Dans les artères trempées d’une ville qui a oublié comment rêver, Encodya, développé par Chaosmonger Studio et sorti sur Nintendo Switch le 5 novembre 2021, dresse le portrait d’un futur qui ne promet plus rien. Un monde où les souvenirs s’effacent sous les néons blafards, où les enfants survivent à l’ombre des tours de verre, et où l’acier rouillé murmure plus fort que les voix humaines.
Tina, orpheline en guenilles, et SAM-53, son robot protecteur à la programmation balbutiante, errent dans ce labyrinthe déshumanisé, cherchant moins à vivre qu’à exister encore un peu. Leur lien, improbable et fragile, est une ligne de fuite dans un univers qui ne leur accorde ni regard ni pitié. Ensemble, ils avancent de ruelle en ruelle, porteurs d’une quête qui, sous les couches de quêtes annexes et d’énigmes fatiguées, ressemble surtout à un cri silencieux contre l’effondrement du monde.
Encodya rêve d’être un poème cyberpunk, une fable rouillée où l’espoir grince sous les bottes de la fatalité. Mais sous cette esthétique racée, sous les références appuyées à Blade Runner, à Mon voisin Totoro et à l’enfance brisée, que reste-t-il vraiment ? Une œuvre vivante, capable d’émouvoir malgré ses balbutiements ? Ou un collage de nostalgies mal raccordées, perdu dans son propre labyrinthe de verre et d’ombres ?
Dans les flaques de Neo-Berlin, la réponse n’attend pas d’être trouvée. Elle attend d’être ressentie — ou abandonnée.
Les âmes rouillées d’un monde sans lendemains
Au cœur de Encodya, il n’y a pas de prophètes, pas de héros irradiant une lumière rédemptrice. Il n’y a qu’une enfant brisée, Tina, et un automate maladroit, SAM-53, unis par un serment fragile dans une ville qui broie les faibles sans même s’en apercevoir. Tina n’a ni rêves flamboyants ni grandes ambitions ; elle veut seulement survivre au jour qui s’étire devant elle, armée d’une ironie mordante et d’une fatigue déjà trop lourde pour son âge.
Le lien entre Tina et SAM-53 est le cœur vibrant du récit. Leur relation n’est pas idéalisée : elle est traversée d’incompréhensions, d’échecs, de tendresse maladroite. SAM, avec sa programmation rigide et ses limitations mécaniques, n’est pas un substitut parental parfait ; il est un compagnon erratique, faillible, parfois aussi perdu que l’enfant qu’il tente de protéger. Cette imperfection donne au duo une vérité rare dans un univers cyberpunk souvent prompt à idéaliser l’artificiel.
Autour d’eux gravitent des ombres humaines : marchands cyniques, hackers décadents, gérants de bars éteints, tous réduits à des figures fatiguées d’un théâtre en ruine. Chaque rencontre semble confirmée par la même fatalité : ici, personne ne construit plus rien ; chacun tente seulement de retarder sa propre obsolescence. Pourtant, quelques éclairs d’humanité subsistent, poignants dans leur brièveté — un mot aimable échappé par erreur, un geste désintéressé dans un monde qui a cessé d’en attendre.
Le récit principal, centré sur la mission mystérieuse confiée à Tina par ses parents disparus, aurait pu porter une charge émotionnelle puissante. Mais il s’effiloche parfois sous le poids de dialogues explicatifs lourds et de séquences répétitives. Le rythme se dilue, la tension dramatique s’émousse, et ce qui aurait pu être une odyssée désespérée glisse parfois vers une succession d’objectifs mécaniques.
Encodya aurait pu être une élégie. Il devient souvent une balade mélancolique, touchante par endroits, mais incapable d’atteindre la densité émotionnelle que son décor, ses personnages et ses promesses laissaient espérer.
Les engrenages grinçants d’une mécanique nostalgique
Encodya revendique son appartenance aux point-and-click classiques, ceux où l’on errait d’écran en écran, cliquetant frénétiquement sur chaque pixel à la recherche d’une clef, d’une énigme, d’un fragment de réponse. Mais derrière ce respect presque religieux des canons du genre, il peine à dissimuler une structure lourde, parfois ankylosée sous le poids de sa propre fidélité nostalgique.
La progression se construit autour de séquences d’exploration linéaires, entrecoupées de puzzles plus ou moins inspirés. Au début, la découverte de Neo-Berlin, avec ses ruelles crasseuses, ses échoppes sinistres et ses carrefours déserts, suscite une curiosité sincère : chaque lieu semble promettre une histoire, un fragment de mémoire tordu par la déliquescence du monde. Mais très vite, le rythme se délite sous l’effet de mécaniques répétitives : allers-retours fastidieux, énigmes obscures relevant davantage de l’essai-erreur que de la logique organique, et dialogues parfois étirés jusqu’à l’usure.
Le jeu propose une alternance entre le contrôle de Tina et de SAM-53, chacun ayant des compétences spécifiques pour résoudre certaines situations : force brute pour SAM, agilité et ruse pour Tina. Cette mécanique aurait pu enrichir les séquences de réflexion, ouvrir de nouvelles strates de gameplay collaboratif. Mais elle reste trop souvent sous-exploitée, réduite à des scripts évidents et peu inventifs, là où une synergie plus subtile entre les deux personnages aurait pu donner naissance à de véritables moments de grâce ludique.
