Avant The Witcher, avant Skyrim, il y eut Gothic. Œuvre fondatrice du RPG européen en monde semi-ouvert, ce premier titre des Allemands de Piranha Bytes, sorti en 2001 sur PC, imposait une liberté brutale, un monde sans concession, une grammaire inédite du jeu de rôle. Aujourd’hui réédité sur Nintendo Switch sous le nom de Gothic Classic, ce monument rugueux revient sans fard, fidèle à ses origines, plus culte que jamais — mais aussi plus daté que tout ce que le support ait pu accueillir depuis des années.
Dans ce portage sans ravalement, l’essence est intacte. Mais la matière peut-elle encore tenir, sans craquer sous le poids des décennies et des conventions modernes ?
Trois camps, un dôme, mille récits enfouis sous la roche
Au sein de la Colonie minière, tout commence sans nom, sans visage, sans passé. Un héros anonyme jeté derrière un dôme de magie détraquée, porteur d’une missive qu’il ne comprend pas, et plongé dans un monde clos où l’ordre s’est effondré pour laisser place à la loi des factions. Gothic Classic construit son récit dans le silence et la tension, dans les regards méfiants des gardes, les dialogues secs des mercenaires et les ruines encore fumantes d’une autorité éclatée.
Loin d’un récit linéaire, le jeu impose une structure ouverte, non pas au service de la narration, mais comme sa matière même. Trois camps dessinent trois trajectoires, trois visions du pouvoir, trois manières de survivre sous la barrière. Le Vieux Camp perpétue l’illusion d’un dialogue avec le roi, le Nouveau Camp veut rompre la chaîne et creuser la rébellion, le Camp des Sectaires voue son existence à un dieu des marées et de la terreur. Rien n’est imposé. Tout se négocie, s’explore, se construit dans l’action.
Les figures qui peuplent cette enclave carcérale — Diego, Milten, Gorn, Lee, Xardas — s’inscrivent dans la mythologie d’un studio dont l’écriture brute conserve une intensité rare. Chaque interaction devient engagement, chaque faveur donnée appelle un retour. Les quêtes ne s’enchaînent pas, elles s’imbriquent, parfois se contredisent. Le joueur apprend à lire les rapports de force, à manier les silences, à choisir ses alliés. La narration ne se déroule pas : elle s’arrache, se mérite.
Le texte, intégralement en français, conserve cette densité propre aux RPG des années 2000 : phrases courtes, choix nets, conséquences palpables. L’oralité rugueuse des dialogues doublés ancre le jeu dans une époque où chaque ligne faisait monde. Et malgré les contraintes techniques visibles, l’histoire garde intacte sa force d’évocation. Elle ne guide pas : elle expose. Et le joueur, seul, décide de ce qu’il fera de sa liberté.
Barrière magique, gestes brisés et système sans filet
Gothic Classic reconduit un monde clos mais ouvert, une Colonie taillée comme un enchevêtrement d’arènes naturelles, de verticalités incertaines et de sentiers jamais balisés. Le jeu ne montre rien. Il laisse voir. Aucun marqueur, aucune carte exhaustive, aucun objectif clignotant : la progression repose sur l’intuition, l’écoute, l’observation. Chaque pierre devient repère. Chaque feu de camp, refuge. Chaque détour, possibilité. La liberté n’est pas un droit : c’est un risque constant.
Le gameplay s’articule autour d’un système profondément singulier. Les combats ne se résolvent pas dans l’élan mais dans l’économie du geste. Chaque attaque, chaque parade, chaque retrait possède une inertie propre, une lenteur imposée par la structure même du moteur. Rien ne s’annule, tout s’enchaîne. Un coup lancé est un coup absorbé par le monde, qu’il touche ou non. Le timing devient ressource. L’espace devient arme.
Sur Nintendo Switch, les développeurs ont adapté ce système aux Joy-Con avec un respect total des contraintes d’origine. Le stick gauche déplace, mais dans une logique de rotation, comme un véhicule qu’on manœuvre. Le stick droit gère la caméra, dans une tension constante entre vision et mouvement. Les attaques s’effectuent avec A, les parades avec Y, les deux sets d’équipement sont attribués à ZL et ZR. Rien n’est rapide, mais tout est clair. Le système ne vous guide pas. Il vous impose une forme de discipline.
L’interface suit cette rigueur. Les menus restent sobres, textuels, sans surcouche visuelle. Le système de progression, lui, s’appuie sur une logique de transmission : les points de compétence gagnés ne s’utilisent que via des maîtres, disséminés dans les différents camps. Chaque choix de spécialisation — force, dextérité, magie — dépend d’une rencontre, d’une confiance établie, d’un échange. Rien n’est immédiat, tout se construit dans la durée.
Le jeu ne multiplie pas les quêtes. Il les imbrique. Il n’ouvre pas de chemins : il laisse deviner leur existence. Et dans ce labyrinthe minéral, chaque réussite semble acquise de haute lutte. L’expérience n’est pas confortable, mais elle offre une sensation de maîtrise profonde. À condition d’en accepter la logique.
Pierres grises, visages figés et échos d’un monde enfermé
Gothic Classic conserve l’austérité visuelle de son époque comme une cicatrice assumée. Les rochers sont anguleux, les arbres rigides, les visages sculptés dans le polygone brut. Chaque modèle, chaque texture, chaque lumière fixe réactive une mémoire figée de la 3D naissante. Rien n’a été lissé. Rien n’a été retouché. Le moteur restitue l’architecture rugueuse, les villages en terrasse, les campements improvisés, comme autant de tableaux d’une époque révolue. La fidélité prime. Le lifting attendra.
Sur Nintendo Switch, l’image épouse l’écran sans adaptation. La résolution est compressée, mais l’ensemble reste stable. Aucun ralentissement. Aucun effondrement du framerate. Le jeu tourne avec constance, malgré l’âge de sa structure. Les décors restent lisibles, les contrastes nets. Mais la restitution graphique conserve une rigidité formelle, renforcée par l’absence d’animation faciale, par des gestes mécaniques, par des effets de particules presque absents. Le monde ne vibre pas. Il s’impose comme un bloc.
La cinématique d’introduction, en basse définition et uniquement en anglais, détonne par sa brutalité. Capturée dans une compression visible, sans sous-titres, elle laisse entrevoir l’origine allemande du projet, amputée ici de sa voix fondatrice. Le reste du jeu, intégralement traduit en français, retrouve un équilibre. Les dialogues sont doublés avec sobriété. Les voix claquent, s’arrêtent, reprennent. Elles possèdent ce timbre ancien des productions locales, mélange de justesse et de rudesse.
La bande-son, rare, presque en retrait, laisse la place aux sons du monde : craquements de pas, bruissements de feu, cris des bêtes. Les musiques s’activent par fragments, à des moments spécifiques, sans jamais envahir l’espace. Cette discrétion acoustique s’accorde au silence des lieux. L’ambiance sonore construit une solitude. Elle ne comble pas. Elle souligne.
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