Cuisineer n’a rien d’un jeu anodin. Derrière ses couleurs acidulées et ses monstres dodus se cache une mécanique bien huilée, un mélange savoureux de roguelite, de gestion et d’exploration culinaire. Développé par BattleBrew Productions et édité par Marvelous, ce titre singulier a d’abord mijoté sur PC en 2023 avant de revenir à ébullition sur Nintendo Switch le 28 janvier 2025.
On y incarne Pom, jeune cheffe orpheline, sommée de ressusciter un restaurant familial croulant sous les dettes. Pour y parvenir, elle devra arpenter des donjons instables, affronter des créatures qui auraient pu finir dans une marmite, et transformer leurs restes en mets délicats. Mais cette recette hybride tient-elle toutes ses promesses ludiques, ou bien s’effondre-t-elle sous le poids de ses ambitions ?
Un restaurant à reconstruire, un monde à digérer
L’intrigue de Cuisineer commence comme une fable légère : Pom hérite d’un restaurant en ruines et d’une dette vertigineuse, legs empoisonné de parents disparus trop tôt. Mais ce point de départ convenu prend des airs de quête initiatique. Ce n’est pas seulement un commerce que l’on tente de sauver, c’est une mémoire familiale que l’on tente de raviver, un honneur qu’on refuse d’abandonner.
La narration reste volontairement simple, presque effacée, mais elle dessine en creux un portrait touchant d’abnégation et de persévérance. Pom n’a rien d’une héroïne tragique. Elle n’est ni cynique, ni mélancolique. Elle avance, portée par une énergie brute, une foi naïve en la cuisine comme lien social. À travers ses efforts, le jeu esquisse une réflexion douce sur la charge mentale, la reconstruction et la pression d’un héritage impossible.
L’univers qui entoure Pom multiplie les figures secondaires, mais sans jamais chercher à construire un récit dense ou un drama permanent. Le rival hautain, le marchand grippe-sou, les clients exigeants… tous jouent des rôles fonctionnels, souvent caricaturaux, mais toujours pertinents. Ce sont des épices, pas des piliers narratifs. Le jeu ne cherche pas à raconter une grande histoire : il préfère saupoudrer des touches de vie dans chaque interaction, sans jamais détourner l’attention de sa boucle centrale.
Plus surprenant, les donjons ne sont pas seulement des terrains de chasse : ils sont peuplés de créatures ambiguës, grotesques mais attendrissantes, dont la présence renforce le ton burlesque du jeu. Vaincre un monstre légumineux pour récolter des carottes enchantées n’est pas qu’un prétexte ludique : c’est une inversion joyeuse de la chaîne alimentaire, où chaque combat devient une promesse de recette.
Certes, les arcs narratifs secondaires manquent de consistance. Aucun personnage ne connaît de véritable évolution, et les dialogues, souvent réduits à l’essentiel, n’ambitionnent jamais de dépasser le registre du comique de situation. Mais ce choix s’inscrit dans une logique de design : Cuisineer ne veut pas raconter une épopée, il veut accompagner un parcours, une routine rendue sublime par l’effort.
Donjons à emporter, commandes à la minute
Cuisineer repose sur une boucle duale, une mécanique à deux temps aussi contrastée qu’harmonieuse. Le jour, on sert des plats. La nuit, on affronte des monstres. Le gameplay alterne ainsi entre gestion exigeante et exploration dangereuse, dans une logique de flux tendu où chaque ingrédient devient à la fois ressource stratégique et enjeu vital.
D’un côté, le restaurant fonctionne comme un centre nerveux. Pom y reçoit les clients, prend les commandes, assemble les plats et ajuste les menus. Loin d’une simulation contemplative, le service devient un exercice de rapidité et d’adaptation. Les goûts des clients varient, les stocks sont limités, les critiques influencent la réputation. Chaque erreur se paie cash, chaque plat mal préparé ruine une journée d’efforts. C’est un ballet minuté, où la réussite se joue à la seconde près.
