Il y a des jeux qui ne cachent pas leurs influences, qui les revendiquent, qui les embrassent. Crowns and Pawns: Kingdom of Deceit, premier projet du studio lituanien Tag of Joy, s’inscrit directement dans la lignée des références du point-and-click européen : Broken Sword, Still Life, Syberia. Initialement paru sur PC en 2022, le jeu a connu un joli parcours critique, couronné de nominations dans plusieurs festivals dédiés à la narration et à la direction artistique. C’est désormais sur Nintendo Switch, le 28 septembre 2023, qu’il fait son retour dans une édition console attendue.
Mais ce portage conserve-t-il intacte la saveur des grandes aventures à l’ancienne, ou bien a-t-il perdu en route une partie de ce qui faisait sa noblesse ?
Secrets d’État, héritage personnel et vérités dissimulées
Mila ne pensait pas trouver autre chose qu’un peu de poussière et quelques souvenirs en héritant de cette vieille maison lituanienne. Pourtant, dès son arrivée, une menace étrange, une inconnue insistante, et un héritage bien plus vaste que prévu s’imposent à elle. Très vite, l’intrigue la propulse au cœur d’un entrelacs de secrets mêlant enjeux politiques, archives historiques et conflits anciens. Un territoire narratif parfaitement balisé par les grands noms du genre, et dans lequel Crowns and Pawns s’inscrit avec une étonnante maturité.
Le jeu tisse un récit dense, chargé de références culturelles authentiques, soigneusement distillées dans une fiction à la fois accessible et crédible. L’Europe de l’Est devient ici plus qu’un décor : un acteur à part entière. On y parle des frontières, des traces laissées par l’Histoire, de familles éclatées par les régimes passés, de trahisons politiques et de figures oubliées. Chaque rencontre est une pièce du puzzle, chaque document un fragment de vérité.
La réussite tient à l’équilibre subtil entre l’intrigue principale et la manière dont elle est délivrée. Les dialogues sont précis, souvent brillamment écrits, portés par un doublage anglais convaincant et une localisation française d’excellente facture, qui restitue avec justesse les nuances, les intentions, les jeux de mots parfois intégrés aux descriptions. Rien n’est surligné, rien n’est inutilement expliqué, et le joueur est systématiquement invité à assembler lui-même les fragments narratifs.
Mila, en tant que protagoniste, échappe aux clichés. Ni héroïne désignée, ni figure neutre, elle s’impose par ses réactions, ses doutes, sa volonté de comprendre. L’écriture lui offre suffisamment de flexibilité pour que le joueur projette son propre rythme, mais aussi assez de caractère pour que ses choix prennent une résonance personnelle. Autour d’elle gravitent des personnages bien campés, ni caricaturaux ni génériques, chacun ancré dans une réalité sociale ou historique crédible.
Le titre ne propose pas une fresque spectaculaire. Il déroule au contraire une aventure à hauteur d’individu, lucide, précise et immersive, où le passé resurgit par strates, et où chaque conversation mérite d’être écoutée avec attention. C’est une construction patiente, exigeante, mais toujours maîtrisée.
Entre classicisme pointu et rigidité assumée
Crowns and Pawns: Kingdom of Deceit s’inscrit sans détour dans la tradition du point-and-click exigeant. Aucune assistance, aucun surlignage, aucune flèche directive : chaque progression découle exclusivement de l’observation, de l’écoute, et d’une lecture attentive des dialogues et descriptions. Les énigmes, nombreuses, s’étendent aussi bien dans les décors que dans l’inventaire, à travers un système de combinaison d’objets qui s’autorise aussi bien la logique que l’improbable.
Le jeu reprend ici les structures qui ont fait la renommée des classiques du genre. Vous devez interagir avec des éléments parfois anodins, confronter les informations glanées lors des conversations, revenir sur vos pas, multiplier les allers-retours, essayer des associations inattendues. Rien n’est là pour accélérer le rythme, tout vous incite à ralentir, réfléchir, insister. Et lorsque la solution finit par surgir, elle le fait sans artifice, avec une évidence qui n’émerge qu’a posteriori.
L’absence d’indices directs est assumée. Le jeu ne guide pas. Il attend du joueur une réelle implication intellectuelle, un sens du détail, une patience qu’il récompense par la cohérence de ses résolutions. Il ne propose aucun système d’aide intégré, aucun journal interactif, aucun menu de suivi. Ce choix, radical dans sa fidélité au modèle, en fait un titre réservé aux amateurs éclairés du genre, prêts à accepter ses silences comme faisant partie de la mécanique.
Le design des énigmes joue régulièrement avec l’environnement, les dialogues, mais aussi la présentation de Mila elle-même. Certaines résolutions nécessitent de modifier son apparence, sa tenue, voire sa coiffure, pour provoquer des réactions différentes chez les PNJ. Ce système, bien intégré, apporte une couche de complexité supplémentaire et renforce l’idée d’un monde réactif, même si son usage reste ponctuel.
