Il y a des jeux qui naissent sous le sceau de l’attente. Empire of Sin, sorti le 1er décembre 2020 sur Nintendo Switch, est l’un de ceux-là. Aux commandes de Romero Games, on retrouve Brenda Romero, architecte narrative reconnue depuis Wizardry 8, et John Romero, légende vivante du level design depuis Doom. Le duo, épaulé par l’éditeur Paradox Interactive, s’est attelé à bâtir un jeu de stratégie criminelle en monde ouvert, enraciné dans le Chicago tentaculaire de la Prohibition.
L’idée est séduisante : choisir son parrain ou sa marraine, fonder un empire de contrebande, naviguer entre règlements de comptes et deals diplomatiques, tout en gérant les affaires florissantes d’une pègre tentaculaire. Une promesse ambitieuse, portée par des inspirations claires – de X-COM à Tropico, en passant par Mafia.
Mais derrière le costume trois pièces et les dialogues de ruelle, l’expérience est-elle aussi taillée que son pitch ? Ou bien ce royaume du crime virtuel dissimule-t-il des rouages plus rouillés que lustrés ?
Les rois sans couronne de Chicago
Chicago, 1920. La ville bruisse de jazz, de corruption et de whisky frelaté. Dans Empire of Sin, vous ne suivez pas un héros, vous devenez une figure du crime, à choisir parmi une vingtaine de personnages jouables, dont certains directement inspirés de figures historiques. Chaque protagoniste dispose de caractéristiques uniques, d’une attaque spéciale et d’un passif stratégique, influençant à la fois les combats, les négociations et la gestion de l’empire.
La promesse est claire : offrir un jeu où chaque chef de gang façonne l’expérience. Certains sont experts en intimidation, d’autres en séduction ou en commerce. Le système, en apparence, ouvre la voie à des récits personnalisés, renforcés par de petites quêtes scénarisées propres à votre personnage et à vos recrues. Ces arcs narratifs, souvent anecdotiques, débouchent parfois sur des équipements spéciaux ou des changements dans les relations de loyauté. Ce sont des respirations narratives bienvenues, mais leur impact sur l’ensemble reste limité.
Au-delà de votre personnage principal, vous construisez une famille : jusqu’à dix mercenaires recrutables, à promouvoir, spécialiser, fidéliser. Chaque membre peut devenir un pilier de votre organisation, à condition de lui prouver loyauté et efficacité. Ce système, bien que restreint par un nombre limité de recrues et la possibilité qu’ils soient débauchés par d’autres clans, introduit une forme d’attachement, surtout lorsque les pertes sont définitives.
Car Empire of Sin intègre un système de mort permanente : si un de vos officiers tombe au combat, il disparaît définitivement. L’idée aurait pu générer une tension dramatique forte, mais le manque de remplaçants disponibles pousse souvent à recharger une sauvegarde plutôt qu’à poursuivre amputé d’un rôle stratégique clé. Ce déséquilibre affaiblit la portée émotionnelle du système, tout en freinant l’évolution narrative naturelle de votre empire.
La relation avec les autres factions se développe via un système de diplomatie, où chaque gang possède un chef identifiable, une réputation, une attitude fluctuante. Des négociations sont possibles, des traités peuvent être signés, des territoires échangés, et parfois même achetés. Ces interactions, pourtant riches en potentiel, restent limitées par des dialogues figés, où les options réelles se comptent sur les doigts d’une main gantée.
Si l’univers est dense, peuplé de quartiers, de bars clandestins et d’alliances brisées, le souffle narratif reste fonctionnel, au service d’une structure plus stratégique que scénarisée. Empire of Sin n’offre pas de récit linéaire, mais une suite de situations émergentes, issues des choix du joueur et des conflits entre gangs. L’histoire, ici, se crée davantage dans les décisions tactiques que dans les dialogues écrits.
Ce Chicago-là ne se raconte pas, il se contrôle. Il ne vous fait pas vivre une ascension, il vous demande de la planifier, de la défendre, de la rentabiliser. La narration y est disséminée, plus statistique que romanesque, portée par l’imaginaire que le joueur injecte dans ses propres actions.
De la poudre aux mécaniques
Empire of Sin déploie une structure ambitieuse, hybride entre jeu de stratégie en temps réel, gestion économique et tactical RPG au tour par tour, dans un environnement urbain structuré par les quartiers de Chicago. Cette ambition se traduit par une myriade de systèmes entremêlés, où le joueur dirige à la fois ses troupes sur le terrain, ses finances dans les bordels et ses alliances dans les ruelles diplomatiques.
