Le chaos n’a jamais vraiment disparu. Il attendait, tapis dans un coin de Pandore, que l’occasion se présente pour resurgir. Avec Borderlands: The Handsome Collection, Gearbox Software exhume deux de ses volets les plus cultes — Borderlands 2 et The Pre-Sequel — et les entasse dans une cartouche unique pour la Nintendo Switch, embarquant dans la foulée tous les contenus additionnels parus à ce jour. Un pari risqué : transposer l’absurde, la surcharge, et la folie mécanique d’une saga pensée pour les machines de salon, dans un format hybride et nomade.
Il ne s’agit pas d’un remaster opportuniste ni d’une version tronquée. Cette compilation ambitionne de reproduire l’expérience complète, avec ses punchlines saturées, ses flingues dégénérés, ses boss grotesques et ses planètes en ruine. L’objectif est simple : glisser tout Borderlands dans la poche, sans trop de fuites ni de concessions rédhibitoires.
Mais dans cette opération de compression délirante, la série conserve-t-elle son éclat, son mordant, sa mécanique infernale ? Ou assiste-t-on à la version émaciée d’un mythe devenu trop large pour son nouvel écrin ?
Le Beau Jack, la lune, la folie et vous
Dans Borderlands: The Handsome Collection, l’histoire se dédouble. D’un côté, Borderlands 2 : satire apocalyptique enrobée de dynamite, où l’on traque le mégalomane flamboyant qu’est Le Beau Jack, tyran magnifique, entrepreneur médiatique, sociopathe de génie. De l’autre, The Pre-Sequel, prologue déglingué qui éclaire l’ascension du même Jack, encore jeune et affamé de pouvoir, à travers un théâtre lunaire où la gravité comme la morale sont suspendues.
Les deux récits forment un diptyque schizophrène, un miroir brisé où le grotesque le dispute au tragique, l’excès à l’ironie, la démence à une étrange lucidité sur la logique des empires. Ici, les dialogues claquent, les quêtes secondaires détournent les codes du RPG, et les personnages secondaires – de Tiny Tina à Torgue, de Moxxi à Claptrap – gravitent dans un univers où même les pires horreurs sont racontées avec une gouaille ravageuse.
Mais si l’écriture amuse, elle ne se contente jamais de faire du bruit. Elle tisse peu à peu un vrai regard sur le pouvoir, sur les figures d’autorité, sur la violence maquillée en spectacle. Le Beau Jack n’est pas qu’un boss final. Il est une idée, un archétype moderne, le reflet cynique d’une société qui applaudit ses bourreaux tant qu’ils sont bien coiffés.
Les personnages jouables, quant à eux, ne sont pas des silhouettes interchangeables. Chaque héros dispose de compétences uniques, d’arbres de talents distincts, et d’une personnalité qui imprègne la progression. Jouer Maya, c’est maîtriser le terrain avec précision ; choisir Zer0, c’est danser avec les dégâts critiques ; incarner Wilhelm, Athena ou Nisha, c’est s’offrir un gameplay profondément transformé par leur passif, leur background, leur posture.
Même dans The Pre-Sequel, souvent considéré comme le chapitre mineur de la trilogie, l’identité des personnages marque la progression. Les dialogues changent selon votre avatar, les réactions du monde s’ajustent subtilement, et certaines quêtes prennent un goût différent selon vos décisions. Cette finesse d’écriture, nichée dans l’excès permanent, donne à l’univers Borderlands une densité insoupçonnée.
Au-delà du loot, au-delà des flingues et des explosions, cette collection raconte une fresque dégénérée sur ce que signifie devenir un héros dans un monde où le mot lui-même a perdu toute valeur.
Un loot d’enfer dans un monde en ruine
Le système de jeu de Borderlands 2 et The Pre-Sequel repose sur un principe clair : tout s’obtient à la force du canon. Chaque affrontement devient une chorégraphie d’impacts et de loot, où la survie dépend autant de votre précision que de votre aptitude à collecter, comparer, améliorer. Des dizaines de types d’armes, des centaines de variantes, et des millions de combinaisons générées aléatoirement : Borderlands ne vous laisse jamais sans jouet, mais ne vous laisse pas le temps de vous attacher à l’un d’eux non plus.
