Il est des œuvres qui n’essaient pas de plaire. Des fragments figés dans la glace, conçus non pour séduire, mais pour exister, même au prix de leur propre dissolution. ghostpia Season One, développé par Chosuido et porté sur Nintendo Switch en mai 2023, appartient à cette catégorie rare.
Sous ses faux airs de livre illustré pour enfants capricieux, orné de filtres CRT tremblotants et de pixels trempés dans une neige éternelle, se cache une fable mélancolique et brutale, un monde de fantômes incapables d’atteindre le repos ni de véritablement vivre.
Ici, pas de gameplay traditionnel, pas de choix multiples, pas d’embranchements pour donner l’illusion du contrôle. ghostpia se déroule comme un murmure monotone au fond d’une ville figée dans le gel, où chaque souffle, chaque souvenir est une lame de fond invisible, prête à emporter l’âme fatiguée du joueur.
Vous incarnez Sayako, étrangère dans une communauté de morts-vivants, hantée par un passé qui lui échappe et par un ailleurs impossible. Chaque écran est un tableau, chaque animation est une cicatrice. Il ne s’agit pas d’interagir. Il s’agit d’accepter d’être témoin. D’endurer les silences, de regarder les visages se fissurer sans jamais pouvoir les réparer.
Mais dans cet univers de solitude imposée, où la frontière entre rêve et cauchemar se dissout à chaque pas, ghostpia a-t-il réussi à transformer l’expérience contemplative en émotion brute ?
Ou n’est-il, au fond, qu’une fragile carte postale adressée à des joueurs disparus depuis longtemps ?
Fragments gelés d’une vie qui n’a jamais commencé
Dans la ville de ghostpia, la neige tombe sans fin. Une neige lourde, silencieuse, qui ensevelit lentement les rues, les souvenirs et les âmes. Ici, les habitants sont des “fantômes”, mais pas au sens ésotérique : des êtres immortels, incapables de mourir, incapables aussi de vraiment vivre. Ils errent, répètent, oublient. Prisonniers d’un présent gelé.
C’est dans ce décor suspendu que vous suivez Sayako, étrangère parmi les morts, amnésique partielle, incapable de se souvenir de ce qu’elle est venue chercher, incapable d’oublier qu’elle doit partir. Sayako n’est pas une héroïne. Elle est un poids léger sur un monde déjà à l’agonie, une fracture dans un équilibre déjà brisé.
Les autres personnages sont les échos diffractés d’un monde disparu. Yoru, la jeune fille taciturne obsédée par la mémoire. Fuyou, le garçon lumineux rongé par une mélancolie invisible. Koyomi, l’amie, la sœur de cœur, la seule à encore croire en une possible rédemption. Tous partagent cette étrange apathie propre aux fantômes : ils sourient, ils rient parfois, mais jamais leurs regards ne brillent vraiment.
La force de ghostpia réside dans son refus du spectaculaire. Il n’y a pas d’événements extraordinaires, pas de batailles épiques, pas de révélations fracassantes. Juste des regards qui se croisent, des silences qui s’allongent, des gestes avortés, comme si chaque interaction était une tentative maladroite de se souvenir de ce que c’était, autrefois, d’être vivant.
L’écriture, d’une délicatesse rare, alterne entre naïveté poétique et éclats de cruauté sèche. Chaque dialogue, chaque scène est empreinte d’une tendresse désabusée, d’une résignation douce-amère qui laisse peu à peu s’infiltrer un désespoir sourd sous l’apparente banalité du quotidien.
ghostpia ne vous propose pas de comprendre ses personnages. Il vous propose de vous perdre avec eux, dans un labyrinthe de souvenirs effacés, de blessures à moitié refermées et d’espoirs maladroits. Une errance sans boussole, où même le terme “fin” semble n’avoir plus aucune signification.
Un roman fantôme, sans portes ni clés
Dans ghostpia Season One, la notion même de gameplay est presque un mirage. Vous ne jouez pas. Vous traversez. Page après page, fragment après fragment, sans autre pouvoir que celui d’avancer, d’observer, et parfois d’accepter de ne rien comprendre tout de suite.
Il n’y a aucun choix de dialogue, aucun embranchement scénaristique, aucun puzzle à résoudre, aucune alternative offerte au joueur. ghostpia est un couloir narratif assumé, mais un couloir orné de fresques étranges, de fenêtres ouvertes sur des rêves brisés.
Chaque interaction se résume à appuyer pour faire défiler le texte, parfois en cadence rapide, parfois en laissant traîner les yeux sur des détails minuscules : un regard vide, une vitrine abandonnée, une silhouette s’éloignant dans la neige.
Le level design est ici purement symbolique. Les rues que vous arpentez sont des maquettes de souvenirs, les décors sont des cartes postales en ruine, figées dans un éternel hiver. L’univers de ghostpia est un décor fragile, qui semble pouvoir s’effondrer au moindre souffle, mais qui tient par la force de la mémoire — ou plutôt de l’oubli.
