Chou-Chou ne s’excuse jamais. Elle débarque, chante, danse, proclame vouloir dominer l’univers entier… et n’attend aucune approbation. Douze ans après sa première conquête sur PlayStation 3, Mugen Souls revient, cette fois sur Nintendo Switch, dans une édition complète portée par Eastasiasoft, riche de ses soixante-dix DLC et d’une identité toujours aussi provocante, hypercolorée et imprévisible. Développé par Compile Heart, le titre n’a rien perdu de sa folie initiale. Mieux encore, il affirme aujourd’hui plus que jamais sa singularité, son irrévérence et sa démesure.
Mais derrière les lapins savonnette, les bains collectifs et les personnalités décuplées, Mugen Souls propose aussi un système de jeu dense, nerveux et surprenant. Reste à savoir si ce retour inattendu réussit à canaliser son chaos, ou s’il se contente de l’exhiber.
Chou-Chou, impératrice du chaos décomplexé
Vous incarnez une déesse mégalomaniaque en quête de domination interplanétaire, entourée de servantes serviles, de mascottes lapinesques et de héros ridiculisés à chaque apparition. Voilà pour le cadre. Mugen Souls ne cherche pas à séduire par la subtilité, mais par une surenchère parfaitement maîtrisée de situations absurdes, d’humour frontal et de références autoréflexives, tordant les conventions narratives du JRPG pour en faire une farce volontairement déglinguée.
Le récit commence comme un opéra burlesque. Chou-Chou ouvre le rideau sur une scène de concert endiablé, avant de glisser vers un bain moussant accompagné d’un « Shampuru » en guise d’éponge vivante. Elle ne gouverne pas encore les sept mondes ? Ce n’est qu’une question de temps. Son objectif est simple, son ambition démesurée, et chaque scène le répète avec constance : vous n’êtes pas là pour sauver, mais pour soumettre.
Le scénario assume un rythme soutenu, entre ruptures de ton, cassures du quatrième mur et dialogues ciselés avec une régularité désarmante. L’écriture multiplie les situations cocasses sans jamais chercher à tempérer son exubérance. Chou-Chou, en véritable moteur de l’univers, impose sa loi par la parole, par l’absurde, par un charisme de tyran en robe de poupée. Dominatrice, capricieuse, exaspérante, elle impose une présence totale, constamment déstabilisante.
Autour d’elle gravite une galerie de personnages tous plus dérangés et stéréotypés que lucides, chacun incarnant une facette déformée des archétypes du genre : Altis, la servante dévouée, ancienne démone reconvertie ; le « héros », risible parodie d’archétype shônen intrusif et destructeur de vaisselle ; et une multitude de figures secondaires qui ajoutent à chaque interaction une couche d’absurde parfaitement assumée.
Mais la mécanique la plus remarquable reste sans doute le jeu des personnalités de Chou-Chou, qu’elle peut incarner selon huit humeurs différentes : hyperactive, sadique, gracieuse, laconique, masochiste, égoïste, bipolaire ou écervelée. Chacune colore les dialogues, influe sur les interactions et permet au jeu de varier ses tons sans jamais perdre de vue sa cohérence burlesque. Ce dédoublement constant transforme chaque échange en saynète imprévisible, parfois brillante, souvent outrancière.
Et si l’ensemble reste intégralement en anglais, la densité et le rythme des dialogues exigent une vraie aisance linguistique. Le niveau de langage alterne entre formalité grandiloquente et familiarité brutale, rendant l’expérience narrative aussi réjouissante qu’exigeante. Mais pour ceux qui acceptent de s’y plonger, Mugen Souls délivre un monde aussi tordu que structuré, une œuvre à la fois grotesque et rigoureusement construite autour de sa propre logique.
