Il était une fois une petite fille pas très sage… ou peut-être était-ce vous ? Sorti le 16 août 2023 sur Nintendo Switch, Creepy Tale: Ingrid Penance vous entraîne dans les tréfonds d’un enfer illustré, entre cauchemar grotesque et parabole moraliste, dans une veine qui évoque autant les frères Grimm que les œuvres dérangées de Jan Švankmajer. Développé par Creepy Brothers, ce troisième épisode de la série délaisse les bois hantés des opus précédents pour vous plonger au cœur d’une damnation personnalisée, où les fautes s’accumulent comme des taches d’encre sur une âme en décomposition.
Sous ses allures de jeu de puzzle-aventure à l’ancienne, ce titre vous demande bien plus que de résoudre des énigmes. Il vous observe, vous jauge, vous pèse. Chaque décision que vous prenez influe sur le sort de l’insupportable mais fascinante Ingrid, adolescente colérique et autocentrée, condamnée à payer le prix de son égoïsme dans un purgatoire aux allures de théâtre d’épouvante.
Mais ce chemin tortueux vers la rédemption vaut-il vraiment le détour ? Ou s’agit-il d’un nouveau pacte faustien entre esthétique tordue et gameplay punitif ? Le conte commence ici… à vos risques et périls.
Le vice au bout des doigts crochus
Le royaume de l’enfance s’est effondré. Ingrid, adolescente narcissique aux caprices assumés, se retrouve précipitée dans un enfer grotesque, métaphore déliée de ses travers. Ici, pas de fresque épique ni de héros rédempteur, mais une fable acide et cauchemardesque où chaque pas vous rappelle l’égoïsme de l’héroïne… et le vôtre. Creepy Tale: Ingrid Penance assume pleinement sa structure narrative en miroir : tout ce qui vous entoure est le reflet de ce que vous incarnez, ou de ce que vous pourriez choisir de devenir.
Le récit s’appuie sur une mécanique de jugement moral constante. À mesure que vous avancez dans les limbes, le jeu comptabilise vos péchés et vos élans de bonté. Faut-il sauver ce groupe d’enfants apeurés ou les sacrifier à votre propre progression ? Chaque acte est pesé, compté, jugé — et orientera votre chemin vers l’une des trois fins possibles. La portée de ces choix reste modeste en termes de gameplay pur, mais leur charge symbolique est incontestable.
La grande audace du titre réside dans le portrait volontairement antipathique de son héroïne. Ingrid parle fort, râle souvent, se moque, manipule. Sa voix, suraiguë et nasillarde, vous accompagne sans filtre à travers les boyaux visqueux de cette pénitence narrative. Ce doublage exagéré, presque caricatural, est un pari risqué : certains critiques saluent ce choix radical comme un procédé méta-narratif cohérent, d’autres y voient une entrave à l’adhésion émotionnelle.
Pourtant, ce malaise est précisément ce que cherche à provoquer Creepy Tale: Ingrid Penance. Le jeu ne vous demande pas d’aimer Ingrid, mais de la comprendre. Son évolution dépend directement de votre main, et c’est dans ce rapport ambigu entre rejet et responsabilité que l’œuvre touche parfois juste. Au fil de ses errances et de vos décisions, un voile se lève peu à peu sur les raisons de son bannissement, tissant une toile serrée entre ses fautes passées et les créatures monstrueuses qui la poursuivent.
Les personnages secondaires — rares mais bien caractérisés — incarnent chacun un fragment d’humanité pervertie. Prisonniers, bourreaux, damnés : tous s’animent dans un théâtre grotesque où chaque rencontre est un dilemme moral déguisé. L’univers entier devient alors un labyrinthe psychologique, une succession de tableaux aussi dérangeants que fascinants, où l’on cherche moins une sortie qu’une forme d’absolution.
Ingrid Penance ne raconte pas une histoire dans le sens classique. Il vous invite à vivre une sentence, à la fois comme spectateur, bourreau et victime. Et dans ce miroir déformant, ce n’est jamais Ingrid qu’on juge vraiment.
Les rouages grinçants du châtiment
Sous ses airs de conte halluciné, Creepy Tale: Ingrid Penance cache une mécanique de jeu pointilleuse, à la fois familière et retorse. Construit sur les fondations classiques du point-and-click narratif, le jeu déploie un système de progression entièrement basé sur l’exploration minutieuse, l’observation attentive et la résolution d’énigmes souvent déroutantes. Chaque interaction est un fil tendu dans une toile de pièges visuels et symboliques.
Le joueur évolue dans des environnements denses et séquencés, piégés comme un livre d’images empoisonné. À chaque tableau, un nouveau dilemme, un nouveau mécanisme à décrypter : activer une machine tortueuse, distraire une créature infernale, interpréter une séquence codée sans aide apparente. Car Creepy Tale n’offre que peu de guides ou de repères. La difficulté repose justement sur cette austérité volontaire, ce refus de céder aux conventions modernes du « joueur tenu par la main ».
