Call of Juarez: Gunslinger n’avance pas masqué : il dégoupille le mythe du western, le repasse par le tamis du récit, le tord dans le feu du saloon. Techland délaisse le sérieux des débuts pour une déclaration d’amour foutraque aux légendes poussiéreuses du Far West, là où les duels réécrivent l’histoire au gré d’une mémoire cabossée.
Sorti d’abord en 2013, puis ressuscité sur Nintendo Switch en 2019, le jeu relance la poudre, le soleil et le mensonge — partout, à portée de main. Mais la légende de Silas Greaves a-t-elle encore des balles dans le barillet, ou ce retour n’est-il qu’un dernier écho de colt dans l’aube du genre ?
Ballades de poussière et de mensonges
Silas Greaves n’est pas un héros : il est le témoin déformant, le vieillard lucide qui revisite ses années sanglantes, le temps d’une soirée enfumée dans un saloon rongé par l’oubli. Call of Juarez: Gunslinger vous installe à ses côtés, et tout le Far West devient alors une histoire racontée à voix haute, sans jamais savoir où s’arrête la vérité et où commence la légende. Cette narration dynamique, jamais linéaire, façonne chaque étape de votre aventure. Le joueur avance dans le souvenir d’un homme rongé par la vengeance, la nostalgie et la fierté cabossée : à chaque instant, les faits se réinventent, glissent, s’annulent ou s’amplifient, au gré des interventions de l’auditoire. Une scène explose sous la dynamite, mais Silas se reprend, recule, et le décor change ; des ennemis surgissent parce qu’on lui rappelle leur nom, des portes s’ouvrent ou se ferment à la seule force du récit.
Ce dispositif n’est pas un simple artifice : il infuse chaque séquence de jeu d’une tension et d’une inventivité rares. Le gameplay épouse les variations du conteur, imposant au joueur de se réadapter sans cesse. Les missions, au lieu de s’enchaîner sur un rail figé, deviennent vivantes, mouvantes, imprévisibles : il faut composer avec l’incohérence assumée de la mémoire, l’exagération des exploits et les retours en arrière du narrateur. Cette liberté narrative abolit la rigidité du genre et donne au jeu un rythme syncopé, où la surprise naît autant de l’histoire que de la mise en scène.
La galerie de personnages, inspirée autant de la grande histoire de l’Ouest que des mythes revisités, vient compléter ce tableau mouvant. Billy the Kid, Jesse James, Pat Garrett et d’autres figures célèbres traversent le chemin de Silas : mais aucun n’est montré tel qu’on l’attendrait. Chaque rencontre se charge d’ironie, d’exagération ou de mélancolie, toujours revue par l’œil subjectif du narrateur. Les dialogues se teintent de bravade ou de doute, soulignant la solitude et le regret derrière la façade du chasseur de primes.
Cette structure donne au récit une profondeur inattendue. Les thèmes de la vengeance, du vieillissement, du mensonge et du poids de la mémoire s’entremêlent dans chaque épisode. L’histoire ne se contente pas d’offrir des rebondissements : elle multiplie les failles, les contradictions, les silences. Le joueur se retrouve alors à naviguer dans un Far West où chaque pas réécrit la carte, où chaque tir ajuste le souvenir. Gunslinger s’impose ainsi comme une parabole sur la mémoire : instable, trompeuse, mais toujours vibrante, sculptée par la poudre et la parole.
Ballet de poudre et de cendres
Le cœur de Call of Juarez: Gunslinger pulse au rythme d’un gameplay de tir aussi nerveux qu’addictif. Le maniement des armes cultive le plaisir brut : chaque revolver gronde, chaque fusil résonne, chaque balle décoche sa propre histoire de violence. Le jeu vous fait enchaîner les duels dans la poussière, les fusillades éclatées au cœur des villes fantômes, les embuscades entre deux rochers ou sur le toit d’un train lancé à toute allure. Chaque situation impose sa grammaire : il faut savoir dégainer, viser, s’abriter, anticiper, improviser. La diversité des décors ne se limite jamais à l’ornement : elle pousse le joueur à ajuster sans cesse sa stratégie, à changer d’arme, à exploiter le moindre relief, à défier l’ennemi dans sa propre tanière.
