Lorsque les brumes épaisses se lèvent sur les landes putréfiées de Gord, ce n’est pas la lumière qu’elles dévoilent, mais une obscurité plus dense encore, peuplée de murmures et de regards fous. Sous cette voûte pestilentielle, un premier souffle s’élève : celui de Covenant.dev, studio polonais né des cendres créatives de CD Projekt Red et 11 bit studios, deux géants qui ont gravé dans la chair du jeu vidéo des œuvres marquées par la souffrance et le choix. Entre la rigueur impitoyable de Frostpunk et la douleur étouffée de This War of Mine, Gord puise ses racines dans une terre maudite, et fait germer une expérience aussi âpre qu’hypnotique, sortie le 08 août 2023 sur Xbox Series, sous l’égide de l’éditeur Team17.
Mais Gord ne se contente pas d’imiter. Il forge une identité propre, un rituel de survie où la stratégie ronge la morale, où la gestion des ressources se conjugue avec celle de l’esprit humain, et où chaque décision prend le poids du destin. Le monde que vous façonnez respire la crasse, le sang et les superstitions. Les esprits hurlent dans le vent, les enfants pleurent dans la boue, et les adultes attendent l’inévitable avec des torches vacillantes pour seul rempart.
Ici, vous guidez des âmes brisées sur un échiquier païen, au cœur d’un folklore slave rongé par la folie. Pas de conquête glorieuse ni de révolution triomphale. Juste une lueur tremblante dans un monde qui dévore les faibles et déforme les forts. Et vous, au centre, gardien silencieux de l’équilibre. Jusqu’à quand ?
La lueur des âmes contre l’abîme des dieux oubliés
Dans Gord, l’histoire ne se raconte pas. Elle se devine, se murmure, s’éprouve. Vous guidez la Tribu de l’Aube, une poignée d’hommes, de femmes et d’enfants chassés par des puissances royales vers un Sud incertain, escortés par les ordres d’un émissaire au regard froid. Dès les premiers pas, une certitude s’impose : cette terre n’accueille personne. Les forces anciennes, imprégnées d’un folklore slave viscéral, observent, testent, et condamnent ceux qui osent planter leur feu dans la glaise sacrée.
Le récit principal avance par fragments, offerts avec une rare parcimonie, dans un monde qui préfère les ruines aux prophéties et les soupirs aux discours. Pas de textes fleuves ni de grands monologues explicatifs. À la place, un environnement saturé de symboles, d’objets ritualisés, de noms imprononçables aux échos anciens. Le jeu laisse la parole aux gestes, aux cris, à la lente déliquescence des visages. La douleur devient une langue universelle.
Chaque événement narratif s’enracine dans une tension morale continue. Le roi attend l’unification des terres, mais chaque mission de colonisation devient un sacrifice, une procession funèbre vers des contrées hantées. Des quêtes secondaires surgissent, souvent ambiguës, toujours éprouvantes. Faut-il sauver un enfant abandonné au risque de condamner un village entier ? Accepter l’offrande d’un culte ancien ou purifier le lieu, quitte à offenser les puissances qui le gardent ? Ces dilemmes ne sont pas des mécaniques ludiques, mais les fondations d’un récit où chaque décision sculpte la souffrance collective.
Les personnages n’ont pas de nom éclatant ni de rôle héroïque. Ils vivent, souffrent, aiment, et disparaissent. Le système de gestion leur accorde une personnalité propre : désirs, peurs, souvenirs. Ils tombent amoureux, pleurent leurs morts, développent des phobies, des tics, des habitudes. Leur humanité est le dernier rempart contre la folie – cette entité rampante, qui s’insinue dans chaque silhouette, chaque murmure, chaque rêve brisé.
L’univers de Gord n’avance pas par arcs narratifs. Il s’écoule lentement, comme une légende orale que personne n’ose raconter à voix haute. Et vous, guide taciturne de cette communauté errante, devenez le scribe invisible de leurs espoirs étouffés, à mesure que la lumière de leur foi vacille dans la nuit grouillante.
La gestion du chaos et l’ordre des cendres
Gord se joue comme une lente descente méthodique dans l’angoisse logistique. Chaque partie débute par une simple clairière, un bout de carte noyé dans la brume, une poignée de survivants, et un cercle rituel à tracer pour sanctuariser le sol. De là naît la première construction, puis la suivante, dans une spirale d’expansion précaire où le moindre faux pas peut entraîner l’effondrement du fragile équilibre instauré.
