Lorsque Suda51 et Hidetaka Suehiro, alias SWERY, deux créateurs aussi imprévisibles que visionnaires, unissent leurs forces, le résultat ne pouvait être qu’un ovni vidéoludique. Hotel Barcelona, disponible depuis le 26 septembre 2025 sur Xbox Series, se présente comme un side-scroller d’horreur déjanté, nourri des obsessions communes des deux auteurs : la fascination pour les tueurs en série, le grotesque assumé, l’ironie sanglante et les détournements constants des codes du jeu vidéo.
Le joueur incarne Justine, marshale américaine piégée dans un hôtel labyrinthique après un accident en pleine nuit. Son esprit, contaminé par celui du mystérieux Dr. Carnival, tueur en série au passé opaque, l’entraîne dans un cauchemar où chaque étage devient une scène de crime à réécrire. Derrière les couloirs décorés d’un faste morbide se cachent les Assassins, une galerie de meurtriers aux identités extravagantes qui incarnent tour à tour les peurs, les obsessions et les caricatures d’une Amérique troublée.
Mais Hotel Barcelona n’est pas seulement une descente aux enfers narrative : c’est une mécanique radicale où chaque mort laisse derrière elle une trace spectrale, un « Slasher Phantom » qui accompagne Justine dans ses tentatives suivantes. Le joueur avance, échoue, se relève, et finit par composer avec ses propres fantômes pour transformer l’échec en outil de survie.
L’alliance de Suda51 et de SWERY ne promettait pas la subtilité, mais une démesure baroque, un carnaval d’horreur grotesque où l’excès devient langage. La question est alors limpide : cet hôtel impossible est-il un chef-d’œuvre de folie maîtrisée, ou bien une spirale où la provocation l’emporte sur la cohérence ?
Les spectres d’un hôtel sans sortie
L’histoire de Hotel Barcelona débute comme un banal accident, mais glisse très vite dans le cauchemar. Justine, marshale américaine à la détermination inébranlable, se retrouve prisonnière d’un hôtel perdu dans la nuit. Derrière ses murs tapissés de rouge et ses couloirs infinis, le lieu se révèle être une prison d’esprits, une scène de théâtre morbide où chaque étage incarne une obsession et chaque porte un piège. Très vite, Justine découvre que son corps n’est plus seulement le sien : elle partage son esprit avec Dr. Carnival, tueur en série insaisissable dont les murmures accompagnent chacun de ses pas. Cette dualité devient le moteur narratif, transformant chaque choix en dilemme, chaque combat en affrontement intérieur.
Les Assassins peuplent l’hôtel comme autant de gardiens difformes. Chacun d’eux est une caricature sanglante, une exagération grotesque des obsessions humaines. Il y a ce médecin qui expérimente sur ses victimes comme sur des cobayes, cet acteur masqué qui rejoue sans fin sa scène de gloire, ou encore cette domestique qui nettoie les couloirs en effaçant les traces de ses propres meurtres. Leur design, volontairement outrancier, traduit l’influence conjointe de Suda51 et SWERY : l’un pour la flamboyance macabre, l’autre pour le malaise psychologique.
À mesure que Justine progresse, l’hôtel se dévoile comme un organisme vivant. Ses murs bougent, ses escaliers se replient, ses chambres se répètent. Chaque étage est à la fois décor et personnage, un espace qui juge, enferme et torture. L’hôtel lui-même devient l’antagoniste principal, déformant la perception du joueur et rendant toute sortie illusoire.
La présence de Dr. Carnival ajoute une dimension ambiguë. Ses interventions, parfois sarcastiques, parfois menaçantes, dessinent le portrait d’un homme qui ne cherche pas seulement à hanter Justine, mais à la modeler. Le joueur se retrouve constamment entre deux voix : celle de la justice et celle du meurtre, celle de l’ordre et celle du chaos. Cette tension permanente nourrit l’atmosphère et transforme la progression en lutte intérieure autant qu’extérieure.
