Il fut un temps où le nom Harvest Moon évoquait des souvenirs heureux. Des matins de printemps au parfum de pixels, des soirées d’automne passées à cultiver le silence, des villages paisibles habités de routines chaleureuses et de personnages mémorables. Mais ce temps est révolu. Depuis la séparation entre Natsume et l’équipe historique de développement — désormais à la manœuvre sur les Story of Seasons —, la franchise originelle s’est enlisée dans une stagnation désarmante, enchaînant les itérations fades, mécaniques, sans conviction. Et chaque nouveau titre porte la lourde tâche de faire oublier les errements du précédent, tout en traînant les chaînes d’un héritage dilapidé.
Sorti le 6 octobre 2023 sur Nintendo Switch, Harvest Moon: The Winds of Anthos tente une nouvelle fois de raviver la flamme d’une série autrefois pionnière. Promettant un virage vers un monde ouvert, une liberté retrouvée et une réinvention de la formule agricole, Natsume affiche ici une ambition que les derniers opus laissaient présager sans jamais concrétiser. L’espoir renaît alors : celui d’un retour en grâce, d’un monde à cultiver avec sens, d’un vent nouveau soufflant sur les terres arides de la nostalgie.
Mais un souffle peut-il faire repousser des racines arrachées ? Et surtout : cette brise venue d’Anthos parvient-elle à fertiliser le terrain ou ne fait-elle que soulever la poussière d’un passé glorieux ?
Mythes en carton et légendes évaporées
Harvest Moon: The Winds of Anthos ouvre son récit sur les vestiges d’une catastrophe : une éruption volcanique d’une violence inouïe, apaisée in extremis par la Déesse de la récolte et ses lutins. Dans un ultime effort, elle isole les villages d’Anthos derrière de hautes barrières magiques, espérant protéger les habitants d’un monde devenu instable. Une décennie s’écoule, et l’histoire sombre déjà dans l’oubli. C’est là que commence votre périple, sur les traces d’un message lancé à la mer… et d’une promesse de réconciliation entre les terres séparées.
L’ouverture, pourtant chargée de symboles, peine à convaincre. Présentée sans doublage, sans sous-titres, et portée par une mise en scène sommaire, cette introduction manque de souffle et d’ampleur. Le moteur du jeu, peu expressif, rend les premières minutes plus fonctionnelles que véritablement immersives. Et lorsque l’on passe à la création du personnage, cette impression se confirme : les options sont réduites au strict minimum, les visages figés, les avatars génériques. L’outil de personnalisation s’efface, remplacé par une figure standardisée, dépourvue de traits distinctifs.
Le scénario suit une trajectoire classique, héritée des contes agraires de la série. Vous incarnez un jeune héros ou une héroïne amené(e) à restaurer les liens entre les communautés isolées, à libérer les lutins et à insuffler une nouvelle harmonie à la vallée d’Anthos. L’intention est louable, mais l’exécution se révèle balbutiante. Les dialogues manquent de justesse, la progression narrative repose sur des quêtes peu engageantes, et les révélations scénaristiques s’enchaînent sans tension dramatique. Même les événements surnaturels, comme la présence de créatures dans les murs ou la découverte d’un lutin enfermé, peinent à susciter l’émerveillement attendu.
Certains motifs rappellent d’autres récits bien plus structurés — notamment Légendes Pokémon : Arceus ou même Attack on Titan, dont Winds of Anthos semble emprunter l’idée des murs protecteurs et du secret enfoui dans leur structure. Mais ces références ne sont jamais digérées, jamais intégrées à une narration organique. Le jeu empile les concepts sans les explorer, évoque l’épique sans en incarner la substance.
La localisation française, bien que bienvenue, souffre d’approximations gênantes. Des termes mal choisis, des phrases bancales, des erreurs de syntaxe entachent régulièrement les textes affichés à l’écran. La course devient une « précipitation », l’endurance s’use dans des formulations absurdes, et certaines instructions confinent à l’illisible. Cette fragilité linguistique affaiblit encore davantage un récit déjà peu incarné.
Rien, dans cette trame, ne freine votre progression. Mais rien, non plus, ne vous invite à l’embrasser pleinement. Le récit se contente d’être là, comme une structure à remplir. Il balise le parcours sans le nourrir, et s’efface trop vite derrière des mécaniques qui, elles seules, portent l’ossature du jeu.
Une faux entre les mains, une carte sous les pieds, mais peu de grain à moudre
Avec The Winds of Anthos, Natsume embrasse enfin l’ère du monde ouvert. Exit les villages étriqués et les vallées miniatures : vous évoluez désormais au sein d’un territoire vaste, morcelé en biomes différenciés, parcouru de forêts, de montagnes, de plaines désolées et de villages à relier. Ce virage structurel constitue la plus grande transformation de la formule Harvest Moon depuis plus d’une décennie — et l’une des rares véritables réussites de cette mouture.
Chaque région dispose de ses spécificités climatiques et de ses ressources. Vous vous y déplacez librement à pied, à dos d’animal ou via un système de téléportation rudimentaire, explorant des zones parfois étonnamment étendues, à défaut d’être véritablement vivantes. L’inspiration tirée de Légendes Pokémon : Arceus est évidente : même topographie compartimentée, même usage de la furtivité pour approcher les animaux sauvages, mêmes quêtes semi-scriptées au sein d’environnements semi-naturels. Cette filiation n’enlève toutefois rien à l’intérêt de la démarche : dans son cœur d’exploration, Winds of Anthos dégage une forme d’agrément inattendue, portée par une curiosité sincère.
