Disponible depuis le 9 juin 2022 sur Nintendo Switch, Delivery from the Pain est une œuvre indépendante née des studios Digipotato, un petit développeur chinois dont c’est, à ce jour, la première et unique tentative vidéoludique. Distribué via l’éditeur indienova, le titre se présente comme un mélange atypique de simulation de survie, de RPG minimaliste et d’infiltration en territoire hostile, dans une Amérique exsangue où les morts ne se reposent plus et les vivants peinent à y croire encore.
En plein cœur d’un monde rongé par la peste zombie, vous incarnez un rescapé – Freeman Mason ou Samantha Aran – propulsé dans une errance muette, une lutte silencieuse contre la faim, la peur et l’oubli. Vous n’êtes pas un héros providentiel. Vous êtes une silhouette parmi les ruines, un souffle dans le brouillard, un être fragile accroché à l’idée tenace qu’un abri existe quelque part, que des secours attendent à l’horizon… si vous survivez assez longtemps pour les rejoindre.
Sorti dans un quasi-silence médiatique, porté par une ambition plus grande que ses moyens, Delivery from the Pain trace pourtant les fondations d’un futur prometteur : une suite est déjà en développement, plus raffinée, plus ample, et visiblement plus audacieuse. Mais qu’en est-il de ce premier pas ? Cette épopée de survie, chargée de systèmes complexes et de mécaniques d’endurance, parvient-elle à offrir autre chose qu’un énième cadavre vidéoludique dans un cimetière de concepts recyclés ?
L’agonie des vivants, le murmure des fantômes
L’histoire de Delivery from the Pain ne cherche pas l’éclat, ni l’originalité. Elle plante ses racines dans une iconographie post-apocalyptique familière, où les morts marchent, les vivants s’effacent, et les cris se perdent dans un monde déjà vidé de sens. Vous incarnez un survivant sauvé in extremis par un soldat solitaire, lui-même abattu quelques heures plus tard, vous laissant une mission, une promesse : rejoindre une mystérieuse zone d’extraction, dernier bastion possible de l’humanité. Ce point sur la carte devient alors l’unique but, l’unique direction, l’unique illusion de salut.
Le récit se déploie dans cette errance méthodique, entre abris précaires, villes fantômes et couloirs saturés de silence. À mesure que vous explorez, vous croisez d’autres rescapés, éclats d’humanité égarés dans la cendre. Certains acceptent votre aide, d’autres deviennent des obstacles, et tous dessinent des trajectoires brisées, sans jamais vraiment s’éloigner des archétypes du genre. La galerie de personnages peine à imprimer une identité propre : leurs visages semblent calqués, leurs dialogues traversés de stéréotypes recyclés, leurs quêtes annexes trop convenues pour troubler le joueur aguerri.
Il y a, pourtant, dans cette simplicité narrative, une sincérité maladroite, un désir de dire quelque chose sur la survie, sur la solitude, sur la lente disparition de ce qui fait société. Les bribes de journal, les enregistrements abandonnés, les réactions figées de certains PNJ parviennent parfois à faire émerger un fragment d’émotion, une note de mélancolie, une colère muette contre un monde qui n’a pas tenu ses promesses. Le jeu tente, ici et là, de dresser un témoignage intime de la ruine, mais l’exécution, souvent bancale, dilue la force de l’intention.
La localisation française, assurée sans doute par un outil automatisé, entraîne une série de contresens et d’approximations linguistiques qui minent l’immersion et trahissent le ton initial. Là où la tension devrait s’élever, c’est l’absurde qui surgit. Là où l’émotion pourrait percer, ce sont des tournures malhabiles qui ternissent l’ensemble. Ce défaut n’efface pas entièrement l’atmosphère du récit, mais l’enferme dans une distance involontaire, comme si chaque ligne cherchait à vous impliquer sans y parvenir tout à fait.
Malgré cela, Delivery from the Pain conserve une cohérence dans son propos. Il ne cherche pas à ériger un mythe ou une grande saga. Il raconte l’usure d’un corps, l’extinction lente d’un feu, l’attente d’un miracle dans un monde trop fatigué pour en offrir encore. Son intrigue, minimaliste, sert surtout de fil rouge aux mécaniques de survie. Ce n’est pas l’histoire d’un héros. C’est le récit d’un oubli en marche.
Le quotidien sous vide, la mécanique de l’épuisement
Delivery from the Pain construit son ossature ludique autour d’un système de survie millimétré, où chaque journée devient une équation tactique à résoudre, chaque sortie un pari sur l’endurance du corps, la fragilité du sac à dos et la rareté des ressources. Le gameplay, loin d’un chaos permanent, s’inscrit dans un rythme pesé, presque contemplatif, qui pousse à observer, à anticiper, à choisir ce que l’on sacrifie pour avancer.
Votre refuge constitue le cœur névralgique de cette routine, atelier de fortune et sanctuaire menacé, que vous devrez améliorer, entretenir, surveiller. Chaque amélioration demande des matériaux spécifiques, récupérables dans les lieux explorés pendant les phases diurnes. De 6h à 18h, le jeu vous offre une fenêtre d’action : vous sélectionnez une destination sur la carte, calculez le temps de trajet, préparez votre équipement. Faut-il emporter des soins ou des armes ? Privilégier les outils de crochetage ou le strict nécessaire pour économiser de l’espace ? Chaque décision engage votre survie.