Le jeu repose sur une boucle hybride entre stratégie en temps réel, gestion de colonie, et survie psychologique. Le cœur de l’expérience consiste à gérer vos ressources, assigner des tâches, faire progresser votre tribu, et surtout maintenir leur santé mentale au seuil de la stabilité. Car ici, la folie est un facteur mécanique aussi central que le bois ou l’or. Vos villageois sont des êtres sensibles à l’angoisse, au froid, à la solitude, aux monstres – et au regard insistant d’un monde qui cherche leur perte.
L’interface exige une certaine rigueur d’apprentissage, en particulier sur console, où les commandes s’articulent autour de combinaisons complexes. Chaque action – bâtir, soigner, attaquer, explorer – passe par des menus à apprivoiser, renforçant la lenteur organique du gameplay. Cette pesanteur participe pleinement de l’ambiance globale : ici, rien ne se fait dans l’urgence, tout demande planification et attention.
Les unités ne sont pas de simples pions remplaçables. Chaque habitant possède des traits, des désirs, des forces, des peurs. Certaines tâches les blessent, d’autres les renforcent. Il faut apprendre à lire leurs états d’âme, leur accorder des moments de repos, de prière ou de divertissement, au risque de les voir sombrer. Une unité brisée n’obéit plus. Elle vole, hurle, frappe, ou disparaît dans la forêt pour ne jamais revenir. Ces effondrements, toujours individualisés, renforcent la densité émotionnelle de chaque session.
L’exploration suit une dynamique comparable à un Darkest Dungeon tribal. La lumière devient un paramètre central : chaque groupe d’expédition a besoin d’un porteur de torche, faute de quoi l’expédition bascule dans l’angoisse. Les environnements extérieurs regorgent de ressources précieuses, mais aussi de créatures difformes, de trappes occultes, et de sites hantés. Les combats se déroulent automatiquement, en fonction des forces en présence et de l’état mental de vos troupes. L’aspect tactique repose ainsi davantage sur la préparation que sur l’action.
La grande singularité de Gord réside dans la non-reproductibilité des unités. Impossible de produire en masse de nouveaux habitants : chaque survivant sauvé lors d’une mission devient un miracle, chaque enfant né un acte de foi. La population est une ressource rare et précieuse, ce qui confère une gravité inédite à chaque perte.
Le jeu alterne entre deux modes : une campagne scénarisée, segmentée en missions aux objectifs précis, et un mode libre, véritable bac à sable de souffrance dans lequel l’autonomie devient une malédiction. L’un comme l’autre exploitent pleinement le potentiel du système d’événements dynamiques : cataclysmes, maladies, malédictions, décisions à trancher… autant de secousses qui fissurent votre stabilité et révèlent l’ampleur de votre résilience.
La complexité de Gord ne repose pas sur l’accumulation de mécaniques, mais sur l’interconnexion systémique de ses couches de gameplay. Ce n’est pas une simple colonie à faire prospérer, c’est une communauté vivante à protéger, à comprendre, à conduire à travers un enfer psychique et matériel. Et dans cet effort, chaque choix pèse comme une pierre sur le cœur de celui qui joue.
Murmures visuels et chants du néant
Dans Gord, l’image ne sert pas à émerveiller, mais à inquiéter. Le jeu déploie un monde où chaque texture semble infectée par les mythes d’une vieille terre oubliée. La direction artistique, résolument inspirée des traditions slaves, construit un espace saturé de suie, de boue, de viscères et de bois rongé par les âges. Rien ne brille, tout s’effrite. Le réel est sale, tordu, organique, jusqu’au sacré lui-même qui suinte la corruption des rituels sanglants.
Les villages prennent vie sous forme de cercles concentriques, défendus par des palissades branlantes, à peine éclairés par la lueur vacillante des torches. Le contraste entre le cœur de votre colonie et les environnements extérieurs est saisissant : les forêts se déploient comme des océans de ténèbres, peuplées d’ombres qui se déforment à la lisière de votre champ de vision. Chaque sortie devient une immersion sensorielle où la peur se niche dans le détail d’un buisson trop agité, d’un rocher trop noir.
La palette chromatique privilégie les ocres sales, les verts toxiques, les gris froids. Aucun ton ne vient apaiser l’œil. Le jeu cultive une esthétique de la pourriture maîtrisée, où la beauté émerge de l’horreur figée. Les créatures rencontrées durant les expéditions incarnent parfaitement ce malaise : corps distordus, excroissances osseuses, mouvements rampants ou spasmodiques. L’ensemble évoque les peintures noires de Goya fusionnées avec les cauchemars de Lovecraft, mais sans jamais verser dans la démonstration gratuite.
