Depuis 2007, les studios Kairosoft tracent leur sillon en marge des routes balisées de l’industrie vidéoludique. À la cadence métronomique d’un capitaine passionné, ils ont livré plus d’une cinquantaine de jeux, souvent conçus pour le marché mobile, parfois portés sur consoles, toujours porteurs d’un ADN reconnaissable entre mille. Un style de jeu “Kairosoft”, identifiable au premier écran, où les mécaniques se superposent, les interfaces s’empilent, et où la stratégie se fond dans le plaisir de construire, développer, combiner.
Avec High Sea Saga DX, sorti le 31 août 2023 sur Nintendo Switch, le studio embarque cette fois pour une odyssée navale en pixel art, entre gestion de flottes corsaires, fondation de colonies et exploration maritime. Comme toujours chez l’éditeur, le charme rétro masque une profondeur étonnante, et derrière les interfaces minimalistes se cache un univers modulaire, riche en micro-systèmes.
Mais cette nouvelle traversée console est-elle un simple portage saupoudré d’intentions, ou bien une escale digne des grandes épopées maritimes ? Et surtout, dans un monde vidéoludique en perpétuelle accélération, quelle place accorder à ces jeux qui préfèrent le clapotis lent de la mer à la houle frénétique du AAA moderne ?
L’écume d’un royaume oublié
Dans High Sea Saga DX, l’histoire tient plus du prétexte ludique que de la grande fresque maritime. Vous êtes mandaté par le roi du royaume de Sunny Kingdom, soucieux de redorer son blason terni, pour prendre le commandement d’une flotte naissante, accompagné d’un conseiller royal aux ordres succincts mais efficaces. La mission initiale – repousser une bande de pirates installés aux abords du territoire – joue ici le rôle d’introduction déguisée, permettant de découvrir les mécaniques du jeu au fil d’un tutoriel progressif, didactique, mais peu narratif.
Comme souvent chez Kairosoft, la narration est minimale, presque décorative. Elle n’ambitionne pas de construire un récit à rebondissements, ni de proposer des personnages dotés d’une réelle épaisseur psychologique. Elle installe simplement un cadre fonctionnel, où le joueur peut projeter ses objectifs, ses envies d’expansion, ses fantasmes de bâtisseur des mers. Le roi, simple déclencheur de missions, ne réapparaît que pour rythmer la progression via des objectifs successifs. Les membres de l’équipage, recrutés progressivement, possèdent bien des classes, des visages, des statistiques… mais aucun ne se distingue réellement par son écriture ou sa voix.
Ce choix assumé de l’effacement narratif permet de laisser toute la place à la construction mécanique de l’univers. Le joueur, libre de ses actions, peut aussi bien suivre les ordres royaux que s’écarter des chemins tracés pour vivre une vie de corsaire indépendant. Cette liberté formelle, appréciable dans sa souplesse, laisse toutefois en suspens l’émotion potentielle d’un récit personnalisé. Il n’y a pas de dilemme, pas de grande décision morale, pas de scène marquante à se remémorer.
Le seul véritable élément de personnalisation narrative repose sur le choix initial du personnage : homme ou femme, nom, et surtout classe de départ. Ce dernier élément, au-delà du simple bonus de statistiques, détermine un rapport spécifique au monde. Le cadet progresse vite mais reste fragile, le sniper privilégie la distance, le boxeur frappe plus vite que son ombre… autant d’entrées possibles dans l’expérience, mais qui ne modifient en rien le scénario.
High Sea Saga DX propose une structure ouverte, où l’histoire n’est jamais racontée, mais toujours induite. Les villes que vous développez, les équipages que vous formez, les navires que vous façonnez : tout cela constitue votre récit, dans une logique de simulation continue plutôt que de progression narrative classique. Une forme de storytelling silencieux, où le joueur écrit son aventure par les systèmes, non par les dialogues.
Le sel des mécaniques, le vent des systèmes
Dès ses premières minutes, High Sea Saga DX dévoile son véritable visage : celui d’un jeu-système profondément modulaire, où l’enchevêtrement de mécaniques prend le pas sur la narration. En digne production Kairosoft, il s’articule autour d’une boucle de gameplay trivalente : quêtes, exploration, développement. Trois piliers complémentaires, reliés entre eux par une logique de progression douce, méthodique et étrangement captivante.
