Il arrive parfois qu’un jeu tente moins de raconter une histoire que de vous faire ressentir un soupçon. Gruta, développé par Capi Capi et édité par Ratalaika Games, fait ce choix risqué. Sorti le 5 mai 2023 sur Xbox Series, ce titre indépendant se présente comme un jeu de plateforme narratif aux allures de conte silencieux, où la peur d’un monstre devient le prisme d’un drame familial.
Dans cette fable dépouillée, l’image, le son et le geste remplacent le dialogue. Mais cette tentative de minimalisme émotionnel suffit-elle à porter l’expérience jusqu’à son terme ? Gruta mérite-t-il qu’on s’y égare ?
Une silhouette d’enfant face aux monstres intérieurs
Gruta vous plonge dans la fuite d’une enfant. Aucun nom, aucun repère. Juste une course en avant dans un monde voilé d’ombre, hanté par une créature qu’elle tient pour responsable du mal qui ronge sa famille. Ce monstre, fantasmé ou réel, incarne moins une menace extérieure qu’un écho des peurs, des silences, des douleurs que l’enfance ne sait pas nommer. Le récit, livré sans texte ni voix, avance par l’image et l’intuition. Chaque environnement, chaque apparition, chaque événement esquisse un fragment de vérité sans jamais la désigner clairement.
Le jeu parvient ainsi à poser les bases d’un drame intime, dont l’ampleur n’est révélée qu’à ceux qui acceptent de lire entre les lignes. La narration n’est jamais imposée, mais suggérée — une fresque émotionnelle fragmentée qui se dévoile lentement. Ce choix radical impose un effort d’interprétation constant, parfois gratifiant, souvent frustrant. Les symboles s’accumulent, mais peu sont réellement développés. L’émotion affleure sans jamais exploser, et l’attachement au personnage principal repose davantage sur l’instinct de protection que sur une construction dramatique aboutie.
La solitude est omniprésente, presque suffocante. Aucun dialogue, aucun allié. Juste cette enfant, frêle et déterminée, qui traverse les ténèbres avec une résilience muette. Le résultat évoque plus une parabole qu’un scénario, un murmure plutôt qu’un récit structuré. Pour qui attend une histoire traditionnelle, Gruta restera opaque. Pour les autres, il pourrait, par instants fugaces, toucher juste.
Une marche sans élan dans des ténèbres trop sages
Gruta épouse la simplicité. Ses mécaniques reposent sur des fondations ultra-minimales : marcher, sauter, éviter, pousser quelques objets. Aucun système complexe, aucun inventaire, aucune interface à lire. On progresse à pas feutrés, dans des niveaux linéaires à l’esthétique rugueuse, portés par une boucle de gameplay qui ne cherche ni la surprise, ni la profondeur. Ce choix pourrait être défendu s’il était contrebalancé par une densité émotionnelle ou symbolique. Ce n’est pas le cas.
Le level design reste enfermé dans une routine désespérément sage. Les environnements, sombres et épurés, se succèdent sans renouvellement ni montée en tension. Quelques puzzles, mécaniques de leviers ou obstacles à contourner donnent le change, mais aucun ne parvient à sortir du cadre du prévisible. L’exploration est factice : les chemins alternatifs sont inexistants, les zones cachées anecdotiques. Pire, l’absence de tout risque réel (aucun système de santé, aucun vrai danger) rend chaque progression mécaniquement neutre, sans intensité ni enjeu.
La plateforme, pourtant au cœur de l’expérience, manque de précision. Les sauts sont flous, les collisions approximatives, et certaines phases de déplacement finissent par se transformer en corvée par manque de retours sensoriels clairs. L’absence de challenge aurait pu être compensée par une fluidité d’exécution ; elle ne l’est pas.
La seule tentative de variation vient d’ennemis à éviter. Mais leur présence, sporadique, n’apporte aucune tension durable, faute d’IA convaincante ou de patterns marquants. Le jeu donne constamment l’impression de retenir ses coups, de ne jamais vouloir bousculer son joueur — mais cette prudence confine ici à la fadeur. Gruta ne cherche pas à perdre, ni à surprendre. Il vous laisse juste traverser.
Des ténèbres de papier mâché dans un monde sans grain
L’enveloppe visuelle de Gruta semble tout droit sortie d’un carnet de croquis encore à l’état de projet. Le trait est brut, volontairement primitif, mais cette esthétique dépouillée ne parvient pas à se transfigurer en direction artistique cohérente. Le noir et blanc domine, certes, et peut par instants évoquer un certain minimalisme expressionniste… mais l’ensemble manque de texture, de densité, de contraste. Tout paraît terne, figé, lisse. Le jeu multiplie les plans sépia et les silhouettes tremblées sans jamais générer la moindre force évocatrice durable.
Chaque environnement — forêt stérile, grotte poussiéreuse, ruines informes — est traité avec le même vernis : celui d’un prototype jamais finalisé. Les arrière-plans ne racontent rien. Aucun détail ne vient enrichir la lecture du monde. Et ce silence graphique, loin d’alimenter le mystère, épuise le regard. Gruta aurait pu tirer parti de sa sécheresse pour composer des tableaux puissants, mais il reste figé dans un entre-deux esthétique sans relief.
Heureusement, le travail sonore relève quelque peu l’ensemble. La bande-son, discrète mais efficace, installe une ambiance éthérée, tantôt inquiétante, tantôt mélancolique. Quelques nappes ambient, des grincements étouffés, des chuchotements granuleux… Ce design sonore, bien que minimal lui aussi, donne parfois l’impression d’être poursuivi par un souffle lointain. Il est le seul à suggérer un monde plus vaste, un hors-champ habité, là où l’image échoue.
Mais là encore, l’expérience aurait mérité davantage d’amplitude. Pas de doublage, pas de ponctuation musicale marquante, pas de crescendo ni de respiration narrative. Comme si le jeu refusait toute forme d’éclat, même sonore. La direction artistique, dans son ensemble, semble confondre pudeur et effacement.
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