Le level design, s’il évoque par ses ambiances la grandeur fanée des grandes œuvres cyberpunk, manque cruellement de dynamisme. Les environnements sont beaux, parfois saisissants dans leur tristesse, mais ils restent figés, presque morts. Les interactions sont rares, les décors sous-exploités, comme si Neo-Berlin n’était qu’un immense décor de théâtre vidé de ses acteurs.
Pire encore, la navigation souffre d’une lourdeur technique : trajets à répétition, animations lentes, commandes peu réactives, tout concourt à transformer l’exploration en tâche plutôt qu’en émerveillement. Là où la poésie aurait pu naître de la flânerie urbaine, c’est souvent l’impatience et la lassitude qui finissent par dominer.
Encodya se voulait un hommage vibrant aux racines du point-and-click. Il en hérite malheureusement aussi des archaïsmes, échouant trop souvent à les transcender pour en faire une véritable relecture contemporaine.
Les néons fanés d’une mégalopole sans voix
Visuellement, Encodya affiche dès les premières secondes son amour sincère pour le cyberpunk poisseux, pour les ruelles noyées de pluie acide, pour les gratte-ciel étouffés sous les écrans publicitaires criards. Neo-Berlin se donne à voir comme une cicatrice urbaine, suintante d’abandon et de résignation. Chaque environnement semble usé jusqu’à l’os, chaque mur porte les stigmates d’un monde où la survie a remplacé l’espérance.
La direction artistique, largement inspirée de Blade Runner et de ses héritiers, parvient parfois à toucher juste : certaines ruelles déformées par la perspective, certains arrière-plans chargés de détails silencieux, murmurent encore un peu de cette poésie industrielle que tant de jeux cyberpunk prétendent évoquer sans y parvenir. Mais cette réussite esthétique est inconstante. Beaucoup de décors restent figés, dénués de vie, comme des tableaux morts sous un vernis sale. Le mouvement, l’effervescence urbaine, les petites mécaniques du vivant manquent cruellement à cet univers, l’empêchant d’atteindre la respiration organique qu’il voudrait tant capter.
Les personnages, quant à eux, oscillent entre le charmant et le maladroit. Tina et SAM-53 bénéficient d’un design attachant, presque caricatural dans leur simplicité, contrastant volontairement avec la noirceur de l’univers. Mais les figures secondaires, trop figées, parfois mal animées, trahissent rapidement les limites de production et viennent ternir la crédibilité d’un monde déjà fragile.
La bande-son, composée de nappes électroniques discrètes et de morceaux ambient doux-amers, tente d’épaissir l’atmosphère pesante. Certains thèmes réussissent à capter l’essence mélancolique de Neo-Berlin, à effleurer cette tristesse poisseuse tapie derrière les néons. Mais l’ensemble reste inégal : certaines pistes s’effacent trop vite dans l’oubli, d’autres peinent à s’harmoniser avec le rythme du jeu, créant une dissonance légère mais persistante.
Les bruitages participent partiellement à l’immersion : éclairs lointains, murmures d’enseignes fatiguées, grésillement des néons mourants. Mais, comme pour la direction artistique, c’est l’absence de véritable texture vivante — foule, conversations étouffées, rumeurs de ville vivante — qui finit par peser, installant une ambiance plus morte que dépressive.
Sous le vernis numérique, les failles d’une architecture fatiguée
Sur Nintendo Switch, Encodya révèle sans fard l’étirement douloureux d’un moteur de jeu jamais vraiment taillé pour les portages exigeants. Si l’expérience reste globalement fonctionnelle, elle porte en elle une série de petites disgrâces techniques qui, mises bout à bout, érodent peu à peu l’immersion que le titre tente laborieusement d’instaurer.
La fluidité, déjà fragile sur d’autres supports, devient ici vacillante. Les temps de chargement s’étirent de manière anachronique, cassant le rythme d’une exploration déjà alourdie par la nature même du gameplay. Certaines transitions entre zones souffrent de ralentissements notables, et les animations, parfois rigides, achèvent de donner au monde de Neo-Berlin l’apparence d’une maquette poussiéreuse plutôt que d’un organisme encore palpitant.
L’interface, pensée avant tout pour la souris et le clavier, s’adapte difficilement à l’ergonomie de la Switch. La navigation dans les menus est lourde, peu intuitive, et les sélections d’objets, nécessaires à la résolution d’énigmes, deviennent rapidement fastidieuses en mode portable comme sur grand écran. Il ne s’agit pas d’un simple inconfort : cette lourdeur mécanique finit par saper ce qui devrait être la fluidité naturelle de la réflexion et de l’expérimentation dans un point-and-click.
Côté accessibilité, Encodya se montre tout aussi rigide. Aucun effort particulier pour ajuster la taille des textes, aucun mode simplifié pour accompagner les joueurs novices du genre, et des indications d’objectifs souvent floues, imposant une errance parfois frustrante dans un environnement déjà morne. Ce n’est pas seulement un oubli : c’est une fermeture, inconsciente peut-être, à tout un pan de joueurs potentiels.
Enfin, si l’optimisation technique est acceptable au regard de la modestie du projet, elle laisse en permanence affleurer une impression de produit inachevé, comme si le jeu avait été posé sur la Switch avec précaution, mais sans soin, sans cette finition qui fait toute la différence entre un hommage vibrant et une copie un peu fanée.
Sous les néons écaillés de Neo-Berlin, ce ne sont pas seulement les habitants qui se battent pour exister : c’est aussi la machine elle-même, tirant péniblement chaque image, chaque son, dans un monde qui menace de s’effondrer au moindre souffle.
0 commentaires