Les missions royales forment l’ossature de l’avancée. Celles-ci, simples dans leur structure, permettent de débloquer de nouvelles fonctionnalités tout en guidant le joueur dans la découverte de l’univers. Elles agissent comme des jalons pédagogiques, octroyant des récompenses utiles et donnant accès à de nouveaux territoires, de nouvelles installations ou à des éléments de gameplay avancé.
L’exploration, quant à elle, se divise entre navigation maritime et expéditions terrestres. À bord de votre navire, vous sillonnez les eaux à la recherche d’îles inconnues, de repaires pirates ou de monstres marins. Une fois à terre, vos équipes affrontent ennemis et bêtes sauvages au gré de parcours balisés. L’expérience de combat est ici largement automatisée, vos personnages agissant d’eux-mêmes sans intervention manuelle. Le joueur observe plus qu’il ne dirige, dans une logique d’Idle gameplay assumé, héritée de la version mobile.
La construction, enfin, est le cœur vibrant du jeu. Elle s’applique à deux entités distinctes : les villes et le navire. Dans les premières, il s’agit d’aménager des infrastructures essentielles – forge, taverne, boutiques, hôpitaux… – qui influencent directement les services et la croissance démographique. Chaque bâtiment attire de nouveaux habitants, renforce l’économie locale et débloque de nouveaux effets. Plus la population grimpe, plus la ville s’enrichit, et plus les mécaniques se complexifient.
Mais c’est sur votre navire-base que le potentiel créatif se déploie pleinement. Le jeu propose une liberté architecturale surprenante, où chaque pièce peut être posée, déplacée, remplacée à volonté. Salles de repos, quartiers de marins, prisons, bains, cuisines, salles d’entraînement : chaque module possède un usage précis, influant sur l’efficacité de votre équipage. Ce système modulaire encourage une planification stratégique, où chaque case occupée répond à un besoin opérationnel. La construction devient une forme de gestion logistique, intuitive mais riche en conséquences.
Les classes de personnages ajoutent une couche supplémentaire à cette granularité. Dès le début, le joueur choisit un archétype – cadet, boxeur, sniper, pilote, nomade – chacun avec ses forces et ses spécificités d’équipement, influant directement sur l’endurance consommée, la portée des attaques ou la vitesse d’action. Ces différences renforcent la spécialisation des membres d’équipage, et favorisent une composition équilibrée des équipes.
Mais derrière cette densité de systèmes, se profile une structure passive, typique du genre Idle. Les combats se déroulent sans le joueur. Les déplacements se font en arrière-plan. Les constructions demandent un temps d’attente réel avant d’être achevées. Le titre conserve des reliquats de son modèle mobile – notamment les médailles servant à accélérer les actions, relancer des missions ou recruter – qui, s’ils ne s’achètent plus avec de l’argent réel, imposent des rythmes artificiels à la progression.
Pour compenser, High Sea Saga DX permet de déployer plusieurs équipes simultanément, d’automatiser la production, d’empiler les missions… mais le joueur reste souvent spectateur, assignant des tâches plus qu’il ne les exécute. Ce positionnement particulier, entre gestion contemplative et automatisation stratégique, en fait un jeu d’anticipation plus que d’action, idéal pour les longues sessions détendues, mais en décalage avec les attentes plus interactives des joueurs console.
Le pixel comme boussole, la musique en filigrane
À première vue, High Sea Saga DX respire l’identité visuelle Kairosoft : un pixel art soigné, aux contours nets, aux couleurs franches, qui évoque immédiatement la chaleur des consoles portables d’antan. Ici, chaque sprite raconte une fonction, chaque personnage est lisible, différencié, immédiatement identifiable par sa posture, sa couleur ou son équipement. Ce minimalisme assumé, loin d’être un frein, confère au jeu une cohérence esthétique constante, où la clarté prime sur la sophistication.
Les animations, sans jamais verser dans la démonstration, s’avèrent étonnamment riches. Les déplacements des équipages, les combats automatiques, les phases de construction ou les instants de navigation bénéficient tous de petites touches dynamiques : un roulis de navire, une étincelle d’enclume, un clignement d’œil, autant de détails qui donnent vie à l’écran malgré la faible résolution. L’univers s’anime avec un charme discret, renforcé par des effets visuels lisibles et sans surcharge.