Tour par tour en orbite, Moe Kill en orbite
Derrière ses excès visuels et narratifs, Mugen Souls dissimule un système de combat d’une richesse insoupçonnée, conçu pour offrir une liberté d’action totale dans un cadre au tour par tour maîtrisé. Les affrontements se déroulent sur des arènes circulaires où vos personnages peuvent se déplacer librement, positionner leurs attaques, lancer des combos ou préparer une compétence dévastatrice. Le tour par tour s’adapte à la dynamique spatiale, combinant gestion de placement et rythme stratégique dans un même souffle.
La lisibilité du système repose sur une interface claire, structurée autour d’une barre d’initiative affichant l’ordre d’action. Cette transparence permet de préparer ses enchaînements, d’anticiper les contres, et d’optimiser chaque mouvement. Mais c’est bien Chou-Chou, une fois encore, qui bouleverse les règles du jeu avec sa capacité unique : le Moe Kill. Cette attaque spéciale, composée de trois mots choisis selon un spectre émotionnel, vous permet de charmer n’importe quel ennemi, à condition de trouver la combinaison qui déclenche en lui la réaction attendue.
Lorsque le coup fonctionne, la créature se transforme aussitôt en « peon » à votre service. Ces nouveaux alliés, loin d’être anecdotiques, renforcent votre équipe, débloquent des capacités secondaires, ou alimentent votre puissance d’invocation. Plus qu’un gadget, le Moe Kill devient un levier tactique fondamental, qui encourage l’expérimentation tout en ajoutant une touche de comédie à chaque affrontement.
Les batailles ne se limitent pas au sol. Régulièrement, vous montez à bord d’un vaisseau spatial pour participer à des combats aériens dans une interface totalement différente, inspirée du jeu de hasard. Le système repose sur un principe de pierre-feuille-ciseaux, enrichi par des choix contextuels et des lectures de l’adversaire. Ces séquences, bien que spectaculaires, manquent parfois de lisibilité et s’appuient trop fortement sur des mécaniques aléatoires. Le contraste avec la précision des combats au sol est d’autant plus marqué.
L’exploration s’articule autour de cartes étendues, parsemées de PNJ, de portails, d’objets rares et de maîtres régionaux à séduire ou affronter. Chaque monde propose ses objectifs, ses dominations à atteindre, ses zones à conquérir. À mesure que vous progressez, la carte s’ouvre, les dialogues s’intensifient, et les ennemis gagnent en complexité. Le level design repose sur une structure volontairement linéaire mais enrichie par une multitude d’interactions facultatives, qui viennent rompre le rythme sans jamais le diluer.
Enfin, le Mugen Field agit comme une extension naturelle du système. Cette tour de cent étages, conçue comme une boucle de grind volontaire, propose des défis à l’intensité croissante, ponctués par des checkpoints, des magasins, et la possibilité de parier vos gains pour maximiser votre récompense. C’est un système pensé pour les joueurs les plus engagés, une mécanique secondaire qui devient rapidement centrale pour celles et ceux qui visent l’optimisation.
Mugen Souls ne cherche jamais à simplifier son gameplay pour séduire. Il assume une complexité dense, des systèmes emboîtés, une logique de jeu prolongée sur des dizaines d’heures, et une liberté d’approche totale. Le résultat, parfois déséquilibré, souvent extrême, repose sur une base solide, inventive et généreuse.
Chou, couleurs et contradictions
Mugen Souls n’envisage jamais la demi-mesure. Visuellement, le jeu s’affirme comme un concentré d’esthétique otaku assumée, entre chibi outranciers, effets lumineux criards et environnements saturés de détails superflus. L’univers visuel oscille en permanence entre le festif et le déroutant, enchaînant séquences théâtrales, arrière-plans colorés et interfaces surchargées avec une confiance décomplexée.
Le character design, œuvre de Kei Nanameda, cultive le contraste. Les figures adorables se doublent de personnalités excessives, parfois franchement inquiétantes, comme si chaque sourire dissimulait un excès. Chou-Chou incarne cette ambivalence jusqu’à l’excès, affichant des expressions exacerbées qui épousent parfaitement ses humeurs multiples. Chaque transformation – de la sadique à l’idiote – s’accompagne d’une gestuelle, d’un portrait et d’une palette propre, marquant visuellement l’identité de chacune.