L’expérience propose quelques respirations : de très brèves séquences animées où la caméra se libère légèrement du cadre fixe pour accompagner Sayako dans ses errances nocturnes. Mais ces instants restent de simples ponctuations, sans impact mécanique réel.
Ce choix radical renforce le sentiment d’impuissance : dans ghostpia, vous n’êtes pas l’acteur, vous êtes le témoin silencieux d’une tragédie que même ses protagonistes semblent avoir accepté comme inévitable.
L’ensemble est porté par une mise en scène remarquable : filtres CRT discrets, glitchs visuels subtilement placés, animations minimalistes mais poignantes. Chaque écran est travaillé avec une précision artisanale, non pour éblouir, mais pour créer une dissonance sensorielle entre la douceur du style graphique et la violence émotionnelle du propos.
Mais cette démarche a un prix : pour ceux qui attendent une forme d’interactivité, de liberté, ou même de simple participation, ghostpia risque fort d’être une épreuve de frustration et d’ennui.
Car ici, l’absence d’action n’est pas un oubli : c’est une déclaration.
Contes figés, murmures en hiver
Visuellement, ghostpia Season One est un paradoxe ambulant. À première vue, le jeu affiche un style de livre pour enfants, avec ses traits arrondis, ses couleurs pastel délavées et ses personnages esquissés comme des souvenirs tremblants. Mais sous cette couche de naïveté apparente se cache une déchirure permanente, un univers rongé par l’usure et la résignation.
Chaque écran est un tableau vivant, animé par de subtils effets de distorsion : glitchs légers, tremblements CRT, textures tremblotantes. Loin d’être de simples coquetteries esthétiques, ces effets renforcent l’instabilité émotionnelle du récit. Le décor ne se contente pas de représenter un monde figé dans l’hiver : il semble se décomposer lentement, à mesure que l’histoire progresse et que les certitudes des personnages se fissurent.
Les décors, eux, oscillent entre la tendresse d’un village figé dans le temps et l’angoisse d’un théâtre vide, où chaque maison, chaque lampadaire est une coquille abandonnée. L’utilisation de la lumière est minimale, presque cruelle : rares sont les scènes baignées d’une lueur franche. La plupart du temps, tout est gris, bleu pâle, ou blanc, comme si le monde entier attendait son effacement final.
La bande-son, elle, est un chef-d’œuvre d’épure. Pas de grande orchestration, pas d’élans mélodramatiques : juste des nappes discrètes, des accords suspendus dans le vide, des silences pesants. Chaque note semble hésitante, retenue, presque craintive. C’est un murmure glacial, qui colle aux pas de Sayako et à ses errances nocturnes.
Les bruitages, rares et discrets, participent de cette ambiance spectrale : le crissement d’une neige inexistante sous les pas, le grésillement d’une vieille télévision oubliée, le chuintement d’un néon fatigué. Même les voix — peu nombreuses — sont volontairement étouffées, comme si elles parvenaient jusqu’à nous à travers plusieurs couches de rêves superposés.
Jamais le jeu ne cherche à flatter l’œil ou l’oreille. Il propose au contraire une esthétique de la disparition, où tout semble prêt à s’éteindre, à s’effacer, avant même que l’on puisse vraiment en saisir la beauté fragile.
Les fantômes du minimalisme
ghostpia Season One n’est pas seulement une œuvre qui refuse l’interaction classique. C’est aussi un manifeste du dépouillement, jusque dans ses choix techniques et structurels. L’expérience entière est pensée pour être un chemin unique, sans quêtes secondaires, sans récompenses cachées, sans options d’accessibilité, et sans aucune forme d’embranchement.
Le jeu ne propose aucune localisation en français, ce qui peut constituer un véritable mur pour ceux qui ne maîtrisent pas l’anglais. D’autant que le texte, dense, souvent poétique et parfois volontairement elliptique, joue un rôle central dans la compréhension émotionnelle de l’univers.
Il faut donc accepter de lire lentement, parfois de relire, de se perdre dans les non-dits et les phrases suspendues.
Techniquement, sur Nintendo Switch, ghostpia affiche une stabilité sans faille. Aucun ralentissement, aucune anomalie graphique majeure, que ce soit en mode portable ou en mode docké. Les chargements sont quasi instantanés, et la navigation à travers les chapitres est fluide, même si l’absence de système de sauvegarde manuelle — remplacé par des checkpoints automatiques discrets — peut surprendre les joueurs habitués à un contrôle plus poussé.
Le titre est entièrement structuré comme une première saison, avec une progression linéaire en plusieurs chapitres et une fin ouverte. Le jeu annonce explicitement la nécessité d’attendre une suite (déjà confirmée par Chosuido), ce qui donne à cette “première saison” un goût d’inachevé assumé : une respiration glaciale avant un second souffle encore à venir.
Aucune option de galerie, aucune encyclopédie, aucun bonus à débloquer n’est présent. L’expérience est compacte, frontale, presque brutale dans sa sobriété. Une fois le dernier écran atteint, ghostpia ne vous propose rien d’autre que de rester seul face à ce vide mélancolique qu’il a méthodiquement construit.
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