L’écriture alterne entre dialogues cinglants, cinématiques stylisées et fragments de journaux trouvés dans les chambres. Ces éléments, dispersés, composent une fresque éclatée où chaque Assassin n’est pas seulement un boss, mais un fragment de la vérité. Justine avance ainsi moins pour sortir que pour comprendre pourquoi elle a été choisie, pourquoi son esprit a fusionné avec celui d’un tueur, et pourquoi cet hôtel semble se nourrir de ses échecs.
Hotel Barcelona ne propose pas une narration classique, mais une succession de visions, de cauchemars et de confrontations. Dans cet hôtel sans fin, ce sont moins les réponses qui comptent que les visages grotesques rencontrés, les dialogues entre Justine et Carnival, et le vertige de comprendre que chaque étage, chaque Assassin, est une pièce d’un puzzle dont l’image finale demeure insaisissable.
La mécanique d’un cauchemar fissuré
Le cœur de Hotel Barcelona se dévoile comme une promesse singulière, celle de faire de la mort une ressource et de l’échec une arme. Chaque fois que Justine s’écroule sous les coups des Assassins ou succombe aux pièges d’un étage, son ombre demeure, un spectre qui rejoue à l’identique les gestes accomplis. Ces Slasher Phantoms deviennent les compagnons muets de ses tentatives suivantes, exécutant inlassablement leurs routines passées pour soutenir le joueur dans la lutte. Ainsi, chaque défaite nourrit l’édifice, chaque chute construit une strate supplémentaire dans une progression où l’échec n’est jamais stérile. Cette idée, puissante et élégante, confère à l’hôtel une dimension organique, comme si les murs eux-mêmes se souvenaient de la souffrance endurée.
Pourtant, derrière cette fulgurance se dessine un paradoxe cruel. Car si la mécanique brille, le combat qui l’entoure peine à soutenir la promesse. Les coups de Justine manquent de poids, les armes traversent plus qu’elles ne percutent, et l’impact attendu se dilue dans une chorégraphie molle où l’hôtel absorbe la violence au lieu de la répercuter. Le joueur, qui attendait une brutalité frontale, se heurte à des échanges qui manquent de chair, à des duels où la tension se dissout dans une impression de mollesse. L’hôtel, censé être une scène de carnage, devient trop souvent un théâtre de gestes creux.
Le level design prolonge cette impression de contraste. Chaque étage est construit comme une boîte à choix, offrant plusieurs routes, plusieurs portes, plusieurs promesses. Mais ce qui devrait être un espace de liberté se révèle être une impasse. Reprendre toujours la même route engendre la lassitude, tandis que bifurquer vers une autre signifie perdre le progrès durement acquis. Le roguelite, censé exalter la répétition, glisse alors vers la frustration, donnant au joueur le sentiment cruel d’être piégé dans un système qui se mord la queue.
Les Assassins, figures grotesques et flamboyantes, incarnent pourtant des sommets de mise en scène. Chacun impose un pattern singulier, un décor déformé, une chorégraphie grotesque. Mais ces affrontements, qui devraient être des apothéoses, se transforment souvent en chaos illisible. Les spectres hérités des runs précédents, les coups de Justine, les attaques des ennemis et les effets visuels saturent l’écran, au point d’effriter la lisibilité et de briser l’élan dramatique. Là encore, le concept se heurte à l’exécution, et l’hôtel qui devait être une spirale fascinante devient un labyrinthe confus.
En vérité, Hotel Barcelona illustre à merveille la dualité de ses créateurs. D’un côté, une idée de génie, une mécanique audacieuse qui transforme la mort en mémoire et l’échec en force. De l’autre, un corps fragile, une exécution maladroite qui ternit l’éclat du concept. Le joueur avance fasciné, happé par l’originalité, mais trop souvent frustré par la mollesse des combats, la rigidité des choix et la confusion des systèmes. L’hôtel demeure un cauchemar fascinant, mais un cauchemar fissuré, où l’intention brille plus fort que la réalisation.
