Caligo est un jeu qui marche. Littéralement. Vous avancez, vous écoutez, vous regardez. Parfois, on vous parle. Parfois, on vous enferme. Mais vous n’intervenez jamais. Vous suivez. Sorti d’abord sur PC en 2017, porté sur Xbox Series en avril 2025, ce simulateur de marche propose un parcours balisé, sans danger ni interaction réelle. Un jeu sans mécanique, sans système, sans friction.
Tout repose sur l’enrobage. Une direction artistique efficace, un doublage théâtral, des décors à l’élégance froide. Le jeu semble vouloir dire quelque chose. Il multiplie les métaphores, les monologues, les images fortes. Mais derrière les discours sur la vie, la mort, l’âme et la lumière, il ne reste rien. Pas de tension, pas de structure, pas d’enjeu. Seulement une marche lente, maquillée en quête existentielle.
Caligo est une illusion de profondeur, une vitrine qui s’effondre dès qu’on tente d’en ouvrir la porte.
Une marche où l’on n’incarne jamais vraiment
Caligo avance sans jamais s’incarner. Vous ne devenez jamais ce pèlerin perdu ; vous traversez des panoramas sans que votre présence ne pèse. La narration est un monologue qui se proclame profonde, mais se contente de glisser des mots existentiels sur des images, sans jamais tisser de lien entre le dehors et l’intérieur. Vous redécouvrez la vie du protagoniste à mesure que vous ramassez des esquisses, mais ces fragments restent froids, absents de chair ou de gravité propre. Il y a ce « Créateur » qui parle par-dessus la marche, mais sa voix est un gant sonore propre à recouvrir le vide, non une invitation à penser ou ressentir.
La temporalité se déploie sans tension : chaque chapitre est un passage, jamais un voyage. Vous ne vivez pas la mort ; vous la traversez, sans la sentir. Vous ne revivez pas les regrets ; vous les ramassez comme de vagues souvenirs. Même la question finale – revivre ou ne plus jamais – sonne plus décorative que décisive. Le jeu offre deux fins, mais aucune n’ouvre un espace de vérité : c’est un atterrissage sans chute.
Les figures secondaires existent, mais ne marquent jamais. Le Créateur est autant narrateur que guide, mais sans conviction. Il impose son regard sans qu’on puisse le ressentir. Pas d’ombre, pas de contraste, pas de conflit interne. Rien ne vous traverse. Aucune présence ne vous accompagne ni ne se retourne vers vous. Ce ne sont pas des personnages : ce sont des voix neutres dans un corridor.
Caligo se proclame cheminement intérieur, mais n’offre que la rigidité d’un sentier balisé. Chaque parole sonne creuse, chaque apparition est un écran posé sur le rythme. Vous ne croyez pas à la marche. Vous en subissez la longueur.
Une structure immobile qui refuse toute friction
Caligo n’a pas de gameplay. Il en simule les contours. Vous marchez, lentement, dans des couloirs visuellement spectaculaires. Vous écoutez une voix vous parler de l’âme, du pardon, de la vie. Vous déclenchez quelques mécanismes, ouvrez quelques portes, mais jamais vous ne jouez. Il n’y a pas de système à comprendre, pas de faille à exploiter, pas d’obstacle à dépasser. Tout est linéaire. Tout est décidé à votre place.
La lenteur n’est pas un outil de tension. C’est une contrainte imposée. Aucune variation de rythme, aucun choix à faire, aucun détour à explorer. Vous avancez, non pour découvrir, mais pour consommer une suite de tableaux interactifs. Même l’interaction est réduite à sa plus stricte expression : marcher, activer une lumière, écouter. Rien ne vous oppose, rien ne vous retient. Il n’y a ni échec, ni réussite. Seulement une lente translation vers une fin que vous ne pouvez ni deviner ni infléchir.
Le level design n’existe que pour cadrer le regard. Les zones sont larges, parfois vertigineuses, mais toujours closes. Vous suivez un rail invisible à travers des décors figés. Il n’y a pas d’espace pour dévier, pas d’incitation à observer autrement. Le décor devient vitrine. Vous n’explorez pas : vous traversez une galerie. Même les effets spectaculaires — statues de lumière, cavernes ouvertes, plaines balayées par le vent — n’existent que pour être regardés. Jamais pour être habités.
Le jeu ne tente jamais d’installer une logique de progression. Il n’y a pas d’apprentissage, pas de transformation mécanique. Chaque séquence est une répétition de la précédente, habillée d’un filtre différent. La beauté visuelle ne masque pas l’absence de système. Ce n’est pas un jeu contemplatif. C’est une contemplation sans jeu.
Caligo aurait pu faire de la passivité un dispositif. Il s’en contente comme d’une évidence. Il ne propose pas un gameplay minimaliste : il refuse toute forme de mécanique. Il ne vous donne rien à maîtriser, rien à comprendre, rien à désirer. Il vous laisse avancer, lentement, dans un espace qui ne vous attend pas.
Une lumière maîtrisée qui n’éclaire rien
Visuellement, Caligo impressionne dès les premières minutes. Les décors sont vastes, parfois écrasants, toujours soigneusement éclairés. Le jeu travaille ses contrastes avec rigueur : clair-obscur dans les couloirs de pierre, halos de lumière dans les clairières, explosions colorées dans les séquences plus oniriques. Chaque scène est construite comme une image fixe, un tableau figé à contempler. Mais cette beauté formelle se retourne vite contre elle-même. Rien ne vibre. Rien ne respire.
Le monde est conçu pour être regardé, pas pour être vécu. Il ne réagit à rien. Il ne vous engloutit jamais. Il reste à distance, comme une projection sans matière. Les ambiances varient, mais ne se répondent pas. Le désert succède à la neige, la forêt à la prison, sans logique, sans tension, sans transition organique. Chaque décor est une carte postale, pas un lieu. Une succession de scènes qui n’ont d’autre fonction que d’impressionner l’œil. Et une fois l’effet passé, il ne reste rien.
Les effets de lumière, en particulier, sont omniprésents. Fumées bleutées, brumes légères, éclats aveuglants : Caligo multiplie les artifices, comme pour masquer l’absence d’interaction. Mais plus l’habillage est soigné, plus le vide qu’il recouvre devient visible. On ne découvre rien. On regarde ce qu’on nous montre, à l’endroit prévu, au moment prévu.
La bande-son suit la même logique. Elle remplit l’espace, sans jamais l’habiter. Les nappes musicales sont lentes, mélancoliques, parfois solennelles, mais elles ne construisent pas de climat. Elles accompagnent la marche, mais ne la transforment jamais. La musique ne prend aucun risque. Elle caresse, elle enrobe, elle neutralise. C’est une présence sans caractère, sans tranchant.
Les voix, très présentes, incarnent à elles seules le dispositif narratif. Mais leur théâtralité devient vite envahissante. Le jeu confond intensité et emphase. Tout est dit avec gravité, même quand rien ne se joue. La voix du Créateur en particulier, omniprésente, finit par étouffer tout ce qu’elle tente de révéler. Elle parle, elle explique, elle commente — mais elle ne fait jamais sentir. Ce n’est pas une voix intérieure. C’est une voix de commande.
Caligo est une œuvre de surface. Chaque élément esthétique est maîtrisé. Mais cette maîtrise tourne en rond. Elle encadre. Elle enferme. Elle produit une perfection morte, incapable d’accueillir le trouble ou le vertige. Tout est lisse. Rien ne déborde.
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