La conception des énigmes s’inscrit dans une logique cruelle mais rigoureuse. Aucune solution n’est illogique, mais toutes demandent une lecture attentive du décor et une bonne dose d’expérimentation. Cette exigence est renforcée par la présence constante de menaces mortelles : une mauvaise manipulation, un mauvais pas, et c’est la sentence immédiate. Le jeu n’hésite jamais à punir l’inattention, accentuant le sentiment de précarité au sein de cet univers oppressant.
L’une des idées les plus remarquables du game design réside dans le compteur de karma. Dès les premières minutes, vous êtes mis face à des choix qui influeront sur votre niveau de péché ou de rédemption. Le moindre acte — aider un personnage secondaire, voler une ressource, ignorer un cri d’appel — modifie ce baromètre moral. Il ne s’agit pas d’un simple gadget narratif : le destin d’Ingrid, et les fins disponibles, dépendent entièrement de cette jauge invisible mais toujours active. Le gameplay devient alors un rituel d’évaluation permanent, où chaque interaction est pesée.
Les niveaux, bien que linéaires dans leur structure, parviennent à varier les ambiances comme les mécaniques. De la prison organique aux coulisses infernales en passant par des chambres d’enfant aux allures de piège mental, le jeu se renouvelle constamment sur le plan spatial et conceptuel. Cette variété est d’autant plus appréciable que la durée de vie reste contenue, entre cinq et six heures pour une première exploration, avec un potentiel de rejouabilité lié aux différentes issues scénaristiques.
Enfin, si le système de contrôle est globalement fluide, la lisibilité de certaines mécaniques reste sujette à débat. Les indices visuels manquent parfois de clarté, et l’absence d’interface explicite impose une rigueur constante de la part du joueur. Un choix assumé, qui renforce la tension générale, mais qui pourra rebuter celles et ceux à la recherche d’une aventure plus accessible.
Dans Ingrid Penance, le gameplay n’est pas un simple support de la narration : il est la punition elle-même, un dédale exigeant qui vous pousse à regarder vos actions en face. Et parfois, à détourner les yeux.
Peinture au sang, cris en sourdine
Dès les premières secondes, Creepy Tale: Ingrid Penance happe par une direction artistique volontairement dérangeante, à mi-chemin entre le gribouillage d’un enfant en pleine crise d’angoisse et la gravure expressionniste. Entièrement dessiné à la main, chaque plan fonctionne comme un cauchemar pictural, soigneusement élaboré pour provoquer le malaise. Couleurs éteintes, formes déformées, silhouettes grotesques et textures organiques : tout respire la putréfaction, l’étrangeté, l’angoisse — un répertoire visuel qui évoque Don’t Starve, Fran Bow ou même The Cat Lady.
Mais contrairement à d’autres jeux jouant la carte du grotesque par simple provocation, ici le malaise est fonctionnel. Chaque décor raconte, accuse, juge. Le monde entier devient une métaphore vivante du regard que porte Ingrid sur son environnement, mais aussi du regard que l’univers lui renvoie : cruel, distordu, miroir de ses fautes. Chaque zone, de la garderie en ruine aux palais intestinaux, propose un style visuel unique, participant à une narration environnementale d’une efficacité rare.
L’animation, bien que sommaire, reste fluide dans son économie de moyens. Les mouvements d’Ingrid, emprunts d’exagérations théâtrales, accentuent la caricature de son personnage — grotesque dans son ego, ridicule dans ses élans, pathétique dans ses réactions. L’ensemble compose une performance visuelle cohérente, même si volontairement abrasive. Ce n’est pas un monde dans lequel on s’installe : c’est un monde qu’on traverse en retenant son souffle.
Côté son, Creepy Tale: Ingrid Penance choisit l’économie expressive. La musique, rare mais chirurgicalement placée, accompagne chaque moment fort d’un filet dissonant, oscillant entre le spleen et la dissonance macabre. Ces nappes minimales, parfois simplement remplacées par un silence lourd, intensifient la sensation d’abandon. Quelques morceaux plus mélodiques émergent lors de séquences symboliques ou de bifurcations narratives, accentuant l’émotion sans jamais verser dans le pathos.
Mais la grande dissonance auditive du titre reste le doublage d’Ingrid, choix créatif aussi audacieux que clivant. La voix nasillarde et surjouée de l’héroïne est un instrument de torture délibéré, incarnant parfaitement l’auto-satisfaction détestable du personnage. Un coup de maître pour certains critiques, un supplice inutile pour d’autres. Car si cette voix sert à renforcer le rejet d’Ingrid par le joueur, elle altère aussi la lisibilité émotionnelle du récit, provoquant plus d’irritation que de réflexion.
En somme, Creepy Tale: Ingrid Penance est un poème visuel cruel, un livre d’images que l’on referme à contrecœur, les tympans froissés et la rétine saturée. Un choix artistique fort, cohérent, jusqu’au-boutiste — qui assume pleinement de diviser.
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