À chaque instant, il y a mieux, plus violent, plus rapide, plus absurde. Un pistolet qui explose quand on le jette. Une mitrailleuse qui lance des munitions corrosives tout en diffusant de la musique techno. Un lance-roquettes déguisé en grille-pain. Rien ne freine la créativité mécanique de la série. Et sous cette pluie d’objets, le joueur construit son style, affine ses préférences, compose avec ses capacités.
Chaque personnage propose trois arbres de compétences distincts, modulables à volonté, permettant de transformer totalement votre approche. Moins d’armure, plus de vitesse. Moins de précision, plus d’area damage. Plus de soutien, plus d’agressivité. Chaque point attribué dessine une version différente de votre avatar, jusqu’à créer des rôles presque tactiques au sein d’un groupe.
The Pre-Sequel, en complément, introduit une dimension de gameplay verticale avec la gravité réduite des environnements lunaires. On saute plus haut, on retombe plus fort, on joue avec les trajectoires comme avec les ennemis. L’ajout des packs d’oxygène, bien que secondaire, enrichit la mobilité et complexifie légèrement les affrontements. Sans changer radicalement la formule, ces ajustements suffisent à introduire des rythmes différents, une manière plus aérienne, plus flottante, de concevoir l’action.
Les zones explorées restent semi-ouvertes, construites autour d’objectifs principaux mais parsemées de détours, d’équipements cachés, de boss optionnels et d’événements impromptus. Rien n’est linéaire. Tout est conçu pour encourager le vagabondage armé, la fouille systématique, le plaisir de se perdre pour mieux tout raser.
Sur Nintendo Switch, la mécanique centrale ne faiblit pas. Le plaisir de tirer, de changer d’arme toutes les deux minutes, de progresser dans l’arbre de talents, reste intact. Même si les combats les plus denses voient parfois le framerate vaciller, l’expérience ne s’effondre jamais. Elle ralentit brièvement, puis repart — comme une arme un peu cabossée mais encore chargée.
Borderlands: The Handsome Collection reste une machine à loot bouillonnante, une arène absurde qui récompense la curiosité autant que l’acharnement. Et même compressée dans une console hybride, cette mécanique d’excès conserve tout son mordant.
Le trait grince, le monde explose, la folie résonne
L’identité visuelle de Borderlands ne doit rien au hasard. Le cell-shading épais, les lignes noires qui saturent l’écran, les couleurs vives jusqu’à l’excès : tout participe à cette esthétique de comic-book abrasif, où le grotesque devient norme et le détail criard une méthode narrative. Sur Nintendo Switch, cette patte graphique n’a pas disparu. Elle a été resserrée, filtrée, légèrement émoussée — mais elle persiste.
Borderlands 2 comme The Pre-Sequel conservent leurs environnements singuliers, qu’il s’agisse des bidonvilles de Pandore, des bases industrielles lunaires ou des installations militaires grotesques. Chaque zone est un décor saturé de signes, de bruit visuel, de bâtiments en ruine, de machines griffonnées à la hâte. Le monde ne cherche pas la beauté. Il cherche l’impact, l’ironie, la distorsion.
En mode docké, l’image tient la route. La résolution atteint les 1080p, les textures sont nettes à distance raisonnable, les effets lumineux se déclenchent sans heurts. En portable, la définition descend, mais le style survit. Les visages sont plus flous, les éléments de décor parfois moins lisibles, mais l’ambiance reste cohérente, reconnaissable entre mille. Le pop-in des textures est là, surtout lors des déplacements rapides, mais jamais au point de nuire durablement à l’immersion.