Ces expéditions, réalisées dans des niveaux fixes, rappellent certaines mécaniques du roguelike tout en s’ancrant dans une logique plus statique, sans génération procédurale. La tension repose davantage sur la gestion du risque et du temps que sur la surprise. Le jeu privilégie l’infiltration : vos personnages sont lents, vulnérables, incapables d’affronter frontalement les zombies. L’approche furtive devient donc votre seule issue : se glisser derrière un infecté, viser juste, et repartir sans bruit. Les affrontements ouverts, eux, vous punissent violemment, souvent par la maladie, la blessure, ou la mort différée.
Cette mécanique, rigoureuse et cohérente, porte en elle une tension permanente, mais aussi une lassitude sourde. Les mêmes gestes, les mêmes chemins, les mêmes ennemis : le jeu ne renouvelle que rarement sa proposition. Le bestiaire reste figé, les décors se répètent, les boucles de collecte finissent par s’éroder sous leur propre poids. Très vite, le joueur expérimenté anticipe chaque sortie, chaque réaction, chaque contrainte. La fatigue n’est plus un effet de gameplay : elle devient un sentiment.
L’arbre de craft, à première vue vaste, souffre d’une logique capricieuse. Certains objets sont utilisables dans des stations avancées, mais impossibles à produire dans des installations rudimentaires, sans explication claire. L’équipement, quant à lui, ne se trouve jamais : tout doit être fabriqué, y compris les armes à feu. Ce choix de design, probablement dicté par une volonté de réalisme extrême ou de contrôle absolu du rythme, brise parfois la cohérence interne de l’univers, forçant le joueur à accepter l’absurde comme norme.
Les nuits sont quant à elles fermées, interdites à l’exploration : si vous rentrez trop tard, le monde devient létal, et des créatures impossibles à esquiver dévorent votre santé sur la carte. Cette mécanique renforce la sensation d’étouffement, mais limite aussi l’envie d’expérimenter, en posant des frontières rigides à un monde déjà restreint.
Et pourtant, malgré cette répétitivité, quelque chose persiste. Une forme de dépendance au cycle, une attention portée aux besoins vitaux (faim, soif, fatigue, santé mentale), un rapport intime au corps que vous incarnez. Chaque jour est une victoire contre l’inertie, chaque barrière renforcée une promesse de répit. Mais cette lutte, aussi rigoureuse soit-elle, s’essouffle faute de variété. Le système fonctionne, mais s’épuise plus vite que celui qui le subit.
Les néons de l’effroi, les silences d’un monde vidé
L’univers visuel de Delivery from the Pain ne cherche pas à briller. Il se terre, se replie, s’efface, comme les survivants qu’il met en scène. La direction artistique, minimaliste mais cohérente, repose sur des environnements ternes et cloisonnés, où le gris des ruines se mêle au vert maladif des éclairages artificiels. L’ensemble évoque plus un cauchemar urbain figé qu’un monde vivant en déliquescence. Chaque décor – station-service éventrée, école déserte, entrepôt abandonné – semble pris dans une boucle d’abandon, figé dans l’instant précis de l’effondrement.
Les lieux traversés arborent une répétition visuelle assumée, presque étouffante, qui renforce la sensation de tourner en rond dans une civilisation dont il ne reste que des carcasses. Le choix des textures, sobres et fonctionnelles, participe à cette austérité ambiante. Les intérieurs sont sales, les objets rudimentaires, les couleurs désaturées. L’atmosphère repose alors moins sur des effets spectaculaires que sur la suggestion d’un réel effrité, où l’espace lui-même semble ne plus vouloir accueillir la vie.
Le charadesign suit la même logique d’économie maîtrisée. Les survivants affichent des silhouettes simples, parfois rigides, mais dotées d’un réalisme silencieux : vêtements usés, gestes limités, visages marqués par la fatigue. Le bestiaire, très restreint, se compose de zombies au design fonctionnel, plus outils de gameplay que créatures marquantes. Ils n’étonnent jamais, mais s’imposent comme un élément du décor, une variable hostile parmi d’autres.
La lumière, souvent froide, découpe les zones de jeu avec précision. Le jour révèle la décrépitude ; la nuit, impénétrable, impose son interdit. Dans cette gestion du contraste, Delivery from the Pain pose un silence visuel calculé, sans surenchère, mais avec une intention claire : vous enfermer.
Côté sonore, le titre adopte une posture discrète, presque effacée. Les nappes musicales se font rares, distillées à intervalles larges, laissant le champ libre aux bruits de pas, aux respirations haletantes, aux gémissements indistincts des morts. Les rares musiques, quand elles surgissent, soulignent davantage l’angoisse d’une rencontre que l’émotion d’une progression. L’immersion repose alors sur une ambiance auditive plus mécanique qu’organique, mais qui soutient l’intention de repli et de tension permanente.
Les doublages, limités à quelques expressions contextuelles, laissent la place à des dialogues textuels, eux-mêmes affectés par une localisation approximative. Certaines phrases perdent leur sens ou leur charge émotionnelle dans des tournures automatiques, bancales, parfois incohérentes. L’univers sonore, déjà discret, se voit ainsi affaibli par un langage qui peine à incarner le désespoir ou la colère, et ne parvient que rarement à faire résonner le monde.
Mais dans cette économie de moyens, Delivery from the Pain construit une ambiance homogène, presque asphyxiante. Le jeu ne crie pas. Il murmure, il insiste, il rature. Ses silences prolongés, ses teintes désaturées, ses sons étouffés créent une fatigue sensorielle volontaire, où chaque soupir, chaque battement de cœur devient un repère fragile entre l’oubli et la survie.
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