Les animations, bien que sobres, servent la narration de l’instant. Un personnage qui s’épuise marche voûté, un villageois terrorisé court en zigzaguant, un éclaireur solitaire regarde derrière lui toutes les trois secondes. Ces détails participent à l’ancrage organique de l’expérience, renforçant l’empathie silencieuse que le joueur développe à l’égard de sa communauté.
La bande-son agit comme un venin lent. Les musiques, signées de compositeurs anonymes mais redoutablement efficaces, tissent un paysage sonore hanté de drones graves, de nappes rituelles, de percussions tribales étouffées. Aucun thème héroïque, aucune montée orchestrale. Juste des pulsations primitives, des chœurs rauques, des sons de cloche lointains. Le silence, ici, devient un outil dramatique. Il précède les attaques. Il prolonge les décisions. Il amplifie la solitude.
Côté effets sonores, chaque élément est soigneusement intégré : le vent souffle comme une plainte ancestrale, le bois craque comme un râle, les cris des villageois se superposent aux incantations des anciens esprits. Les sons organiques des créatures s’enroulent autour de l’oreille du joueur, sculptant une peur tactile, presque physique.
Les voix, rares, surgissent lors de certains événements ou incantations, portées par un langage imaginaire guttural et inquiétant. Ce choix de minimalisme vocal renforce la sensation d’isolement, et donne une texture unique aux rares moments d’expression humaine.
Sur Xbox Series, le jeu s’en sort avec une stabilité convenable, proposant des chargements rapides et une fluidité acceptable, malgré quelques ralentissements perceptibles lors de séquences chargées. La résolution reste lisible, mais l’interface, trop fine, peut poser des problèmes de lisibilité, en particulier sur les grands écrans. La taille des polices mériterait des ajustements pour ne pas fatiguer inutilement la lecture des textes.
Sous la boue, la mécanique du supplice
Gord se déploie comme une expérience solo pure, sans composante multijoueur, sans besoin d’interconnexion ou de compétition. Ce choix d’isolement structurel permet au jeu de se concentrer pleinement sur son atmosphère, sa narration implicite et sa logique d’effondrement progressif. Chaque partie devient une sorte de huis clos rural, enfermé entre les frontières mouvantes du visible et les pulsations imprévisibles de la folie.
Le titre propose deux modes de jeu distincts : une campagne scénarisée, découpée en missions aux objectifs stricts, et un mode libre, plus organique, laissant au joueur le soin de survivre avec les moyens du bord dans une carte générée aléatoirement. Le premier pousse à l’apprentissage méthodique des mécaniques, le second encourage l’expérimentation, l’optimisation des priorités, la création d’un récit propre.
Les événements dynamiques surgissent à intervalles réguliers, intégrant des choix textuels, des drames internes ou des phénomènes surnaturels. Ces événements rythment les parties sans jamais briser leur continuité, et s’adaptent à la condition mentale de vos habitants, aux avancées de votre colonie, ou aux humeurs invisibles du monde. Certains apportent un souffle d’espoir, d’autres précipitent des chaînes de conséquences désastreuses. Le jeu n’applique aucun filtre protecteur : chaque décision laisse une trace, dans les statistiques comme dans l’atmosphère globale.
La rejouabilité repose précisément sur ce système de causalité fluide. Aucun schéma unique ne garantit la survie. Les joueurs reviennent pour tester d’autres approches, pour mieux comprendre certaines mécaniques, ou simplement pour plonger à nouveau dans cette mer de crasse, d’étrangeté et de rituels païens. Le mode libre offre à ce titre une liberté perverse, permettant à chacun de construire son enfer domestique personnalisé.
Concernant l’accessibilité, quelques limites techniques apparaissent. L’absence de sous-titres par défaut lors de l’introduction, la taille réduite des textes à l’écran, et la complexité de la prise en main à la manette réduisent l’ergonomie globale du titre sur console. Les menus exigent une attention constante, les raccourcis demandent une mémoire musculaire précise, et certaines actions nécessitent plusieurs manipulations successives. Ces éléments ralentissent le rythme mais ne compromettent pas l’expérience — ils imposent simplement une discipline que le joueur accepte en s’immergeant dans le cycle du jeu.
Enfin, il faut mentionner la collaboration avec Safe In Our World, une association dédiée à la santé mentale dans les jeux vidéo. Cette initiative traduit une volonté d’aborder la question de la folie avec rigueur et respect, et renforce l’authenticité du système émotionnel intégré aux mécaniques de jeu. Ce soin apporté au sujet, aussi sensible que complexe, mérite d’être salué.
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