Il était une fois un royaume où le RPG prenait l’apparence d’un plateau de jeu, où chaque case pouvait déclencher une guerre, une farce ou une trahison, et où les héros avançaient au gré des dés comme de l’humeur des dieux. Ce royaume, c’est Dokapon Kingdom, un OVNI ludique né en 2007 sur Wii, lui-même descendant d’un jeu Super Nintendo encore plus ancien. Aujourd’hui, Sting Entertainment exhume cette étrange chimère à travers une version Connect, remastérisée avec parcimonie, et publiée sur Nintendo Switch par Idea Factory, en ce 9 mai 2023.
L’idée fondatrice reste inchangée : mélanger le jeu de société compétitif et les codes du J-RPG, dans un cocktail absurde où se croisent coups de poignard dans le dos, sorts ratés, ruées vers l’or, et rires nerveux. Un concept rare sous nos latitudes, plus courant au Japon, mais toujours aussi clivant. Car Dokapon Kingdom Connect ne cherche jamais à plaire à tout le monde. Il préfère diviser, exaspérer, piquer, et, parfois, faire éclater un fou rire incontrôlable autour de l’écran.
Cette réédition conserve les fondations de l’original, avec ses mécaniques inégales, ses partis-pris délirants et ses hasards en cascade. Le jeu est toujours aussi rugueux, souvent injuste, visuellement inchangé, mais diablement addictif… à condition d’accepter ses règles. La question n’est donc pas : “Est-il bon ?” mais bien : “Êtes-vous prêt à y croire ?”
Couronnes, chaos et capitalisme de comptoir
Dans le royaume de Dokapon, l’or fait la loi. Quand les monstres envahissent les villes et que la prospérité vacille, le roi ne convoque ni chevaliers ni prophètes, mais annonce un concours : à celui qui amassera le plus d’argent reviendra la main de sa fille et le trône du royaume. Voilà donc planté le décor d’un jeu où l’héroïsme passe par le portefeuille, et où la bravoure se mesure à coups de dépôts bancaires.
Le scénario, volontairement absurde, sert d’écrin à un univers fantasque où les personnages s’affrontent, se volent, se ressuscitent, s’humilient ou s’allient selon les aléas du plateau. Pas de quête initiatique ni de grand méchant au regard noir : ici, chaque joueur devient son propre antagoniste. Les dialogues, courts mais efficaces, renforcent cette tonalité délirante, portée par une écriture volontairement légère, parfois ironique, toujours imprévisible.
Le mode Histoire permet d’incarner un héros personnalisable, au choix guerrier, mage ou voleur, dans une aventure découpée en objectifs progressifs. Rien ne distingue fondamentalement cette trame d’une grande campagne narrative, si ce n’est sa nature concurrentielle : même en mode solo, vos compagnons d’armes restent des rivaux, capables de vous ralentir, de vous ruiner ou de vous défier au pire moment. Chaque mission devient une course à la rentabilité, où la ruse prend souvent le pas sur le courage.
Le casting est volontairement épuré. Pas de figures marquantes, pas de héros tragiques, mais des avatars malléables, façonnés par vos choix, vos classes et vos coups d’éclat. Le guerrier frappe fort dès les premières heures et impose sa domination par l’efficacité brute. Le voleur, plus agile, mise sur l’esquive et les larcins. Le mage, quant à lui, dépend entièrement de la chance pour obtenir ses premiers sorts, ce qui crée un déséquilibre notoire, surtout en début de partie.
Malgré cet écart de traitement entre les archétypes, Dokapon Kingdom Connect reste fidèle à sa philosophie première : tout le monde joue selon les mêmes règles, et personne n’est à l’abri d’un retournement de situation grotesque. Ce n’est pas l’attachement aux personnages qui pousse à continuer, mais la dynamique du groupe, l’envie de prendre sa revanche, de piéger l’adversaire ou de faire fortune plus vite que lui.
Dans cet univers où le rôle principal est tenu par le hasard, l’histoire se tisse au fil des dés, des trahisons et des ruées vers l’or. Une comédie de cape et d’absurde, plus proche de Kaiji que de Fire Emblem, où le seul but est de finir riche, quitte à perdre son âme en route.
Dés pipés et coups du sort : la stratégie selon Saint Hasard
Sous ses airs bon enfant, Dokapon Kingdom Connect cache un moteur de jeu profondément cruel, bâti sur un assemblage baroque de règles de plateau, de mécaniques de RPG, et de chaînes d’événements imprévus. On y avance en lançant un dé, on y combat en jouant à pierre-feuille-ciseaux, on y meurt pour deux tours pour avoir osé prendre un raccourci, et on y recommence sans fin, car la structure du jeu repose sur une boucle de frustrations millimétrées et de revanches délectables.
Le cœur du gameplay alterne entre exploration du plateau et phases de combat. Le terrain est composé de cases aux effets multiples : magasins, coffres, événements spéciaux ou affrontements. Le simple fait de se déplacer y devient un acte de foi, puisque chaque déplacement demande un résultat exact pour atteindre une case souhaitée. Rater d’un point, c’est rebondir plus loin sans rien pouvoir faire. Acheter une arme ? Encore faut-il tomber pile sur la boutique. Accéder à une ville ? Le jet doit être parfait. Cette mécanique casse toute forme de planification à long terme et transforme chaque tour en pari aveugle.
