Sorti le 14 mars 2024 sur Nintendo Switch, Dungeon Drafters est le fruit d’un studio brésilien au nom enchanteur, Manalith Studios, déjà auteur de deux titres confidentiels. Édité par DANGEN, cette nouvelle aventure indépendante s’inscrit dans la veine des deck builders roguelike, ces jeux de stratégie où le hasard se frotte à la rigueur, et où chaque carte tirée peut faire basculer une partie. Mais sous ses pixels raffinés et ses éclats de magie tactique, se cache une expérience bien plus rugueuse que ne le laisse penser son apparente douceur.
La promesse était belle : six héros, un monde bigarré, une infinité de combinaisons stratégiques. Le résultat final, lui, semble osciller entre les fulgurances d’un jeu à l’esthétique irrésistible et les maladresses d’un système mal poli, bancal, voire incohérent. Dungeon Drafters est-il ce petit chef-d’œuvre qu’on rêve d’apprivoiser ou bien un sortilège mal incanté, sublime en surface mais voué à se dissiper dans la frustration ?
Le livre des sorts… mal traduit
Le récit de Dungeon Drafters débute comme un conte ancien griffonné sur les marges du monde : quatre grands archétypes créent la magie, un cinquième surgit et rompt l’équilibre, une guerre éclate, et le mal est scellé… pour mieux ressurgir. Un schéma classique mais efficace, que le jeu tente de complexifier sans toujours en maîtriser la clarté.
En effet, l’un des points les plus problématiques de l’expérience repose sur une localisation française calamiteuse. Les textes sont truffés d’erreurs de traduction, de tournures incohérentes, voire d’anglicismes brutaux. Certaines quêtes deviennent illisibles, les textes débordent de leur encadré, les objectifs deviennent flous, et le fil narratif se dissout dans un jargon informe. L’ensemble donne l’impression d’un récit passionnant resté prisonnier d’un filtre automatique trop grossier.
Pourtant, le monde de Dungeon Drafters fourmille de personnages secondaires intéressants, peuplant une ville centrale étonnamment vivante et riche en PNJs. Ces derniers, chacun porteur d’une histoire propre, contribuent à étoffer un univers coloré, bigarré, presque onirique, où l’on sent une volonté sincère de créer une mythologie cohérente. Malheureusement, faute d’un cadre narratif bien balisé et de dialogues compréhensibles, cette richesse peine à émerger pleinement.
Dès le départ, vous êtes invité à choisir l’un des six héros jouables. Mais ici encore, le manque d’explication pèse lourd : les compétences ne sont pas décrites, les archétypes restent abstraits, et le choix du personnage repose uniquement sur son apparence plutôt que sur une stratégie pensée. Une approche frustrante, surtout dans un jeu qui revendique la précision tactique et la gestion optimisée des ressources.
L’architecture narrative de Dungeon Drafters tente malgré tout d’exister à travers des mini-scénarios, des bribes de quêtes et une ambiance de mystère feutré. Mais cette architecture vacille constamment sous le poids d’un langage maladroit, là où un soin d’écriture aurait pu faire émerger une véritable épopée magique.
L’art délicat de se tirer une carte dans le pied
Dungeon Drafters repose sur une boucle de gameplay aussi séduisante en théorie qu’exigeante dans sa pratique. Vous progressez à travers des donjons générés aléatoirement, enchaînant les salles, les ennemis et les pièges, à la tête d’un héros se déplaçant case par case dans une arène au tour par tour. Chaque action – mouvement, attaque, invocation – coûte un point d’énergie, et chaque salle devient une arène stratégique où la moindre erreur se paie cash.
Le principe est limpide : utiliser un deck de cartes magiques pour contrôler l’espace, affaiblir les ennemis ou inverser les rapports de force. Mais dès les premiers combats, une évidence s’impose : le système est aussi mal équilibré qu’il est prometteur. La plupart des cartes des héros disponibles se révèlent peu utiles en début de partie. Les effets d’altération, les sorts à usage tactique ou les combinaisons complexes ne trouvent leur intérêt qu’après de nombreuses heures – un luxe que le jeu punit volontiers. Car les affrontements sont brutaux, les morts fréquentes, les erreurs rarement pardonnées.
Le tutoriel, censé introduire ces mécaniques, se saborde lui-même : il est possible de le perdre, et cette défaite déclenche… le début du jeu, sans retour possible. Le comble pour un titre qui ne prend jamais vraiment le temps d’expliquer les interactions clés de ses mécaniques les plus subtiles. Résultat : le joueur avance à tâtons, victime d’un game design trop évasif pour sa propre ambition.
La construction du deck, qui devrait être l’épine dorsale du plaisir de jeu, souffre aussi de limitations arbitraires. Impossible de modifier son jeu dans les premières heures, les synergies tardent à apparaître, et certaines cartes-clés restent inaccessibles trop longtemps. On passe ainsi un nombre incalculable de tours à se débarrasser de mains inutiles, dans un rythme cassé par la gestion fastidieuse d’altérations d’état qui encombrent votre main comme des boulets.