Un baroque fissuré, entre faste et décrépitude
Visuellement, Hotel Barcelona frappe d’abord par sa singularité. Les couloirs s’étirent comme des intestins tapissés de velours rouge, les lustres clinquants pendent au-dessus de tapisseries mordues par l’humidité, et chaque étage adopte un masque nouveau : salle de bal transformée en tombeau, hôpital clandestin repeint du sang de ses cobayes, théâtre abandonné où l’on entend encore l’écho d’applaudissements imaginaires. Tout ici respire la démesure, un baroque outrancier qui transforme chaque décor en caricature, fidèle à l’esthétique grotesque de ses deux créateurs. Les Assassins eux-mêmes semblent sortis d’une parade infernale : chirurgien aux instruments difformes, illusionniste brisé, domestique sanglante. Chacun est une figure mémorable, une exagération qui frappe l’œil avant même de lever une arme.
Mais cette flamboyance se heurte vite à une autre réalité : celle d’une technique fragile. L’animation se brise dans des mouvements rigides, le framerate chute au moment même où l’action devrait s’enflammer, et l’écran, saturé d’effets et de spectres, sombre dans le chaos visuel. La lisibilité devient un combat en soi, et ce qui devrait amplifier la tension dramatique finit par brouiller le regard, transformant certaines batailles en un tumulte où l’on distingue à peine qui frappe, qui esquive et qui tombe. Ainsi, l’hôtel, qui devrait être un écrin macabre, se fissure sous le poids de ses propres excès.
Sur le plan sonore, en revanche, l’expérience conserve toute sa puissance. La bande originale alterne entre jazz décadent, cordes grinçantes et nappes électroniques inquiétantes. Chaque étage impose sa couleur musicale, renforçant l’identité des lieux et leur étrangeté. Les moments de silence, percés de bruits inquiétants installent une atmosphère oppressante qui enveloppe le joueur. Le doublage, porté par la dualité entre la détermination de Justine et la voix obsédante de Dr. Carnival, ancre encore davantage l’ambiguïté au cœur du récit, tandis que les rires hystériques et les cris des Assassins ajoutent à la dimension théâtrale.
Ainsi, Hotel Barcelona fascine par sa direction artistique et ses choix sonores, mais trébuche sur la technique. L’hôtel déploie ses fastes décadents et ses mélodies vénéneuses, mais ses murs craquent, ses lumières vacillent, et son chaos visuel menace d’engloutir la beauté qu’il voulait offrir.
Les rouages d’un cauchemar inachevé
Sur Xbox Series, Hotel Barcelona révèle ses limites techniques derrière l’éclat de sa façade. L’hôtel s’anime avec fluidité par instants, mais l’illusion se brise trop souvent : des ralentissements frappent aux moments critiques, les commandes répondent avec un léger retard qui mine la précision, et les animations se figent comme des pantins désarticulés. Ce ne sont pas des détails, mais des fissures visibles dans l’édifice, qui rappellent que derrière l’audace créative se cache une finition vacillante.
L’ergonomie, elle aussi, trahit le chaos du lieu. Les menus, confus et mal organisés, alourdissent la gestion des améliorations et des ressources. Le joueur cherche ses repères dans une interface trop chargée, où les explications se perdent dans des journaux au lieu de se traduire dans le jeu lui-même. Le résultat est une frustration sourde, qui vient contrarier la dynamique roguelite censée encourager l’expérimentation et l’apprentissage.
La progression, pensée comme une spirale, accentue ce sentiment. Chaque étage propose plusieurs routes, plusieurs portes, plusieurs promesses, mais ces choix deviennent autant de dilemmes cruels : répéter encore et encore le même chemin, au risque de la lassitude, ou s’aventurer ailleurs en sacrifiant le progrès accumulé. Ce système, conçu pour nourrir la tension, finit par piéger le joueur dans une boucle où la liberté se paye d’une perte, et où la victoire paraît parfois plus arbitraire que méritée.
La rejouabilité existe, soutenue par le principe des Slasher Phantoms et par la diversité des Assassins. Mais cette richesse potentielle se heurte aux failles techniques et aux mécaniques mal huilées. L’hôtel offre des portes multiples, mais toutes débouchent sur des couloirs où la frustration guette, et cette impression d’inachevé plane en permanence, comme une ombre au-dessus de la créativité des deux maîtres qui l’ont conçu.
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