L’essence du jeu s’incarne dans des mécaniques qui dynamitent la routine du FPS. Le « Concentration Mode » ralentit le temps, suspend la poussière, et permet de cribler vos ennemis avec une précision chirurgicale. Chaque activation déclenche une montée d’adrénaline, transforme la mêlée en ballet de poudre et de sang. La compétence « Sense of Death » offre un sursis aux portes de la mort : lorsque la balle fatale file, Silas peut esquiver, rejouant la scène en un ralenti oppressant. Ces trouvailles mécaniques brisent la monotonie, injectant dans chaque échange une tension cinématographique, un goût de western survolté.
Les duels sont le sceau du jeu. Inspirés des classiques du cinéma, ils réclament une dextérité implacable : fixer l’adversaire, jauger la distance, garder la main au plus près du colt, et dégainer au moment exact. La tension atteint son paroxysme, chaque erreur se paie cash, chaque victoire laisse une trace dans la mémoire du joueur. Mais cette intensité se double d’une exigence parfois impitoyable : les derniers duels imposent une précision qui frôle la cruauté, forçant à recommencer, à apprendre, à ne jamais baisser la garde. La jubilation du tir se mêle alors à la frustration, offrant au western toute sa dimension tragique.
La bande-son tisse la toile sonore du jeu : riffs de guitare, percussions sèches, accents poussiéreux accompagnent la progression, renforçant l’immersion et la fièvre de l’action. Les musiques soulignent chaque fusillade, chaque duel, chaque fuite, prolongeant la sensation d’appartenir à un western hallucinatoire où chaque balle raconte une histoire.
Cicatrices de celluloïd et poussière d’ombres
Visuellement, Call of Juarez: Gunslinger revendique son identité : le cel-shading dessine un Ouest rêvé, saturé de couleurs brûlées et de contrastes vifs, où la frontière entre réalité et légende se brouille à chaque plan. Les environnements s’étirent en panoramas poussiéreux : villes fantômes, canyons criblés de lumière, saloons suintants et rails perdus dans la brume. Les textures accusent le poids des années, affichant parfois leur grain daté, leurs arêtes floues ou leur manque de détails face aux productions actuelles. Mais l’essentiel est ailleurs : l’ambiance visuelle impose sa marque, captant l’œil par son parti-pris graphique, entre bande dessinée et film d’époque.
Les cinématiques jouent la carte du minimalisme : images fixes, transitions stylisées, effets de vignette qui évoquent autant les vieux comics que les souvenirs estompés d’un narrateur fatigué. Ce choix sert le propos : l’histoire se déploie comme une fresque orale, chaque plan devenant fragment de mémoire, chaque pause marquant le doute ou la fierté de Silas.
Techniquement, le portage Switch ne trahit pas l’expérience d’origine. Le jeu tourne avec une fluidité constante, sans ralentissements majeurs, que ce soit en mode portable ou docké. La réactivité reste au rendez-vous, condition indispensable pour un FPS où la moindre hésitation se solde par la mort. Les fonctionnalités propres à la Switch — HD Rumble, contrôle gyroscopique — se font discrètes : elles ajoutent une pointe d’immersion, sans jamais bouleverser la prise en main, qui conserve toute sa nervosité.
Le mode Arcade s’ajoute à la campagne : il pousse à la performance pure, enchaînant les vagues d’ennemis dans une quête de score où chaque élimination compte, chaque seconde grignotée. L’absence de classement en ligne limite l’enjeu, mais le mode reste un exutoire plaisant pour les tireurs perfectionnistes. Le mode Duel, enfin, distille la quintessence du face-à-face, prolongeant le plaisir (ou la frustration) de l’affrontement dans une suite de challenges taillés pour l’endurance.
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