Dans les profondeurs saturées d’un genre dominé depuis des décennies par des créatures mignonnes et des arènes survoltées, rares sont les titres qui osent réécrire la partition. Cassette Beasts, né de l’imagination survoltée de Bytten Studio — un duo britannique épaulé par quelques artistes indépendants —, fait partie de ces rares électrochocs qui transcendent la simple imitation pour proposer une relecture radicale du RPG à collection.
Développé sous Godot Engine, ce jeu disponible sur Nintendo Switch depuis le 25 mai 2023 est un projet d’auteur autant qu’un terrain de jeu expérimental. Publié par Raw Fury, il se présente au premier abord comme un successeur spirituel à Pokémon, mais sous ses airs de revival 90’s se cache en réalité une machine parfaitement huilée, conçue pour transformer vos attentes en souvenirs indélébiles.
Et si, pour une fois, l’évolution tant attendue du genre ne venait pas d’un studio tentaculaire, mais d’un binôme passionné, armé de cassettes vierges, de stickers tactiques et de métaphores sociales en pagaille ? Que reste-t-il à attraper, lorsque l’attrapeur devient la créature elle-même ?
Archanges, amnésie et Port-La-Ville
Tout commence sur une plage étrange, dans le silence matinal d’un monde sans repères. Pyjama encore humide et esprit flou, vous ouvrez les yeux sur New Wirral, île isolée aux allures de monde parallèle. Vous n’y êtes pas né, vous ne savez pas comment vous y êtes arrivé, et pourtant, c’est désormais chez vous. Une ville, Port-La-Ville, vous tend les bras. Une chambre libre, une nouvelle vie, et surtout une rencontre déterminante : Kayleigh, combattante rousse coiffée d’un béret vert, première main tendue dans ce lieu à la fois accueillant et déroutant.
C’est par ce contact que l’aventure s’ancre, non pas dans l’urgence d’un drame grandiloquent, mais dans une construction narrative patiente, curieuse et profondément humaine. L’univers de Cassette Beasts n’est pas seulement une toile de fond : c’est un mystère, un entrelacs de zones altérées, de failles dimensionnelles, de figures divines appelées Archanges, et de créatures qu’on ne capture pas mais qu’on enregistre, comme des fragments sonores d’une réalité qui cherche encore sa forme.
Le jeu refuse le manichéisme et embrasse pleinement les zones grises de son récit. Chaque conversation avec vos compagnons de route enrichit un peu plus l’expérience, offrant non seulement des arcs narratifs secondaires sensibles et nuancés, mais aussi des évolutions relationnelles qui influent sur les mécaniques de jeu. Une dynamique de confiance se tisse, un lien qui devient le socle même des fusions et des stratégies en combat, mais aussi un moteur émotionnel qui donne à cette aventure un parfum de quête initiatique.
Port-La-Ville, loin d’être un simple hub, évolue avec vous. Les PNJ y suivent leurs routines, commentent vos choix, réagissent aux événements. L’impression de vivre dans une micro-société en perpétuel ajustement est constante. Au fil des heures, cette ville devient un foyer, un repère, un miroir dans lequel se reflète l’étrangeté de votre situation.
La narration de Cassette Beasts brille aussi par son rythme maîtrisé, sa capacité à distiller des éléments de lore riches sans jamais tomber dans la surenchère. L’univers regorge de textes, d’indices, de références subtiles, et chaque recoin exploré renforce la cohérence d’un monde qui semble avoir existé bien avant votre arrivée. Et c’est là que réside peut-être son plus grand pouvoir : faire de la découverte un acte de compréhension, non une obligation de progression.
Les personnages ne sont pas là pour remplir des archétypes. Ils existent, vibrent, doutent, plaisantent, s’ouvrent, se ferment. Leurs dialogues sont ciselés, souvent drôles, parfois poignants, toujours pertinents. Cassette Beasts traite son joueur comme un adulte, sans jamais renoncer à la tendresse ni au plaisir de l’émerveillement.
Sticker fou, monstre flou et walkman tactique
Sous ses dehors rétro et ses créatures bigarrées, Cassette Beasts dissimule un système de jeu d’une richesse exceptionnelle, pensé comme un laboratoire à combinaisons stratégiques et à expérimentations audacieuses. Chaque combat, chaque transformation, chaque choix de cassette constitue un geste tactique, une décision qui pèse autant dans l’instant que dans la progression sur le long terme.
Le postulat de départ est déjà atypique : vous ne capturez pas de monstres, vous les copiez. Grâce à un cassetophone, vous enregistrez les données d’une créature pour ensuite vous transformer vous-même en elle. Cette idée simple, mais géniale, réinvente entièrement la dynamique du combat. Vous devenez le monstre. Et lorsque votre santé tombe à zéro, ce n’est pas la cassette qui lâche, mais votre personnage qui vacille, exposé, vulnérable. Résultat : chaque affrontement devient une tension continue, entre gestion de la forme choisie, anticipation des dégâts, et stratégie de repli.
Les combats s’effectuent toujours en duo. Ce choix structurel ouvre un éventail vertigineux de possibilités tactiques. Chaque personnage peut agir, chaque type interagit avec des effets complexes : modification de type, altération d’état, bonus déclenchés sur résistance, statuts affectant le terrain, et autres interactions contextuelles qui transforment le système en jeu d’échecs élémentaire. Une attaque de feu sur un ennemi de glace ne l’affaiblit pas : elle le transforme en type eau. Une résistance ne diminue pas les dégâts, elle déclenche un effet. Tout est pensé pour bousculer vos automatismes, et forcer à une lecture active de chaque situation.