Le design des environnements, tout en quadrillage logique, conserve cette lisibilité ludique qui caractérise les productions Kairosoft. Les villes s’agencent comme des plateaux modulaires, les navires se construisent comme des puzzles fonctionnels, les îles se présentent comme autant de vignettes compactes à explorer. Ce style architectural, presque maquette, renforce le sentiment de contrôle du joueur sur son monde, tout en simplifiant les repères visuels.
Côté sonore, la bande-son accompagne sans s’imposer. Les compositions, légères et répétitives, remplissent leur rôle d’ambiance, avec des mélodies évoquant la mer, l’aventure ou la détente. Rien de flamboyant, mais une constance musicale agréable, qui accompagne les longues sessions de jeu sans lassitude excessive. Les musiques varient légèrement selon les zones – villes, navire, exploration – mais partagent toutes une même signature sonore, typique de la maison Kairosoft.
Les effets sonores, eux, sont fonctionnels. Un son de marteau, un bruit de vague, une exclamation au combat : autant de signaux qui rythment l’activité sans excès. Il n’y a ni doublage, ni spatialisation, ni travail particulier sur les textures audio. Ce choix de sobriété s’explique par l’héritage mobile du jeu, et s’intègre naturellement à l’esthétique globale.
En revanche, il convient de noter que le jeu n’est disponible qu’en anglais. Si les textes sont simples, parfois proches du langage enfantin, l’absence de localisation française peut constituer une barrière pour certains publics, notamment les plus jeunes. Un point d’autant plus regrettable que High Sea Saga DX repose presque exclusivement sur la lecture d’objectifs, de menus, et d’instructions techniques.
Enfin, la compatibilité avec l’écran tactile de la Switch mérite d’être saluée. Elle offre une alternative ergonomique convaincante, en phase avec les origines mobiles du titre. Naviguer dans les menus, construire une pièce ou sélectionner une mission du bout du doigt renforce le confort de jeu, surtout en mode portable.
Une mer calme mais verrouillée par les marées mobiles
High Sea Saga DX ne dissimule jamais ses origines. Il s’agit d’un portage direct d’un jeu mobile, et l’empreinte de ce passé tactile traverse l’ensemble de l’expérience, dans sa structure comme dans ses contraintes. Si le titre tourne sans accroc sur Nintendo Switch, affichant une stabilité exemplaire et une prise en main rapide, il hérite aussi d’une série de systèmes qui semblent figés dans une logique de free-to-play sans monétisation active.
La première manifestation de cet héritage se retrouve dans la gestion du temps réel. De nombreuses actions, notamment la construction de bâtiments ou l’aménagement de votre navire, demandent une durée incompressible pour être achevées. Bien que ces délais soient généralement courts – quelques minutes tout au plus – ils imposent des pauses imposées dans la dynamique de jeu. Sans possibilité d’accélération instantanée, le joueur est parfois contraint d’attendre passivement avant de pouvoir poursuivre sa progression.
Les médailles, héritées de la version mobile, incarnent l’autre pilier de cette architecture persistante. Ces objets multifonctions permettent de relancer un combat, recruter de nouveaux membres, accélérer la construction, ou déverrouiller des fonctionnalités spécifiques. Si elles sont désormais obtenues en jeu – via les quêtes, les combats ou les missions spéciales – leur rareté relative peut, à terme, freiner la fluidité de l’expérience. Aucun achat in-game n’est proposé, mais le design général du système trahit un modèle économique initialement pensé pour l’achat de ressources.
Du côté de l’ergonomie, High Sea Saga DX tire avantage de ses commandes tactiles, disponibles en parallèle des contrôles classiques à la manette. Cette double compatibilité renforce la lisibilité des interfaces, même si leur origine mobile reste perceptible dans certains menus condensés ou dans l’absence d’optimisation pour les grands écrans. Les icônes restent petites, les textes parfois serrés, et la navigation demande une certaine acclimatation.
Aucune fonctionnalité multijoueur n’est présente. Le jeu est une expérience strictement solo, centrée sur la gestion personnelle d’une flotte, de ses villes, de ses équipes. Aucune synchronisation cloud, aucun leaderboard, aucun partage communautaire ne vient enrichir l’expérience. Il en résulte une aventure autonome, mais close, qui mise sur sa densité systémique plus que sur sa dimension sociale.
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