Les environnements, eux, varient fortement en qualité. Si certains mondes bénéficient d’un vrai souci du détail – animations en arrière-plan, textures riches, architecture singulière – d’autres trahissent rapidement l’origine du titre : textures pauvres, animations rigides, répétitions d’éléments, et quelques zones étonnamment vides. Le portage Switch conserve une fluidité acceptable, sans ralentissement majeur, mais affiche sans détour l’âge réel du moteur utilisé.
Les effets spéciaux des combats – explosions, distorsions, onomatopées flottantes – envahissent souvent l’écran, participant à l’esthétique volontairement excessive de Compile Heart. L’information visuelle, parfois sacrifiée sur l’autel du spectacle, reste néanmoins suffisamment claire pour suivre l’action sans confusion majeure. C’est un style qui ne cherche pas la sobriété, mais l’impact, le clin d’œil, le débordement permanent.
Côté bande-son, Mugen Souls s’appuie sur des compositions aux influences multiples, allant de la ballade pop déjantée à des thèmes de combat épiques gonflés de chœurs synthétiques. Les musiques s’enchaînent sans faux pas, certaines marquant l’oreille par leur entêtement mélodique ou leur énergie burlesque. Le doublage japonais – inclus dans cette version Switch – enrichit l’expérience d’une expressivité précieuse, chaque personnage trouvant dans son interprète un équilibre entre excès et justesse.
Les cinématiques, hélas, ne bénéficient pas de sous-titres. Un manque regrettable, surtout compte tenu de leur nombre et de leur tonalité souvent narrative. La barrière de la langue reste présente, surtout pour les dialogues parlés qui ne sont pas systématiquement transcrits à l’écran.
DLC, démesure et domination sans fin
Mugen Souls sur Nintendo Switch ne revient pas seul. Cette édition, portée par Eastasiasoft, intègre l’intégralité des soixante-dix DLC sortis à l’époque, accessibles dès le lancement et activables à la carte. Nouvelles armes, costumes, objets rares, boosts d’expérience, missions secondaires, boss supplémentaires, doublage japonais… le contenu proposé dépasse largement celui de la version originale. Ce n’est pas un simple bonus : c’est un bloc de contenu massif, pensé pour enrichir chaque aspect du jeu sans le déséquilibrer de manière irréversible.
La navigation dans les menus permet d’activer ou non ces éléments avec une grande souplesse, laissant le joueur libre de personnaliser son expérience. Les plus puristes peuvent ignorer ces aides pour conserver l’équilibre initial, tandis que les amateurs de surpuissance dès la première heure y trouveront un arsenal taillé sur mesure.
Techniquement, le portage Switch remplit ses promesses. Le jeu reste fluide en toutes circonstances, avec des temps de chargement raisonnables et une stabilité globale appréciable. Aucun ralentissement notable, même lors des combats les plus chargés. Le confort de jeu est optimal en mode portable, où l’interface surchargée paraît mieux calibrée à la taille de l’écran. Sur grand écran, certains éléments visuels affichent leurs limites, mais sans nuire à la lisibilité générale.
En revanche, aucun effort n’a été consenti sur le plan de la localisation. Le jeu reste intégralement en anglais, sans possibilité d’ajouter des sous-titres dans une autre langue. Les cinématiques ne sont pas traduites, ce qui limite l’accessibilité pour les non-anglophones. Cette restriction n’est pas nouvelle chez Compile Heart, mais elle pèse lourdement dans une production aussi bavarde.
La structure globale du titre, elle, n’a pas changé : entre les phases d’exploration, les combats classiques, les affrontements aériens et les sessions dans le Mugen Field, Mugen Souls déroule une expérience tentaculaire, pensée pour s’étendre sur des dizaines – voire des centaines – d’heures. Le contenu est vertigineux, l’approche volontairement chronophage, l’enrobage délirant jusqu’au bout.
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