Le système d’action repose sur une autre idée brillante : les PA, ou points d’action, qui remplacent les traditionnels points de magie. Vous débutez chaque tour avec deux, et en gagnez deux à chaque nouvelle manche. Chaque attaque coûte un certain nombre de points. Ainsi, vous jonglez constamment entre attaques légères immédiates et stratégies d’accumulation pour déclencher vos coups les plus puissants. Ce rythme, basé sur la montée en pression, insuffle une dynamique haletante à chaque rencontre, qu’elle oppose deux bestioles ou une fusion titanesque à un boss spectral.
Car fusion, il y a. Dès lors que vos relations avec vos compagnons progressent, vous pouvez fusionner vos formes monstrueuses pour n’en faire qu’une, héritant des capacités des deux. Cela donne naissance à des créatures inédites, non seulement plus puissantes, mais surtout plus flexibles, capables de modifier la tournure d’un combat en une seule manœuvre bien préparée.
Et les surprises ne s’arrêtent pas là. Les attaques sont des stickers : vous pouvez les coller ou décoller librement des cassettes, comme des morceaux de bandes-son que vous remixeriez à l’envie. La personnalisation devient totale : vous attribuez à une créature de type foudre une attaque feu, une défense plante, ou un soin ténèbres. Les possibilités sont immenses, et chaque choix laisse entrevoir de nouveaux axes de construction d’équipe.
Même le soin obéit à cette logique. Les cassettes s’endommagent, s’usent, se rembobinent. Et pour les réparer ? Un crayon. Oui, un simple crayon, comme ceux qu’on utilisait pour raviver les bandes audio des années 80. Cassette Beasts pousse sa logique jusqu’au bout, avec une cohérence esthétique et systémique d’une rare élégance.
Cette maîtrise se retrouve aussi dans l’exploration. Le monde est vaste, ouvert, fragmenté en biomes distincts, chacun regorgeant de secrets, de ruines, de temples et de fragments de mondes perdus. Et comme si cela ne suffisait pas, vos transformations vous offrent aussi des capacités contextuelles d’exploration : planer, franchir des précipices, interagir avec des vents, accéder à des hauteurs. Chaque monstre devient une clef potentielle, une nouvelle manière de lire le terrain.
Avec son monde ouvert non linéaire, ses donjons intelligemment intégrés et ses quêtes secondaires intégrées aux dialogues des PNJ, Cassette Beasts offre un terrain de jeu généreux, vivant, où chaque détour est l’occasion d’apprendre, de réfléchir, ou de faire évoluer sa stratégie. À chaque croisement, une invitation à expérimenter. Et à chaque combat, une nouvelle leçon de design ludique.
Paillettes lo-fi et refrains électromagnétiques
L’identité visuelle de Cassette Beasts ne cherche pas à impressionner par des effets de lumière tapageurs ni par une surenchère graphique. Elle séduit autrement, par la justesse de sa direction artistique, son ancrage dans une esthétique pixelisée raffinée et ses couleurs saturées évoquant les jaquettes de VHS et les jaillissements fluorescents d’un rêve rétro-futuriste. Chaque décor évoque une cassette oubliée, un souvenir d’enfance glissé dans un walkman, une époque où le monde paraissait infini sous les néons d’une salle d’arcade.
L’ensemble adopte un style 2D isométrique aux lignes claires, articulé autour de sprites détaillés et d’animations soignées. Les créatures, toutes dessinées avec une inventivité manifeste, oscillent entre le grotesque, le mignon et l’abstrait. Certaines semblent sorties d’un cauchemar écouté à l’envers, d’autres rappellent des mascottes de sucreries devenues folles. Ce bestiaire décalé forge une identité forte, résolument à part, sans jamais chercher à singer ses prédécesseurs.
Chaque transformation dispose de ses propres animations, rendant l’acte de changement de forme aussi spectaculaire que gratifiant. Les effets visuels lors des fusions, des attaques ou des changements de type traduisent une vraie volonté d’esthétiser l’action, même dans la contrainte d’un rendu minimaliste. Le jeu ne flatte pas la rétine par la performance brute, mais par la précision de ses choix graphiques.
Mais c’est dans sa bande-son que Cassette Beasts révèle son cœur battant. Composée par Joel Baylis, la musique oscille entre pop synthétique, rock alternatif et ballades mélancoliques, comme une playlist oubliée dans un baladeur retrouvé au fond d’un tiroir. Des titres comme Same Old Story ou Wherever We Are Now ne sont pas de simples accompagnements : ils racontent, ponctuent, enrichissent l’expérience. Chaque morceau devient une balise émotionnelle, une respiration entre deux batailles mentales.
L’alternance entre morceaux vocaux lors des séquences clés et nappes atmosphériques lors de l’exploration installe un rythme sonore parfaitement calibré. La musique ne sature jamais l’espace : elle le sculpte, l’habille, et le transforme en territoire mental. Les bruitages, eux, exploitent une gamme rétro d’effets électroniques, distillant un univers sonore cohérent, tout en restant lisibles et expressifs.
Cassette Beasts assume pleinement son héritage analogique. Il en fait une matière vivante, un langage visuel et sonore qui transporte autant qu’il installe, avec une aisance rare, une atmosphère mémorable.
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