C’est sur le plan de la fluidité que l’expérience montre ses limites. L’objectif de 30 FPS n’est pas toujours maintenu, notamment dans les arènes bondées ou les zones riches en effets. Ces chutes de cadence restent brèves mais perceptibles. Elles ne rendent pas le jeu injouable, mais elles cassent parfois le rythme de la fusillade, comme si la console elle-même peinait à suivre la démence ambiante.
La bande-son, elle, ne cède rien. Toujours aussi musclée, saturée de guitares grinçantes, de synthés lo-fi, de thèmes électro-tribaux. Chaque combat est soutenu par une pulsation musicale frénétique, chaque boss bénéficie d’un thème sur-mesure, chaque lieu d’une ambiance sonore qui ancre l’espace. C’est un travail de texture plus que de mélodie. La musique vous accompagne sans vous flatter, comme un moteur qui ne coupe jamais.
Les doublages, conservés dans leur intégralité, donnent vie aux personnages avec un ton, une justesse et une folie qui font partie intégrante de l’expérience. Le Beau Jack éructe, Maya tranche, Torgue hurle à pleins poumons, et même les ennemis lambdas se fendent de lignes absurdes entre deux coups de fusil. La mise en voix n’est pas un simple accompagnement. C’est une signature.
Sur Switch, l’ensemble sonore reste fidèle, même si les haut-parleurs portables exigent souvent le port d’un casque pour en savourer la pleine densité. Aucun élément n’a été coupé, édulcoré ou refondu. The Handsome Collection conserve son oreille intacte, même si son œil cligne parfois un peu trop.
Deux écrans, quatre flingues, une coop en tension
Au-delà de son contenu narratif et de sa mécanique de loot obsessionnelle, The Handsome Collection sur Nintendo Switch repose aussi sur l’expérience coopérative, matrice centrale de la saga Borderlands. Et sur ce point, la conversion hybride conserve l’essentiel, tout en ajustant le cadre à la taille de la machine.
Le mode multijoueur reste disponible, aussi bien en local qu’en ligne. En ligne, jusqu’à quatre joueurs peuvent chasser l’Arche ensemble, avec un niveau de stabilité globalement satisfaisant. Les missions s’enchaînent sans rupture majeure, les compétences se complètent, les builds se croisent, et l’ensemble prend des allures de bac à sable tactique dopé aux fusées de détresse. L’alchimie coopérative fonctionne. On se répartit les rôles, on couvre ses alliés, on partage — ou non — le loot. Le chaos devient plus dense, plus efficace, plus savoureux.
En local, l’écran partagé est limité à deux joueurs, mais reste jouable, fluide et fonctionnel, que ce soit en mode docké ou via deux consoles reliées en sans-fil. L’affichage se compresse, les informations s’entassent, mais la lisibilité demeure, tant que les combats ne virent pas à la saturation. Ce n’est pas la version idéale, mais c’est une option solide, qui respecte l’esprit de salon que la série a toujours défendu.
L’interface, retravaillée pour la Switch, garde toute sa densité. Les menus regorgent d’options, de talents à débloquer, de cartes à explorer, d’inventaires à trier. En mode portable, le confort visuel souffre légèrement de cette richesse : les textes sont petits, les icônes parfois trop nombreux. Rien d’injouable, mais une fatigue visuelle latente qui accompagne les longues sessions de loot intensif.
D’un point de vue technique, The Handsome Collection affiche une stabilité appréciable, malgré quelques concessions évidentes. Les temps de chargement sont raisonnables, les transitions entre zones fluides, et les bugs graves absents. Le pop-in de textures existe, mais ne gêne pas l’action. Les ralentissements, rares, se manifestent surtout lors des séquences en coop avec effets multiples. Là encore, rien de rédhibitoire, juste un rappel discret des limites de la plateforme.
Enfin, l’ensemble du contenu est bien là : Borderlands 2, The Pre-Sequel, tous les DLC, les extensions narratives, les défis, les cosmétiques. Pas d’omission, pas de version tronquée. Il s’agit d’une édition intégrale, qui respecte la démesure de la licence tout en la rendant nomade, partagée, et suffisamment stable pour durer.
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