Carrion, œuvre du studio Phobia Game Studio et édité par Devolver Digital, brise le confort du Metroidvania classique pour mieux le retourner contre vous. Sorti en juillet 2020 sur Nintendo Switch, le jeu inverse l’équation habituelle : ici, vous ne survivez pas à la monstruosité, vous l’incarnez.
L’expérience s’annonce comme un “reverse horror” où chaque salle stérile du laboratoire devient le théâtre de votre ascension sanglante. Carrion transforme la terreur en instrument, confiant au joueur le contrôle absolu d’une abomination élastique qui se nourrit de chaos. Mais ce basculement du point de vue sublime-t-il vraiment l’essence de l’horreur sur la console hybride de Nintendo ? La réponse se niche dans la moindre goutte de sang versée.
L’instinct sans visage
Carrion ne raconte pas une histoire traditionnelle : il vous immerge dans la peau d’une créature amorphe, échappée des profondeurs d’un laboratoire où la science a pactisé avec l’indicible. Pas de quête de justice, pas de héros rédempteur — vous êtes l’anomalie, le cauchemar libéré, cherchant moins à survivre qu’à grandir et à dissoudre tout ce qui entrave votre progression.
L’écriture du jeu opte pour la suggestion et la fragmentation. Les bribes de narration émergent des décors, des restes d’expériences humaines et des réactions paniquées des victimes. L’histoire ne vous prend jamais par la main : chaque salle traversée, chaque trace sanglante, chaque hurlement dans les couloirs participe à la reconstitution d’une chute, celle d’un centre de recherche condamné par sa propre hubris.
Les humains croisés ne sont pas des personnages à sauver ou à comprendre : ils ne sont qu’objets de peur, silhouettes égarées dans le dédale scientifique. La créature, quant à elle, n’a pas de voix ; tout passe par l’animation de ses mouvements et par la violence de ses interactions. Carrion impose ainsi un point de vue radical, où la terreur n’est plus une menace à fuir, mais un pouvoir à exercer.
Voracité organique
Le cœur de Carrion bat au rythme d’une exploration insatiable, où chaque recoin du laboratoire devient une opportunité de domination. Oubliez la lenteur méthodique du Metroidvania classique : ici, la créature glisse, grimpe, s’étire et traverse les parois comme une entité liquide, abolissant toute frontière entre proie et chasseur. La fluidité de déplacement, servie par une animation viscérale, imprime à chaque session un sentiment de toute-puissance.
Chaque victime engloutie alimente la croissance du monstre. Ce mécanisme d’absorption, loin de n’être qu’un prétexte, structure l’intégralité de la progression : à mesure que vous dévorez, vous gagnez en masse, accédez à de nouveaux pouvoirs et modifiez votre rapport à l’environnement. Certains pouvoirs permettent d’exploser des murs, de projeter des toiles, de manipuler des machines ou de parasiter l’esprit de vos ennemis, créant une alternance permanente entre force brute, infiltration et résolution d’énigmes environnementales.
Le level design s’articule autour d’un réseau de zones interconnectées. À la différence d’autres jeux du genre, Carrion refuse de fournir une carte : l’exploration repose sur la mémoire du chaos semé et la reconnaissance instinctive des lieux. Cette absence de guidage artificiel renforce la sensation d’être un prédateur pur, sans boussole ni remords. L’avancée demeure globalement linéaire, mais chaque mutation débloquée relance l’appétit de découverte et fait évoluer la dynamique du jeu.
La dimension chaotique des combats ajoute une tension palpable. Attaques éclairs, saisie violente d’ennemis, destruction méthodique des défenses humaines : chaque affrontement bascule dans une frénésie parfois difficile à canaliser, mais toujours gratifiante. L’adrénaline naît de la surenchère d’effets et de la multiplicité des tactiques : jongler entre les différentes formes et capacités devient rapidement indispensable pour survivre et imposer sa loi dans le labyrinthe.
Rouge pixel et cris d’acier
La direction artistique de Carrion saisit d’emblée par sa puissance évocatrice. Les graphismes en pixel art affichent une brutalité assumée : couloirs tapissés de viscères, laboratoires lacérés par l’irruption de la créature, lumières froides qui tranchent l’obscurité des salles abandonnées. L’animation de la bête, en perpétuel mouvement, donne à chaque déplacement une étrangeté organique qui renforce la tension. Chaque transformation, chaque déformation de la masse grouillante s’inscrit dans un ballet macabre dont la cohérence visuelle ne faiblit jamais.
L’identité sonore ne se contente pas d’accompagner la violence : elle la magnifie. Les bruitages, d’une précision chirurgicale, rendent palpables chaque déchirement de chair, chaque craquement d’os, chaque ruissellement des tentacules dans les couloirs. Les cris d’agonie des scientifiques, les alarmes stridentes et les sons humides saturent l’espace, instaurant une immersion sensorielle totale. La bande-son, discrète mais oppressante, ponctue l’exploration de nappes inquiétantes, renforçant l’impression d’un environnement voué à l’entropie.
L’univers visuel évolue au gré des environnements traversés : laboratoires immaculés, égouts corrompus, salles plongées dans une lumière rougeâtre — chaque zone possède son identité, tout en participant à une cohérence globale. Les retours dans les anciens secteurs s’effectuent sans rupture esthétique, chaque recoin conservant la trace de vos excès et de vos mutations.
Épure brutale
Carrion propose une expérience maîtrisée sur le plan technique. Sur Nintendo Switch, le jeu affiche une fluidité constante, sans ralentissements notables ni défauts d’optimisation flagrants. Les temps de chargement se révèlent discrets, et la transition entre les différentes zones ne rompt jamais le rythme organique de l’exploration. Le HUD se veut minimaliste, soulignant la tension sans surcharger l’écran.
Le jeu ne propose ni multijoueur, ni modes alternatifs : tout est conçu pour servir la vision radicale du « reverse horror ». Les options d’accessibilité demeurent limitées, en cohérence avec la simplicité de la formule. La durée de vie s’inscrit dans la concision : l’aventure s’achève en quelques heures, concentrant toute son intensité sans céder à la tentation de l’étirement artificiel. Ce choix évite la redondance, au prix d’une rejouabilité restreinte.
Aucune composante technique ne vient perturber la brutalité du propos. Carrion privilégie l’efficacité, le rythme et la cohérence d’ensemble, quitte à sacrifier la variété ou la profusion de modes secondaires. Le jeu assume son unicité et sa brièveté comme une signature.
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