La partie la plus visible de l’expérience repose sur la conquête progressive de la ville. Vous débutez avec un modeste bâtiment et quelques fidèles, puis étendez votre emprise à travers des combats de rue et des rachats de territoire. Chaque quartier contient plusieurs établissements : brasseries, casinos, maisons closes, prêteurs sur gage, tous potentiellement exploitables pour générer des revenus. Ces lieux peuvent être améliorés – sécurité, réputation, rendement – et structurent l’économie souterraine de votre empire.
En parallèle, le jeu propose des affrontements tactiques au tour par tour, inspirés du modèle X-COM. Une fois un conflit déclenché, vous entrez dans une carte fermée, où vos personnages se déplacent selon des points d’action, utilisent des compétences spéciales et exploitent le décor pour se mettre à couvert. Chaque protagoniste dispose d’une capacité unique, souvent spectaculaire, qui apporte un brin de variété aux combats.
Mais malgré cette base solide, les limites du système se font rapidement sentir. Les cartes sont très petites, répétées à l’excès, souvent copiées-collées sans adaptation au contexte. Les affrontements souffrent d’un manque de variété : les ennemis sont presque exclusivement humains, armés des mêmes revolvers ou fusils, et leur comportement se répète d’un combat à l’autre. Les rares combats de boss se distinguent non par leur design, mais par des capacités déloyales, où l’adversaire triche ouvertement sur les règles – enchaînant plusieurs actions par tour, ou ignorant les limitations de portée et de visibilité.
Le système de couverture, pourtant central, n’offre pas la lisibilité ni la logique attendue. Il n’est pas rare d’essuyer des tirs à travers les murs ou depuis des positions décalées, sans justification visuelle ou mécanique. Ce manque de précision fragilise la confiance dans le moteur tactique, élément pourtant central du genre.
La gestion de vos troupes repose sur un système de loyauté et de hiérarchie. Chaque recrue peut évoluer, gagner des niveaux, accéder à des postes d’officiers. Mais leur nombre limité et la possibilité qu’ils soient recrutés par d’autres factions limitent vos options. Si un officier meurt, il n’est pas remplacé ; si un médecin tombe, c’est toute votre stratégie de survie qui s’effondre. Ce manque de profondeur dans le recrutement freine la montée en puissance du joueur, et rend la permadeath plus contraignante que stimulante.
En parallèle, le jeu vous propose une gestion économique légère, centrée sur le développement de vos établissements. Chaque type d’affaires possède ses caractéristiques, ses risques et ses effets sur les revenus. Mais ces mécaniques, bien que fonctionnelles, manquent d’impact à long terme. Le choix de bâtir un casino plutôt qu’un pub n’influence guère la stratégie globale, et la notion de discrétion face à la police reste floue : les descentes sont aléatoires, parfois totalement déconnectées de vos indicateurs de surveillance.
Enfin, un système diplomatique simplifié relie les différentes familles. Vous pouvez commercer, forger des alliances, déclencher des guerres ou acheter des territoires. Mais là encore, les choix sont restreints, les options de dialogue peu nombreuses, et l’IA suit une logique difficile à anticiper. Il est tout à fait possible d’être attaqué sans avertissement, ou de conclure une paix durable sans la moindre interaction. L’ensemble reste lisible mais manque de granularité, comme un échiquier sans variantes.
La version Nintendo Switch renforce ces limites par une interface peu adaptée, une navigation complexe dans les menus, et une absence de raccourcis ergonomiques. Les commandes manquent de fluidité, et certaines actions sont enfouies sous plusieurs couches de sous-menus. Ce ralentissement structurel affecte le plaisir de planification, et rend les sessions prolongées laborieuses.
L’expérience globale d’Empire of Sin repose donc sur une superposition de systèmes prometteurs, mais peu approfondis, aux interactions limitées et aux mécaniques parfois bancales. Un empire, certes, mais construit sur des fondations plus théoriques que ludiques.
La gueule de bois visuelle d’un empire trop ambitieux
Sur Nintendo Switch, Empire of Sin révèle une direction artistique ambitieuse, ancrée dans l’iconographie du Chicago de la Prohibition, mais écrasée sous les contraintes techniques. L’univers visuel, pensé comme un hommage aux films de gangsters – costumes trois pièces, néons blafards, architecture Art déco – ne parvient jamais à s’exprimer pleinement. La version console hybride sacrifie la finesse pour la survie, au point de transformer l’esthétique en obstacle.
Le moteur graphique montre rapidement ses limites. Un aliasing omniprésent zèbre les contours, les textures bavent ou peinent à s’afficher correctement, et le framerate chute drastiquement dès qu’on tente un zoom arrière sur la carte de la ville. Les ralentissements deviennent fréquents, y compris lors des combats, où la lisibilité de l’action s’efface dans les saccades et les gels impromptus.
