Il fut un temps où l’Agent 47 n’était qu’une silhouette austère, errant d’un niveau à l’autre sous les auspices d’une IA lunatique, dans des jeux imparfaits mais viscéralement singuliers. Ce temps est révolu. En 2016, IO Interactive prend le pari de reconstruire sa licence culte de fond en comble, non par la surenchère, mais par l’épure : un retour aux fondamentaux, pensé comme un hommage modernisé à Codename 47 et Blood Money. Ce sera le premier acte d’une trilogie ambitieuse, aux itérations régulières, culminant en 2021 avec Hitman 3.
Mais c’est en janvier 2023, avec la sortie sur Xbox Series de Hitman: World of Assassination, que le projet trouve sa forme définitive. Une synthèse, une refonte, une compilation totale qui absorbe les trois jeux dans un seul contenant, les affine, les uniformise, les élève. IO Interactive ne propose pas une simple trilogie réunie : il offre un écrin, une plateforme, une matrice évolutive destinée à accueillir tous les modes, toutes les missions, tous les assassinats jamais conçus au sein de cette formule.
Plus qu’un remaster. Moins qu’un reboot. Une œuvre complète. Une somme.
Mais cette compilation ultime, riche d’une campagne monumentale et de modes annexes toujours plus audacieux, tient-elle vraiment ses promesses de refonte ? Et surtout : peut-elle encore surprendre ceux qui, depuis sept ans, usent déjà les gants noirs de 47 sur toutes les cibles possibles ?
Silhouette sans passé, humanité sous contrat
Au commencement, il y a un chiffre. 47, comme une abstraction. Un être glacial, sans histoire, sans nom, que l’on croyait programmé pour tuer et rien d’autre. Mais la trilogie réunie dans Hitman: World of Assassination déconstruit ce postulat avec une habileté discrète. Derrière la précision chirurgicale du gameplay, se tisse une véritable réinvention narrative, qui fait de l’Agent 47 autre chose qu’un simple prétexte à gameplay : une énigme existentielle.
La campagne, qui s’étend sur les trois opus, suit une montée dramatique en trois actes, de l’obscur à l’introspectif, de l’outil à l’individu. Le premier jeu jette les bases : 47, tueur sans mémoire, exécute froidement des contrats confiés par l’ICA, guidé par Diana Burnwood, son unique contact humain. À mesure que les missions s’enchaînent, les doutes s’insinuent. Les cibles se ressemblent. Un fil rouge émerge, celui du mystérieux « client de l’ombre » — un nom que l’on prononce à voix basse, mais dont les ramifications plongent dans l’histoire même de 47.
Le deuxième opus approfondit cette tension. Les enjeux se font globaux. Les ennemis sont plus politiques que militaires, plus systémiques que personnels. La figure du tueur devient le miroir d’un monde gouverné par les réseaux invisibles de l’argent et de l’information. L’écriture s’affine, gagne en gravité. Diana elle-même sort du rôle de voix-off pour devenir actrice de l’intrigue, apportant au duo une densité émotionnelle inédite dans la série.
Le dernier épisode, enfin, fait basculer la figure de 47. Non plus un pion, mais un agent de sa propre destinée. Il choisit. Il s’oppose. Il s’éloigne de l’ICA pour tracer sa propre ligne de conduite. L’homme que l’on croyait irrécupérable retrouve une forme d’intégrité, non par la rédemption, mais par l’affirmation de soi. L’écriture s’épure, les dialogues se densifient, la mise en scène gagne en maturité. On n’est plus dans la caricature d’un monde d’assassins. On touche à la métaphysique du tueur : qu’est-ce qu’un homme façonné par la mort, lorsqu’il se met à réfléchir au sens de sa propre existence ?
Et cette évolution, aussi discrète qu’organique, justifie à elle seule l’existence de World of Assassination en tant qu’objet unifié. Le récit n’est plus morcelé : il devient fluide, logique, linéaire dans sa montée en tension. IO Interactive a effacé les aspérités scénaristiques des anciens scripts, nettoyé les outrances, resserré les dialogues, affiné les intentions. Ce n’est pas un patch. C’est une relecture.