Mais l’enthousiasme initial se heurte rapidement à une série de limitations. Le level design reste rudimentaire, les villages trop semblables, les zones de culture restreintes. Le monde paraît grand, mais rarement dense. Chaque action conserve un potentiel ludique réel — récolter, pêcher, apprivoiser, fêter — sans jamais s’extraire d’un canevas extrêmement balisé. Les activités se multiplient, mais restent figées dans des routines classiques : semer, arroser, cueillir, caresser, vendre. Le cycle est connu, le tempo immuable.
Côté ergonomie, le jeu opère une simplification drastique des commandes. Fini le choix manuel des outils : un simple appui sur le bouton d’action déclenche la tâche appropriée selon la situation. Labourer, semer, arroser, fertiliser, récolter… tout s’enchaîne par contexte. Ce système, inspiré des productions grand public comme Pretty Princess: Magical Garden Island, facilite indéniablement la prise en main, notamment pour un public jeune ou néophyte. Mais cette fluidité apparente masque une rigidité pernicieuse. Les actions souffrent d’un ciblage approximatif, la sélection automatique provoque fréquemment des erreurs, et l’impossibilité d’anticiper ou de personnaliser l’ordre des outils freine l’efficacité des sessions prolongées.
Les mécaniques d’agriculture, de soin animalier, de construction ou de collecte évoluent peu. Le jeu propose certes quelques raffinements — jauge d’engrais visible, indicateurs de croissance —, mais néglige la richesse systémique attendue dans une simulation moderne. Il devient ainsi impossible de construire de nouveaux bâtiments ou de personnaliser son habitation autrement que par un nombre restreint d’options prédéfinies. Les interactions sociales, elles, se résument à de simples dialogues mécaniques sans réelle progression narrative.
La répétitivité, accentuée par des temps de chargement constants sur Nintendo Switch, finit par diluer l’élan initial. Chaque changement de zone, chaque entrée dans un bâtiment, chaque interaction majeure interrompt le flux, cassant l’élan de l’exploration. Le jeu en devient saccadé, presque haché, malgré la générosité apparente de son contenu.
The Winds of Anthos tente un renouveau. Il élargit l’horizon, allège les commandes, structure l’espace. Mais il peine à articuler ses ambitions avec la rigueur d’un game design abouti. Les idées sont là, nombreuses, parfois séduisantes. Leur exécution, elle, reste inachevée.
Panoramas d’hier, textures d’oubli, et silence de saison
À première vue, Harvest Moon: The Winds of Anthos semble vouloir séduire par la variété de ses paysages. Les biomes traversés affichent des teintes distinctes, les transitions de saisons s’accompagnent de légères modifications visuelles, et certains panoramas — baignés de lumière rasante ou parcourus de feuilles tourbillonnantes — parviennent à instaurer une ambiance douce, presque contemplative. Mais cette impression initiale s’érode à mesure que l’on confronte la direction artistique aux standards contemporains, même au sein de la scène indépendante.
L’univers graphique manque cruellement de caractère. Les textures, en basse résolution, s’étalent sans nuance ni relief. Les visages figés des personnages, leur animation rigide, les environnements dépouillés de détails signifiants… tout concourt à une sensation d’inertie esthétique. Le monde semble avoir été conçu pour fonctionner, non pour émerveiller. Les lieux, pourtant nombreux, se ressemblent dans leur construction, et les bâtiments, bien que différenciés par région, conservent un aspect générique peu engageant.
Cette neutralité visuelle s’accompagne d’une technique chancelante. Sur Nintendo Switch, le titre souffre d’un aliasing persistant et de baisses de framerate fréquentes, en particulier lors des déplacements rapides ou dans les zones les plus peuplées. Le mode téléviseur exacerbe ces défauts : le jeu y devient flou, instable, parfois pénible à suivre. À l’inverse, le mode portable, bien que toujours imparfait, offre un rendu plus doux, plus homogène, et finalement plus cohérent avec les ambitions techniques du titre.
Côté interface, l’ensemble reste fonctionnel, mais sans élégance. Les icônes, les menus, les fenêtres d’inventaire répondent sans lenteur, mais sans charme. Il manque une patte, une identité visuelle forte, capable de transcender les limites du moteur pour créer un univers reconnaissable. À ce niveau, Natsume se contente de livrer un outil opérationnel, sans souffle ni personnalité.
La bande-son, discrète, accompagne l’aventure sans jamais prendre le dessus. Les thèmes musicaux varient selon les saisons et les régions, respectant les codes des simulations agricoles classiques : tonalités douces, rythmiques lentes, nappes d’accords légers. L’ensemble, agréable à l’oreille, peine toutefois à imprimer la mémoire. Aucune mélodie ne s’impose, aucun thème ne s’élève. Les bruitages, eux, remplissent leur rôle avec sobriété : pas sur l’herbe, clapotis des rivières, hennissements lointains. L’habillage sonore reste modeste, presque effacé.
Winds of Anthos s’offre donc un écrin visuel et sonore minimal, fonctionnel, mais sans verve. L’effort de construction est palpable, l’envie d’enrichir l’expérience présente. Mais sans direction artistique affirmée, sans cohésion stylistique forte, le monde peine à exister autrement que comme décor. Et dans une série où la routine quotidienne repose sur l’attachement aux lieux et aux visages, cette absence d’identité devient un manque structurant.
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