première vue, Evil Up ressemble à une relique perdue dans les strates d’un moteur basique. Et pourtant, sous cette surface rugueuse, un cœur bat — discret, irrégulier, mais obstinément fidèle à un genre qu’il connaît bien : le roguelike. Développé par le microstudio Lunar Pixel et édité par Ratalaika Games, le titre est disponible sur toutes les plateformes pour un prix dérisoire : 5,99 €. Une somme modeste, pour une proposition hybride, étrange, et singulièrement sincère.
Evil Up ne cherche pas à briller. Il cherche à accrocher. Il puise dans le RPG, la stratégie au tour par tour, le jeu de plateau, le pixel art, et assemble ces fragments sans pudeur. Le résultat ? Un patchwork mécanique bancal, mais animé par une logique interne étonnamment cohérente. Pas de mise en scène spectaculaire, pas d’ambition esthétique : ici, tout passe par le système. Le jeu n’impose rien, mais il insiste. Et à force de réessais, il finit par convaincre.
Mais une question persiste : que vaut cette proposition hybride, une fois soustraite à sa première impression rebutante ? L’addition des genres produit-elle un ensemble ? Ou le titre se limite-t-il à l’accumulation ?
Fable sèche, fonction vide
Un monde féerique. Un dragon destructeur. Un héros anonyme. Evil Up aligne les figures obligées du RPG sans jamais chercher à les animer. L’univers tient sur une ligne : tuer la bête, gagner de l’or, monter en puissance. Aucun nom. Aucun dialogue. Aucun ancrage.
Ici, le récit n’existe pas. Pas même en filigrane. Les PNJ sont des fonctions. Le forgeron vend, l’apothicaire soigne, et chaque interaction se limite à une interface. Pas de texte, pas de voix, pas de trajectoire. Tout est réduit à l’usage. Le monde devient un tableau d’icônes, dépourvu de mémoire ou de profondeur.
Ce choix — volontaire ou non — ne trahit aucune ambition narrative. Il évacue toute forme d’implication diégétique. Le joueur n’existe pas en tant que personnage, seulement en tant qu’unité opérante. L’expérience est mécanique, presque abstraite. Aucun enjeu dramatique. Aucune variation tonale. Aucun rebond.
Et pourtant, cette absence produit un effet particulier. Le vide devient cadre. Le héros, interchangeable. L’histoire, effacée. Ce dépouillement transforme le parcours en schéma brut, entièrement recentré sur la progression, sur l’optimisation, sur le système. L’univers ne raconte rien, mais il laisse la place à la répétition, à l’expérimentation, à l’obsession.
Dans un roguelike, cette radicalité fonctionne. Mais elle ferme une porte. Définitivement.
Stratégie immobile, mort en boucle
Sous ses airs de jeu bricolé, Evil Up cache une logique systémique rigoureuse. Chaque donjon est un damier. Chaque déplacement, une prise de risque. Chaque affrontement, une équation. Vous choisissez un héros — guerrier, voleur, mage ou paladin — puis vous plongez dans l’un des six environnements, tous générés de manière procédurale. Vingt-cinq étages par zone. Un défi croissant. Une tension constante.
Les ennemis sont fixes. Ce n’est pas eux qui vous chassent, c’est vous qui devez les engager. Chaque monstre arbore un chiffre — ses points de vie — et reste figé à sa place. Le jeu devient un puzzle stratégique : quel adversaire attaquer ? Quel chemin emprunter pour optimiser son butin tout en évitant l’épuisement ? Vous ne foncez pas. Vous calculez.
Le système repose sur une mécanique de tour par tour invisible mais omniprésente. Vous frappez, vous reculez, vous gérez. L’économie interne est sévère : chaque action vous rapproche d’une impasse ou d’une opportunité. Et au cœur de chaque étage se niche un dilemme : fouiller davantage, ou fuir ? Tenter un combat déséquilibré, ou économiser ses ressources pour le prochain palier ?
Les PNJ ponctuent cette progression — vendeurs d’armes, réparateurs, alchimistes. Leur apparition aléatoire crée une dynamique d’espoir. Ils ne sont jamais garantis. Mais sans eux, la survie devient improbable.