Les affrontements, quant à eux, sont aussi élémentaires que hasardeux. Chaque combat oppose deux entités en tour par tour, avec des options d’attaque, de défense, de contres ou de fuite, résolues par une roue de type pierre-feuille-ciseaux. Il en résulte des duels absurdes où le joueur peut dominer un monstre en trois tours ou perdre en boucle pour une esquive ratée. À cela s’ajoute un déséquilibre notoire entre les classes jouables : le guerrier frappe fort dès le départ, alors que le mage doit prier pour obtenir ses premiers sorts via une roulette magique. Une roulette, bien sûr, totalement aléatoire. Le voleur, lui, tape faiblement mais esquive mieux. Autant dire que les choix initiaux n’offrent pas une répartition équitable des chances.
L’évolution du personnage suit une logique d’expérience et d’or accumulé. En libérant des villes, le joueur gagne des revenus passifs. En augmentant son équipement, il accroît ses chances en combat. Mais tout cela prend du temps, beaucoup de temps, car le jeu ralentit volontairement la progression : chaque action est coupée en micro-phases, chaque combat s’étale sur plusieurs tours de plateau, chaque erreur se paie par une perte de jours entiers.
Et comme le niveau des ennemis ne s’adapte pas à celui du joueur, certaines zones deviennent des pièges instantanés. Avancer trop vite, c’est mourir. Reculer, c’est tourner en rond. Le grinding devient obligatoire pour espérer rattraper un retard ou survivre dans les nouvelles zones. Cette lenteur s’étend aux autres aspects du jeu : menus rigides, choix limités, absence de raccourcis ou d’optimisation d’interface.
Enfin, la couche “jeu de société” vient pimenter l’ensemble avec des cartes d’événements imprévisibles, des possibilités de vols entre joueurs, des malus absurdes, et des défis qui changent sans avertissement. Rien n’est jamais figé, mais rien n’est jamais vraiment contrôlable non plus. Le chaos est roi, et la stratégie, souvent reléguée au rang de fantasme.
Et pourtant, une fois lancé dans la boucle, difficile de décrocher. Car si chaque règle semble injuste, elle s’applique à tous. Chaque joueur subit les mêmes absurdités, chaque victoire s’arrache dans la douleur, et chaque trahison déclenche un éclat de rire collectif. Dokapon Kingdom Connect transforme le chaos en moteur ludique, à condition de l’accepter pour ce qu’il est : une guerre de plateau où le vrai vainqueur est celui qui aura tenu… jusqu’à la fin.
Du carton-pâte pour les princes du hasard
Dès les premières secondes, Dokapon Kingdom Connect affiche sans fard ses origines. Le jeu ne masque rien de son héritage Wii, ni de sa parenté avec un style visuel d’un autre temps. Les modèles 3D sont anguleux, les textures minimalistes, les environnements d’une sobriété presque anachronique. Le portage sur Nintendo Switch ne s’embarrasse d’aucune transformation : pas de refonte graphique, pas de nouveaux effets, pas de direction artistique repensée. Seul un discret lissage vient atténuer les aspérités les plus visibles.
L’univers, pourtant fantasque, méritait un écrin plus affirmé. Le plateau évoque un monde de jeu de société coloré, mais manque de lisibilité et de relief, avec des zones trop similaires, des villes sans âme et une topographie monotone. Les personnages, caricaturaux mais sympathiques, se déplacent comme des figurines figées, sans animation marquante ni expression notable. Le bestiaire, limité et peu inspiré, recycle inlassablement les mêmes créatures aux formes génériques, évoquant davantage les assets d’un moteur de jeu mobile que ceux d’un RPG de console.
En revanche, les illustrations fixes utilisées pour certains portraits ou éléments d’interface possèdent une douceur naïve, presque charmante. Elles rappellent les manuels illustrés d’un autre âge, où la narration passait plus par l’imaginaire que par la surenchère graphique. On y décèle la trace d’un artisanat sincère, bien que limité par des contraintes de production évidentes.
La bande-son, fidèle au style de l’ensemble, privilégie des mélodies simples, entêtantes, presque mécaniques, qui tournent en boucle avec une insistance qui confine à l’hypnose. Chaque région, chaque type de case ou de menu possède son propre thème, mais la plupart d’entre eux se dissolvent dans une ambiance sonore discrète, incapable de marquer durablement l’expérience. Les effets sonores, eux, remplissent leur office sans excès : un coup, une esquive, une victoire, tout est ponctué par de petits jingles rétro sans aucune mise en scène.
Aucun doublage ne vient porter les dialogues, et tous les textes s’affichent uniquement en anglais, avec un style léger mais parfois déroutant dans ses tournures. Ce choix restreint l’accessibilité, surtout pour les plus jeunes ou ceux qui espéraient un party game familial pleinement localisé.
Malgré cette pauvreté esthétique évidente, le jeu parvient à garder une cohérence : son apparence vieillotte épouse parfaitement ses mécaniques capricieuses. On avance dans Dokapon Kingdom Connect comme dans un vieux jeu de plateau retrouvé dans un grenier, poussiéreux mais encore vivant. Son esthétique n’enjolive rien, mais elle colle parfaitement à l’expérience, comme si elle se refusait elle-même à tromper son public.
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