Il existe des mondes où la lumière ne réchauffe plus rien. Où les étoiles mortes suspendent leur éclat à des cieux gris, incapables d’effacer la crasse qui macule les cités humaines. Lacuna – A Sci-Fi Noir Adventure, développé par DigiTales Interactive et sorti sur Xbox One et Xbox Series le 21 décembre 2021, ouvre la porte sur l’un de ces futurs froids, désenchantés, où chaque vérité dissimule une trahison, et chaque choix devient une cicatrice.
Dans ce puzzle politique érodé par le cynisme, vous incarnez Neil Conrad, un agent brisé avant même que le jeu ne commence vraiment, traînant son imperméable élimé à travers des couloirs trop blancs, des rues trop vides, des silences trop lourds. Ce n’est pas l’histoire d’un homme en quête de rédemption. C’est celle d’un pion déplacé sur un échiquier que personne ne contrôle plus, où même les vainqueurs sont condamnés à tomber.
Lacuna ne propose ni énigmes complexes ni poursuites effrénées. Il propose un lent glissement, une descente méthodique vers l’absence de réponses satisfaisantes, un monde où chaque solution saigne plus que la question. Ses promesses de conséquences réelles, de narration fracturée par vos choix, vibrent sous le vernis pixelisé d’une direction artistique pudique et d’une bande-son en clair-obscur.
Mais dans cet univers de béton fatigué et d’étoiles en veille, Lacuna réussit-il à faire naître autre chose qu’un écho mélancolique ? Réussit-il à sculpter autre chose qu’un regret de plus dans l’inventaire des faux espoirs vidéoludiques ?
Les éclats d’une vérité que personne n’a demandé à connaître
Dans Lacuna, il n’y a pas d’innocents, pas de sauveurs, pas de monstres évidents. Seulement des êtres broyés par la lente gravité d’un système en putréfaction, incapables d’arrêter leur propre déclin. Neil Conrad, loin du détective charismatique que l’on aurait pu attendre, est une silhouette fatiguée, ébréchée par la routine, hantée par l’échec avant même d’oser espérer une victoire.
Le récit se déroule dans un monde où les complots ne portent pas de masque dramatique, où la trahison est un accident aussi banal qu’une signature sur un rapport classé. Chaque enquête de Neil n’est pas une ascension vers la vérité, mais une série d’implosions discrètes : de relations personnelles, de certitudes professionnelles, d’idées naïves sur ce que pourrait encore signifier “faire ce qui est juste”.
Autour de lui, les personnages secondaires ne sont pas là pour épauler ou défier avec éclat. Ils sont des fragments d’existence entamée, portant chacun la fatigue du compromis, du mensonge assumé ou du silence trop longtemps gardé. Sa fille, sa collègue, ses contacts politiques — tous avancent dans un marécage de renoncements, chacun à leur façon persuadé qu’il n’y avait, au fond, jamais d’autre chemin possible.
L’écriture de Lacuna refuse le spectaculaire. Chaque dialogue est un pas discret vers l’érosion, chaque choix une morsure lente dans la chair encore tiède de vos illusions. Le jeu ne juge pas vos décisions ; il vous abandonne simplement avec elles, vous laissant contempler le sillage de vos actes dans un monde qui ne pardonne pas et qui, souvent, ne remarque même pas votre passage.
Les pas hésitants sur les ruines d’une enquête sans retour
Lacuna se dérobe dès le premier pas aux conventions rassurantes du point-and-click traditionnel. Pas d’inventaire à gérer, pas de combinaisons absurdes d’objets à deviner par tâtonnement : ici, l’action se condense en quelques gestes simples, immédiats, presque secs. Traverser les rues étroites, interroger des témoins, parcourir des dossiers épais de soupçons et de demi-mensonges… Tout est réduit à l’essentiel, à la brutalité d’un monde qui ne laisse ni place à l’errance ni temps à l’indécision.
Le rythme de l’enquête épouse la chute progressive de Neil : rapide d’abord, presque trop, avec ses rapports à remettre, ses délais à respecter, ses décisions précipitées qui n’en finissent pas d’exiger un prix. Chaque information collectée semble d’abord anodine, insignifiante. Pourtant, chacune d’elles est un poids supplémentaire jeté sur une balance instable dont le joueur ne percevra l’inclinaison qu’au moment où il sera trop tard pour espérer corriger quoi que ce soit.
Le game design mise sur une tension constante : il faut agir sans disposer de toutes les pièces du puzzle, formuler des hypothèses à partir de vérités ébréchées, choisir de faire confiance ou de douter quand la fatigue brouille les lignes. Aucune sauvegarde manuelle ne viendra effacer les erreurs commises par précaution. Lacuna ne veut pas que vous optimisiez vos choix. Il veut que vous les portiez.