À chaque mort, retour au village. Niveau 1. Inventaire perdu. Mais le score est converti en diamants, seule monnaie persistante. Ces gemmes débloquent de nouveaux héros, des armes supplémentaires, des potions ou des avantages passifs. C’est là que le jeu révèle sa boucle la plus efficace : une mort utile. Un échec fertile. Le progrès ne se mesure pas en distance, mais en connaissance.
Evil Up n’invente rien. Mais il comprend. Il maîtrise l’architecture du roguelike et y injecte une structure de jeu de plateau : pions statiques, carte fragmentée, règles simples, mais conséquences profondes.
Le rythme est lent. L’action, minimaliste. Mais l’engagement mental, réel. Et avec le temps, chaque étage devient une obsession de plus.
Pixel rugueux, silence persistant
Evil Up n’essaie pas d’impressionner. Visuellement, il adopte une esthétique volontairement archaïque : sprites rudimentaires, animations absentes, décors minimalistes. L’univers tient en quelques pixels grossiers, disposés comme sur un plateau de jeu oublié. Ce n’est pas une esthétique rétro. C’est une abstraction brute, presque austère.
Et pourtant, derrière cette apparente négligence se cache une forme d’intention. Les environnements — six en tout — ne brillent pas par leur finesse, mais par leur variété. Chacun impose une ambiance, un agencement, un ton. La forêt, les mines, les donjons glacés… Chaque biome repose sur une palette spécifique, et chaque architecture génère une lecture immédiate de l’espace. C’est lisible. C’est cohérent. C’est fonctionnel.
Le bestiaire constitue la seule flamboyance du jeu. Riche, inventif, surprenant, il oppose au minimalisme des décors une véritable débauche de créatures. Beaucoup sont dérivées par recoloration, mais les comportements varient. Chaque ennemi possède sa logique, sa faiblesse, sa position idéale. Et cette diversité structure le plaisir de l’exploration.
La bande-son, quant à elle, reste discrète. Quelques nappes, quelques percussions, des boucles sans éclat. Rien ne dérange, rien ne marque. L’accompagnement sonore se contente d’occuper l’espace sans jamais l’amplifier. Ce n’est ni un défaut ni une qualité : c’est une neutralité sonore.
Pas de doublage, pas d’effet marquant, pas de rupture. L’univers sonore reste figé, comme les pions sur la carte.
Structure rigide, potentiel verrouillé
Evil Up ne s’aventure pas hors de son cadre. Il propose une expérience solitaire, linéaire, rigoureusement close sur elle-même. Aucun mode multijoueur. Aucun défi quotidien. Aucun contenu additionnel à débloquer au-delà de ce qui est déjà là. Et pourtant, cette rigueur n’empêche pas la répétition d’être efficace. Le jeu repose sur un système robuste, qui alimente en boucle son cycle d’échec et d’amélioration.
La structure générale — un village central, des zones à explorer, des améliorations à débloquer — fonctionne sans accroc. Chaque session devient un segment autonome, immédiatement accessible. Pas de temps mort. Pas de chargement superflu. L’ensemble est fluide, direct, parfaitement lisible. La simplicité devient une force.
Mais cette simplicité se double de limites techniques claires. Pas d’options d’accessibilité, aucune adaptation ergonomique poussée, et une interface figée dans un design purement fonctionnel. Rien ne ralentit, rien ne plante, mais rien ne s’adapte non plus. L’expérience reste verrouillée à ses fondations initiales : sobre, stable, mais peu accueillante.
La génération procédurale des niveaux assure une certaine rejouabilité, bien que les patterns reviennent vite. Les ennemis changent, les objets aussi, mais l’ossature spatiale reste familière. C’est un jeu d’habitude. On y revient par réflexe. Par volonté d’optimisation. Pas par surprise.
La progression inter-parties — via les diamants — reste bien pensée. Elle garantit une impression de montée en puissance globale, malgré les resets. Mais elle reste limitée à quelques axes : héros, objets, ressources. Pas d’arbre complexe, pas de mécaniques croisées, pas de construction à long terme.
Evil Up fonctionne. Mais il se limite. Volontairement ou non, il reste dans un périmètre étroit. C’est une expérience en circuit fermé, sans faille mais sans extension.
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