Les ennemis, eux, ne font pas de cadeaux. Certains apparaissent dès les premières salles avec des compétences dévastatrices ou des effets parasites. Le dosage de la difficulté frôle l’absurde, oscillant entre des couloirs vides et des cauchemars imprenables, sans logique apparente. La progression n’est jamais gratifiante : réussir un combat ardu ne débloque pas de nouveau pouvoir ou de transformation marquante, mais seulement le droit de recommencer… ailleurs, avec la même incertitude.
Le seul véritable réconfort vient de la fluidité des déplacements et de l’ingéniosité de certaines salles, qui parviennent parfois à évoquer des échecs magiques pleins de tension. Mais ces instants précieux se perdent trop souvent dans un océan d’injustices, de ralentissements mécaniques, et de frustrations croissantes.
Des pixels bénis et des accords ensorcelés
S’il y a bien un domaine où Dungeon Drafters tire son épingle du jeu avec brio, c’est celui de sa direction artistique. Le jeu de Manalith Studios parvient à capter le regard et l’imaginaire dès les premières secondes grâce à un pixel art d’une richesse rare, oscillant entre l’hommage rétro assumé et une finesse d’animation étonnante pour une production indépendante.
Chaque décor, chaque salle, chaque recoin de la ville-hub respire la vie. Les couleurs chatoyantes, les jeux d’ombres délicats, les effets de lumière sur les sorts ou les objets rappellent que même en terrain hostile, la beauté peut surgir à chaque instant. Mention spéciale aux illustrations “cartes de personnage”, qui adoptent un style manga 90’s délicieusement nostalgique, revisité avec une colorisation moderne qui frappe en plein cœur. Une dualité visuelle entre pixel brut et éclats d’art illustré qui forge l’identité visuelle unique du jeu.
Mais Dungeon Drafters ne se contente pas de charmer les yeux. Il soigne aussi ses atmosphères auditives avec une bande-son étonnamment profonde, fusion d’arrangements orchestraux et d’ambiances électroniques discrètes. Les musiques accompagnent sans jamais envahir, soulignant les moments de calme dans le hub comme les instants plus tendus dans les donjons. Chaque biome bénéficie d’une ambiance sonore distincte, renforçant la sensation de voyage et de découverte.
Les bruitages, eux, complètent efficacement l’ensemble. L’impact d’une carte, le déclenchement d’un piège ou le craquement d’un sort sont traités avec justesse, suffisamment discrets pour ne pas fatiguer, mais toujours présents pour rappeler la tension constante. Chaque pas résonne, chaque altération se fait entendre, chaque salle a son rythme.
En somme, malgré les heurts du gameplay, Dungeon Drafters livre une performance esthétique remarquable, qui témoigne d’un vrai souci du détail et d’une sensibilité artistique rare. C’est un monde que l’on observe avec plaisir, que l’on écoute avec curiosité, et qui donne envie de s’y plonger encore… même lorsque le jeu lui-même semble tout faire pour nous en décourager.
Un manuel égaré dans un écrin précieux
Sur Nintendo Switch, Dungeon Drafters impressionne d’abord par la fluidité de son affichage. Malgré la complexité des animations et la richesse visuelle de son pixel art, le titre tient la cadence sans souffler, même lors des assauts les plus fournis. Aucun ralentissement majeur à signaler, aucun freeze impromptu, preuve que le portage a bénéficié d’une attention technique honnête, voire soignée.
Les temps de chargement, bien que perceptibles entre les zones principales et les donjons, restent acceptables et n’interrompent jamais véritablement le rythme. La stabilité globale du titre rassure, surtout pour un jeu fondé sur la répétition et la relance fréquente de parties. Sur le plan strictement technique, le confort de jeu est donc au rendez-vous.
En revanche, l’ergonomie laisse davantage à désirer. L’interface souffre d’un empilement de menus confus, et les mécaniques de deck-building, au cœur de l’expérience, s’en trouvent desservies. Naviguer dans ses cartes, comprendre l’effet exact de certaines d’entre elles ou gérer les synergies relève parfois du casse-tête, d’autant plus que les explications restent souvent absconses ou purement absentes.
La version Switch ne bénéficie pas d’options de confort poussées. Aucun zoom possible sur les textes, pas de remapping des touches, ni d’option de contraste ou d’assistance visuelle. Aucune fonctionnalité d’accessibilité notable n’a été intégrée, ce qui restreint malheureusement la portée du titre auprès d’un public plus large. Il en va de même pour les sauvegardes : bien que l’on puisse quitter sa partie entre deux explorations, il n’est pas possible de sauvegarder au cœur d’un donjon, ce qui impose des sessions parfois longues et rigides.
Quant à la rejouabilité, elle est assurée… à condition d’accepter la frustration comme compagne de route. Le nombre de biomes, les classes disponibles et la génération procédurale assurent une grande variété théorique. Mais l’absence d’un système de progression bien balisé — comme une montée en puissance persistante ou des objectifs intermédiaires clairs — risque de décourager bon nombre de joueuses et joueurs pourtant conquis par l’enrobage visuel.
Dungeon Drafters est donc un paradoxe technique : un jeu solide dans son exécution brute, mais peu soucieux de guider son public dans les méandres d’un système à la fois touffu et punitif. La forme est là, mais l’accompagnement manque, comme si le tutoriel et l’interface s’étaient égarés en chemin.
0 commentaires