De l’autre côté, les donjons s’ouvrent comme des garde-manger piégés. Procéduralement générés, segmentés en biomes distincts, ils regorgent de créatures à vaincre, d’ingrédients à dénicher, de coffres cachés à débloquer. Le système de combat, simple en apparence, repose sur la vélocité : attaques éclairs, esquives nerveuses, armes improvisées — des spatules transformées en masses, des poêles comme boucliers — tout participe d’un humour mécanique assumé. Ce n’est pas un action-RPG tactique, c’est un beat’em all culinaire.
La tension est constante : mourir dans un donjon, c’est perdre une partie de sa précieuse récolte. Chaque expédition devient un pari, chaque repli une décision stratégique. Les environnements, bien que limités en nombre, offrent une variété suffisante d’ennemis et d’ingrédients pour encourager la revisite. Forêts parfumées, grottes sucrées, temples salés : chaque lieu possède sa propre carte gustative.
Le level design, lui, ne cherche pas l’innovation structurelle. Il privilégie la lisibilité, la densité, et les chemins alternatifs ponctués de bonus cachés. L’exploration récompense les curieux, sans jamais complexifier la navigation. Le jeu veut de l’efficacité, pas du labyrinthe.
C’est dans la synergie entre ces deux boucles que Cuisineer prend tout son sens. Le produit du donjon devient l’outil du restaurant. Le besoin du client devient le moteur de l’expédition. Ce va-et-vient constant évite la lassitude, maintient l’implication, et transforme une mécanique classique en expérience circulaire, dense, presque rituelle.
Un festin de couleurs servi sur un tapis sonore discret
Cuisineer s’avance masqué sous une direction artistique sucrée, presque enfantine, mais derrière ses teintes pastel se cache une grammaire visuelle cohérente, fonctionnelle et immédiatement identifiable. Le jeu ne cherche pas la débauche graphique : il veut séduire par le charme, l’accessibilité, et une lisibilité sans faille.
Le monde de Pom est constitué de formes douces, de textures lumineuses, d’environnements stylisés qui refusent le réalisme au profit de l’expressivité. Chaque donjon possède son identité visuelle propre — jungle florale, grotte opaline, temple croustillant — avec des codes graphiques immédiatement compréhensibles. Les objets, les pièges, les ingrédients, tout est pensé pour être vu, compris, digéré en un clin d’œil.
Le restaurant, cœur battant de l’aventure, bénéficie d’un soin particulier. Chaque élément y est animé avec une intention lisible : le four qui crépite, les couteaux qui volent, les clients qui s’impatientent. Le décor évolue au fil des améliorations, renforçant l’impression de progression concrète, presque tactile.
Les ennemis, eux, oscillent entre le grotesque et l’adorable. Des créatures champignons gonflées aux limaces aromatisées, chaque monstre possède une animation signature et une palette sonore propre. Le combat devient un spectacle burlesque, une comédie d’action en cuisine ouverte.
Côté musique, Cuisineer opte pour la retenue. Les compositions, sans être marquantes, savent accompagner sans étouffer. Lors du service, les pistes sont douces, presque jazzy, favorisant la concentration et la répétition. En donjon, elles accélèrent, montent en gamme, injectent une énergie discrète qui soutient l’action sans jamais prendre le dessus.
Les effets sonores, eux, sont d’une précision chirurgicale. Chaque cuisson crépite, chaque choc résonne, chaque coup porté délivre un feedback clair. Le jeu transforme le moindre bruit en signal ludique : la cloche du service, le grognement d’un monstre rare, le tintement d’un ingrédient précieux. C’est une ambiance qui fonctionne par touches, par détails, par signes sonores bien calibrés.
Pas de doublages intégraux, mais des exclamations, des onomatopées, des intonations, qui injectent juste ce qu’il faut de vie dans les dialogues. C’est suffisant. Cuisineer ne cherche pas à dramatiser ses scènes. Il préfère l’esquisse à la performance.
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