Le level design, austère mais élégant, sert cette mécanique implacable : corridors d’acier, quais désertés, bureaux saturés d’écrans bleus, tout évoque un monde fonctionnel, sans chaleur, sans échappatoire. Chaque environnement est un couloir plus qu’un espace : un chemin imposé, sans illusions d’évasion, à peine ponctué de quelques bifurcations illusoires qui, en réalité, ne mènent nulle part ailleurs que là où tout était déjà condamné à finir.
Il n’y a pas de quête secondaire pour vous distraire, pas de collectible frivole pour alléger la marche. Seulement la lente et irréversible progression d’un agent de peu de foi, avançant vers la seule certitude que le monde lui réserve : celle de sa propre impuissance.
Les couleurs éteintes d’une apocalypse muette
À travers ses pixels grossiers et son minimalisme assumé, Lacuna déploie un monde visuel qui refuse d’enjoliver la dévastation. Neo-Surabaya, métropole triste suspendue entre plusieurs cieux artificiels, s’étale sous des lumières blafardes, striées de néons malades et de reflets sans éclat. La ville n’est pas un décor vivant : c’est une cicatrice figée, rongée par la bureaucratie et l’indifférence, où même les publicités clignotantes semblent réciter un deuil silencieux.
Le pixel art, loin d’être une simple coquetterie stylistique, participe à l’érosion du réel : chaque visage, chaque bâtiment, chaque couloir semble rongé par l’oubli, mangé par les angles morts d’une civilisation trop fatiguée pour se souvenir de ses propres contours. Les environnements sont détaillés avec une précision feutrée, offrant à l’œil attentif mille signes d’un effondrement discret : un mur fêlé, une affiche défraîchie, un banc rouillé déserté depuis trop longtemps.
La palette de couleurs joue constamment sur le désenchantement : gris cendrés, bleus électriques froids, ocres sales… Aucun éclat ne vient troubler la torpeur ambiante. Même les couchers de soleil, s’ils existent encore dans ce monde moribond, semblent peints à l’aquarelle par une main lasse.
La bande-son, elle aussi, refuse l’exubérance. Des nappes de jazz électronique, lentes, hypnotiques, glissent en arrière-plan comme des rivières de souvenirs oubliés. Le saxophone murmure plus qu’il ne chante, étouffé sous des strates de synthétiseurs détunés. Il ne rythme pas l’action : il l’accompagne, funèbre, discret, renforçant l’impression que tout ce que vous faites n’est qu’un dernier tour de piste avant l’extinction programmée.
Les bruitages, eux, sont d’une discrétion presque douloureuse. Un ascenseur qui gémit sous le poids des corps résignés, une porte automatique qui s’ouvre d’un soupir fatigué, le martèlement lointain d’une pluie qui n’ose plus noyer. Chaque son participe à l’étouffement méthodique de l’espace, au resserrement inexorable autour de Neil et de ses choix amputés.
Les rouages grinçants d’une mécanique résignée
Sur Xbox Series, Lacuna déroule son cortège d’ombres et de regrets sans trébucher, mais sans éclat. Techniquement, le jeu fait preuve d’une sobriété presque clinique : les déplacements sont fluides, les transitions sans heurt, les temps de chargement quasi inexistants. Mais cette stabilité n’est pas le fruit d’une prouesse ; elle découle d’une simplicité de construction, d’une épure qui, si elle sert le propos esthétique, trahit aussi parfois une pauvreté structurelle.
L’interface, minimaliste à l’extrême, reste lisible sans jamais véritablement accompagner le joueur. L’absence d’éléments superflus confère à l’expérience une certaine sécheresse : pas de journal interactif richement illustré, pas de rappel subtil des choix effectués, pas de surlignage pour guider l’œil hésitant. Lacuna vous laisse seul avec vos décisions et vos erreurs, sans filet ni béquille — une brutalité méthodologique pleinement cohérente avec son univers, mais qui pourra décourager les moins aguerris.
Côté accessibilité, les lacunes sont visibles. Aucun ajustement de texte, aucune option audio particulière, aucune aide visuelle pour clarifier les dialogues ou les choix critiques. Le jeu exige une attention constante et une mémoire vive, sans jamais tendre la main à ceux que la fatigue ou une difficulté d’accès pourrait ralentir. Ce n’est pas un oubli ; c’est presque une position esthétique : dans Lacuna, il faut se perdre pour espérer trouver quelque chose, au risque de n’y découvrir que l’écho de ses propres renoncements.
Le système de sauvegarde automatique, imposé sans possibilité de retour en arrière, participe lui aussi à cette philosophie : vivre avec ses fautes, assumer sans réparation possible les conséquences d’un regard détourné ou d’un mot mal placé. Ce choix radical, qui pourrait sembler punitif dans d’autres jeux, devient ici la seule manière honnête d’accompagner Neil dans sa descente en spirale.
Derrière la surface lisse de ses menus et la douceur feutrée de son pixel art, Lacuna est une machine nue, rugueuse, implacable. Une mécanique sans illusions, qui tourne sur elle-même jusqu’à l’épuisement.
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