ligne, légèrement modifiée par quelques bonus cosmétiques.
Le parcours, généré aléatoirement, multiplie les embranchements sans jamais poser de dilemme réel. Il y a plusieurs chemins, mais aucun enjeu dans le choix. Les commerçants sont des zones de confort, les zones d’élite de simples murs plus épais, et les chapitres s’enchaînent sans variation de ton ni montée en tension. Le boss n’est pas un sommet : c’est un point d’arrêt. Il n’y a pas de boucle narrative, pas d’ascension stratégique, juste une succession de salles disposées pour produire l’illusion d’une progression.
La progression inter-partie souffre du même défaut. Le jeu accumule les micro-systèmes — jardinage, cuisine, cartes à débloquer — sans jamais leur donner de densité. On améliore, on ajoute, on obtient. Mais à aucun moment ces ajouts ne transforment la manière de jouer. Ils prolongent, ils ornent, mais ne dérèglent jamais la boucle principale. Il n’y a pas de cassure, pas de friction. Ce qui aurait pu être un espace d’expérimentation devient une routine d’agrément.
Nif Nif aurait pu être une porte d’entrée vers le roguelike. Mais en refusant toute radicalité, il enferme sa propre formule dans un confort toxique. C’est un jeu qui roule bien, mais qui ne va nulle part. Le plaisir existe, mais il est tiède, régulier, sans éclat. La mécanique tourne, mais n’aspire rien. Aucune tension, aucun vertige. Un système sans faille, mais sans profondeur.
Un monde trop mignon pour raconter quoi que ce soit
Nif Nif s’habille d’une douceur de façade, soigne chaque texture, arrondit chaque ligne, adoucit chaque couleur. Visuellement, tout fonctionne. Le trait est fin, l’animation fluide, la lisibilité parfaite. Mais cette perfection d’interface ne sert aucune identité. La forêt que l’on traverse, pourtant corrompue, semble sortie d’un carnet de coloriage. Il y a des arbres, des clairières, des ennemis à l’air gêné… mais rien qui évoque le danger, l’étrangeté, le malaise. Le monde reste un décor, jamais un écosystème.
Chaque zone propose une variante chromatique, une ambiance légère, un thème graphique identifiable. Mais aucune de ces variations ne produit d’effet durable. On regarde, on apprécie, on oublie. Il n’y a pas de moment visuel marquant, pas de construction spatiale mémorable, pas de bascule dans l’atmosphère. Tout est calibré pour la répétition : propre, modulable, remplaçable. Une forêt comme un menu déroulant.
Les personnages secondaires partagent cette neutralité. On les croise, on les reconnaît, mais jamais ils n’imposent leur présence. Leur design est efficace, souvent charmant, mais ne dépasse jamais la fonction. Ils n’ont pas d’aura, pas de poids. Ce sont des illustrations animées, interchangeables, là pour remplir leur rôle sans excès.
La bande-son suit la même logique. Quelques nappes légères accompagnent les combats, d’autres plus rondes les zones de repos, mais aucune ne cherche à affirmer une ambiance. La musique ne construit rien. Elle meuble. Elle se contente d’être présente. Il n’y a pas de mélodie qui s’imprime, pas de thème qui signale un moment fort. L’ensemble est cohérent, discret, effacé.
Les bruitages sont à l’image du reste : fonctionnels. Le son des cartes, des attaques, des mouvements, tout est juste, mais sans relief. Il n’y a pas de texture auditive, pas de tension sonore, pas d’idée. Le jeu se refuse à toute expression forte. Il préfère le confort au contraste, le lissage à la surprise.
Nif Nif est un jeu bien produit. Visuellement et auditivement, tout est maîtrisé. Mais cette maîtrise produit une asepsie. Le monde ne raconte rien. Il se contente d’exister, sans jamais déranger. Une direction artistique domestiquée, propre sur elle, incapable d’ouvrir la moindre brèche.
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