Chaque décor fonctionne comme une scène fermée, à explorer intégralement avant de pouvoir progresser. Les connexions entre les lieux sont logiques, mais la navigation impose un rythme lent, propice à l’exploration méthodique. Aucune énigme n’est artificiellement placée : chacune s’inscrit dans un enchaînement narratif cohérent. Mais cette rigueur structurelle n’empêche pas une certaine opacité dans les moments clés, où le manque d’indices explicites peut provoquer de longs temps morts.
Crowns and Pawns assume une forme de difficulté à l’ancienne. Ce n’est pas un jeu qui facilite, c’est un jeu qui attend que le joueur s’aligne sur son tempo. Une proposition cohérente, mais clivante.
Peint à la main, habité par le son
Crowns and Pawns: Kingdom of Deceit déploie une direction artistique sobre et élégante, à mi-chemin entre modernité et tradition. Les décors, entièrement dessinés à la main, affichent une richesse de détails remarquable, sans jamais nuire à la lisibilité. Chaque scène semble extraite d’un carnet de voyage méticuleusement composé, où les ambiances varient subtilement selon les lieux, les heures et les événements.
Le moteur graphique, sobrement utilisé, offre une mise en relief discrète mais efficace, avec des éléments 3D intégrés dans les environnements 2D sans heurt ni discordance. Les animations des personnages sont simples, parfois légèrement rigides dans les interactions contextuelles, mais toujours claires. Les mouvements de caméra, très limités, laissent toute la place au cadrage fixe, fidèle aux codes du genre.
Côté interface, tout est fluide et intuitif. L’inventaire s’ouvre sans latence, les combinaisons d’objets sont lisibles, et les zones interactives se signalent sans surcharge visuelle. La sobriété de l’ensemble contribue à l’immersion, évitant tout élément superflu pour laisser place à l’observation et à la réflexion.
La bande-son, signée Daniel Pharos, soutient avec finesse chaque moment de l’aventure. Aucune exubérance, aucune démonstration : chaque composition accompagne sans envahir. Les mélodies, souvent discrètes, oscillent entre tension contenue et calme feutré, avec une instrumentation qui évite les stéréotypes du genre pour construire une atmosphère propre. L’équilibre entre silence et musique est savamment dosé, renforçant la sensation d’être plongé dans une enquête intime, lente, et documentée.
Les doublages, en anglais uniquement, bénéficient d’une réelle implication des comédiens. Les personnages secondaires comme les figures centrales profitent d’un jeu nuancé, parfois un peu théâtral mais toujours habité. Aucun rôle ne sonne faux, et la localisation française retranscrit avec justesse l’intention et le ton, sans lourdeur ni approximation. L’ensemble contribue à faire exister un monde cohérent, crédible, vivant.
Esthétiquement maîtrisé, Crowns and Pawns réussit à rendre hommage à ses modèles sans les imiter, en adoptant une signature visuelle et sonore qui n’appartient qu’à lui.
Un portage soigné, une maniabilité en déroute
Sur Nintendo Switch, Crowns and Pawns: Kingdom of Deceit conserve toute sa tenue graphique et structurelle. Le portage est techniquement solide, sans ralentissements, sans bugs notables, avec une lisibilité constante en mode portable comme en docké. Les textures restent nettes, les éléments 3D bien intégrés, et les transitions entre les scènes se font sans accroc. Seul un léger aliasing vient entacher certains contours lors des sessions sur écran TV, mais sans altérer la qualité globale de l’affichage.
En revanche, c’est au niveau de la maniabilité que cette version console montre ses limites les plus sévères. Le titre, conçu pour un pointage précis à la souris, souffre grandement de l’adaptation aux sticks analogiques. Naviguer entre les éléments d’un décor dense, sélectionner le bon objet, cibler une zone d’interaction, ou même manipuler son inventaire devient rapidement laborieux. Les boutons du Joy-Con droit, assignés aux différentes actions contextuelles, manquent de lisibilité et d’ergonomie, forçant le joueur à tâtonner plus qu’à agir.
Ces difficultés de manipulation deviennent particulièrement problématiques dans les séquences demandant précision ou rapidité. Certaines énigmes chronométrées deviennent ainsi frustrantes non par leur difficulté intrinsèque, mais par la médiation technique inadéquate. Ce manque de confort n’est pas rédhibitoire, mais affecte directement l’expérience de jeu sur console, surtout pour un genre qui repose sur la clarté d’exécution.
Le jeu ne propose aucune fonction annexe particulière sur cette version : ni journal interactif, ni système d’indices, ni contenu bonus. Le système de sauvegarde automatique fonctionne correctement, les temps de chargement sont raisonnables, et les options de configuration restent limitées, mais fonctionnelles.
Le constat est net : l’expérience reste globalement intacte, mais elle aurait gagné à bénéficier d’une refonte de ses contrôles pour répondre aux contraintes de la manette. Là où le fond est maîtrisé, la forme manque d’adaptation.
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