À travers Diana, Lucas Grey, et quelques visages secondaires récurrents, le jeu tisse une galerie de personnages qui ne prennent jamais le dessus sur le gameplay, mais qui l’encadrent, le nourrissent, le recontextualisent. Et dans ce jeu d’ombres et de glaces, où l’on tue sans bruit, c’est la voix, le regard, la posture qui deviennent signifiants.
Le résultat est une narration en clair-obscur, tendue entre discrétion et densité. Jamais envahissante. Toujours signifiante. Et c’est dans cette élégance narrative que Hitman: World of Assassination trouve sa singularité : celle d’un jeu qui raconte, sans bavarder. Qui affirme, sans insister. Qui construit un mythe, sans hausser la voix.
Un meurtre parfait
Dans l’univers vidéoludique, rares sont les titres qui parviennent à conjuguer aussi harmonieusement ouverture systémique et rigueur ludique. Hitman: World of Assassination appartient à cette élite. Ce n’est pas un jeu d’infiltration comme les autres. Ce n’est pas non plus un bac à sable ordinaire. C’est un simulateur de perfection méthodique, une horlogerie d’assassinats calibrée pour que chaque joueur, quel que soit son profil, puisse y graver sa propre signature.
À la surface, tout semble simple. Une cible. Un lieu. Une mission. Mais sous cette sobriété s’articule un agencement de couches imbriquées, où chaque choix, chaque déplacement, chaque déguisement modifie la perception que le monde a de vous. L’Agent 47 n’est pas un fantôme : il est une présence. Et dans cet univers réglé au millimètre, ce sont les comportements humains, les routines, les scripts dynamiques qui deviennent la matière première du gameplay.
Le système de déguisement, pilier central de la série, atteint ici une maturité absolue. En volant l’uniforme d’un serveur, d’un garde ou d’un médecin, vous vous ouvrez de nouveaux accès… mais vous entrez aussi dans un théâtre de crédibilité, où chaque rôle doit être tenu. Certains PNJ peuvent reconnaître que vous n’êtes pas celui que vous prétendez être. D’autres vous fouillent. Certains lieux interdisent certains habits. La carte devient alors un puzzle social mouvant, et votre infiltration un jeu de masque permanent.
À cela s’ajoute une grammaire d’interactions d’une richesse déconcertante. Saboter un lustre, empoisonner un verre, manipuler un micro, déguiser une arme en accessoire… Tout est prétexte à créativité. Hitman: World of Assassination n’impose jamais une solution. Il suggère, alimente, offre des leviers — à vous de les actionner ou non. Chaque mission devient alors un théâtre d’expérimentation. Un même niveau peut se rejouer des dizaines de fois sans jamais épuiser ses possibilités.
Le level design, lui, varie selon les générations de cartes. Les premiers niveaux issus du Hitman de 2016 restent plus restreints, moins denses, plus didactiques. Ceux de Hitman 2 gagnent en amplitude, en verticalité, en diversité d’approche. Les cartes de Hitman 3, quant à elles, atteignent un degré de maîtrise rarement égalé : Dartmoor et son meurtre en huis clos façon Cluedo, Berlin et ses identités inversées, Mendoza et sa tension feutrée… Chacune réinvente les règles du jeu tout en les respectant.
Mais Hitman ne se résume pas à sa campagne. Les modes de jeu annexes sont légion : Escalades à difficulté croissante, Contrats personnalisés, Cibles Fugitives temporaires, Mode Sniper, Arcade… Et surtout, le mode Freelancer, qui injecte dans l’expérience une dimension rogue-lite fascinante. En commençant sans ressource, dans une planque personnalisable, vous enchaînez les missions avec un niveau d’alerte croissant. Échec ? Vous perdez vos équipements. Réussite ? Vous gagnez en réputation et en arsenal. C’est Hitman, mais sous tension. Et c’est magistral.