Les sauvegardes automatiques intempestives viennent encore alourdir l’expérience. Chaque enregistrement déclenche une micro-pause, parfois doublée d’un véritable freeze, qui brise le rythme de jeu sans avertissement. Désactiver cette option permet d’améliorer sensiblement la fluidité… jusqu’au crash brutal, sans préavis ni sauvegarde récente. Une instabilité logicielle qui affecte directement la confiance du joueur dans son expérience.
Visuellement, les environnements sont réduits à des décors répétitifs, dont la variation repose sur un nombre restreint de modèles. Les quartiers se ressemblent, les bâtiments manquent de détails, et les intérieurs sont souvent recyclés, sans distinction claire entre lieux d’intérêt et zones secondaires. La modélisation des personnages, elle, souffre d’animations saccadées, de visages figés et d’une expressivité quasi inexistante. Les déplacements sont mécaniques, les transitions abruptes, et les interactions entre modèles rarement crédibles.
Le seul véritable refuge visuel reste le mode carte en 2D, accessible à tout moment. Dépouillé, fonctionnel, stable, il offre une lisibilité immédiate et un confort certain, au prix d’un renoncement total à l’immersion. Mais face aux performances techniques de la version 3D, ce retour au plan fixe devient une nécessité.
Côté audio, la bande-son jazzifiée accompagne l’univers mafieux avec une certaine justesse. Cuivres langoureux, percussions discrètes, ambiance feutrée : les compositions soutiennent efficacement l’atmosphère, sans chercher à s’imposer. Les morceaux varient légèrement selon les situations – gestion, combat, exploration – mais conservent un habillage sonore cohérent.
Les effets sonores sont corrects, sans excès : coups de feu, bruit de pas, ambiance de rue… tout fonctionne, sans éclat particulier. Les dialogues, partiellement doublés, restent audibles, mais souffrent parfois d’un mixage déséquilibré, où certaines répliques se noient sous la musique ou s’évanouissent dans les transitions.
Sur le plan artistique, Empire of Sin montre une volonté d’élégance cinématographique, perceptible dans le design initial. Mais la version Switch étouffe cette intention sous une exécution fragile, où les limitations matérielles se transforment en carences visuelles. L’univers imaginé par Romero Games subsiste par bribes, souvent plus palpable dans l’intention que dans le rendu.
Un empire instable aux fondations branlantes
La version Nintendo Switch d’Empire of Sin présente une série de spécificités techniques qui conditionnent fortement l’expérience globale. Loin d’un simple portage, elle propose un jeu visiblement ajusté pour tenir sur l’architecture de la console hybride, au prix de sacrifices structurels importants, qui affectent à la fois la jouabilité, la stabilité et l’ergonomie.
La navigation dans les menus s’avère lente et rigide. L’interface, conçue à l’origine pour clavier et souris, peine à s’adapter aux contraintes de la manette. Les icônes sont petites, les textes parfois mal alignés, et les couches de sous-menus ralentissent chaque action stratégique. Passer d’un personnage à un autre, planifier une attaque, modifier les affectations économiques : tout demande plusieurs étapes, dans une interface dense, peu intuitive, qui fatigue sur la durée.
Du côté des performances, la version Switch est marquée par des baisses fréquentes de framerate, notamment en ville ou lors des zooms. Les temps de chargement s’allongent au fil de la progression, et les sauvegardes automatiques intempestives viennent interrompre l’action de manière imprévisible. Pire encore, des crashs système complets peuvent survenir, notamment après de longues sessions sans enregistrement manuel. Ce type d’instabilité a un impact direct sur le plaisir de jeu, forçant à adopter des réflexes de prudence contre-productifs.
La portabilité de la Switch permet en théorie des sessions rapides, mais la complexité des systèmes internes, la surcharge d’informations à l’écran et les performances fragiles incitent plutôt à des sessions longues et continues, peu adaptées au format nomade. Seul le mode carte en 2D offre un compromis viable : lisible, rapide, il devient souvent l’interface principale choisie par les joueurs, au détriment des vues immersives.
L’intelligence artificielle, côté ennemis comme alliés, affiche un comportement globalement cohérent. Les adversaires utilisent la couverture, visent les unités blessées, emploient les compétences spéciales de manière correcte. Mais cette solidité tactique est contrecarrée par des décisions étranges en dehors des combats : attaques de factions imprévisibles, événements déclenchés sans cause apparente, quêtes secondaires échouées sans déclenchement logique. Ces incohérences brouillent la logique stratégique que le jeu tente de mettre en place.
Sur le plan de l’accessibilité, aucune option spécifique n’est proposée. Pas de redimensionnement des textes, pas de filtres de contraste, ni de modes de confort. Le jeu s’adresse donc à un public déjà habitué aux contraintes des jeux de stratégie complexes, sans concession pour les nouveaux venus ni pour les profils aux besoins spécifiques.
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