Enfin, l’économie du jeu, pensée autour des maîtrises, permet de débloquer de nouveaux points d’infiltration, des armes, des objets, des planques. Ces éléments renforcent la rejouabilité sans jamais la dénaturer. Rien n’est inaccessible. Tout peut être mérité.
IO Interactive livre ici un modèle de conception systémique. Chaque niveau est une architecture sociale. Chaque mécanique est une promesse d’autonomie. Hitman: World of Assassination ne vous guide pas : il vous observe. Et dans cet espace de liberté précisément délimité, le joueur devient créateur, non plus seulement d’assassinats, mais d’expériences uniques.
Éclats de verre, velours sonore et élégance calculée
La force de Hitman: World of Assassination ne réside pas dans une démonstration technologique. Elle s’exprime dans une esthétique fonctionnelle, précise, disciplinée — où chaque choix visuel sert une lecture immédiate de l’espace, des menaces, et des opportunités. IO Interactive ne cherche jamais à impressionner gratuitement : il compose des tableaux narratifs où l’assassinat devient une mise en scène, et où le joueur en est à la fois l’architecte et le spectateur.
Dès les premières missions, la clarté de la mise en scène saute aux yeux. Les lieux sont lisibles, les silhouettes distinctes, les zones dangereuses marquées avec subtilité. Il ne s’agit pas d’un réalisme aveugle, mais d’une abstraction élégante : textures réalistes, éclairages dynamiques, animations précises — mais toujours au service du gameplay. L’interface, discrète et configurable, permet d’épurer encore davantage l’image pour renforcer l’immersion ou conserver des repères pour les débutants.
Chaque environnement possède une identité visuelle propre. Sapienza, baignée de lumière méditerranéenne, s’oppose à la pluie métallique de Chongqing. Les néons de Berlin répondent à la froideur minérale de Mendoza. Cette diversité ne repose pas seulement sur une variation de teintes, mais sur une construction spatiale minutieuse, où les volumes, les foules, les lignes d’horizon jouent un rôle dans la circulation du joueur et dans sa stratégie.
Les personnages sont modélisés avec sobriété. Pas de surenchère dans les détails, mais des animations crédibles, des attitudes codifiées qui permettent de lire leurs routines et leurs réactions. La gestion des foules est remarquable : fluide, réactive, elle donne vie aux lieux sans jamais nuire aux performances. Sur Xbox Series, le jeu conserve une stabilité exemplaire, sans chute de framerate, même dans les zones les plus denses.
Côté sonore, la réussite est tout aussi manifeste. La bande originale oscille entre nappes orchestrales discrètes et montées dramatiques ponctuelles, toujours utilisées avec parcimonie. Le jeu sait se taire. Et dans ce silence naît une tension permanente. Ce sont les sons du monde qui dominent : talons sur le marbre, chuchotements d’une foule, cliquetis d’un cadenas, vrombissement d’une caméra. Chaque bruit est une information. Et chaque action du joueur — un tir, une course, une chute — devient un événement sonore.
Les voix, qu’elles soient anglaises ou localisées, sont d’une justesse constante. Le ton posé de Diana, les répliques des cibles, les alertes des gardes : tout sonne vrai, jamais caricatural. Le doublage sait être solennel sans emphase, ironique sans grimace. Une performance de mesure et de nuance, à l’image du jeu lui-même.
Il faut enfin saluer le travail sur les ambiances contextuelles. Chaque lieu possède ses propres textures sonores : murmures feutrés dans une salle d’enchères, musique classique dans un hall de réception, cris d’animaux dans une forêt humide… Le jeu n’habille pas seulement ses décors. Il les fait respirer.
Hitman: World of Assassination est un modèle d’élégance technique : jamais ostentatoire, toujours maîtrisé. Un jeu où l’esthétique découle du système. Où la forme épouse la fonction. Et où le raffinement ne se mesure pas en effets spéciaux, mais en cohérence absolue avec la nature du geste que le joueur s’apprête à poser.
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