Après deux plongées dans les abysses de Rapture, BioShock Infinite renverse les codes et vous élève bien au-delà des nuages. Exit les couloirs claustrophobiques et les ruines noyées d’une utopie en décomposition, cette fois, vous explorez Columbia, une ville flottante baignée de lumière et de faste, une cité où la grandeur apparente masque une vérité bien plus sombre.
Sorti le 25 Mars 2013, BioShock Infinite marque un tournant audacieux dans la franchise d’Irrational Games. Nouveau décor, nouveaux personnages, nouvelle époque, et pourtant, les obsessions restent les mêmes : idéologies extrêmes, contrôle des masses, manipulation et faux espoirs d’un monde parfait. Mais ce changement d’ambiance, ce nouveau voyage entre les nuages, parvient-il à renouveler la magie BioShock ? Columbia peut-elle rivaliser avec Rapture ?
Une ville dans les nuages, un rêve qui vire au cauchemar
Columbia n’est pas seulement une cité suspendue au-dessus des nuages, c’est une illusion, un mirage baigné de lumière qui cache des ombres plus profondes encore que les abysses de Rapture. Là où la ville sous-marine était un cadavre rongé par son propre poison, Columbia est encore debout, respirant, vibrante de ferveur et de dévotion, mais gangrenée de l’intérieur. Elle n’est pas en ruine, elle est en train de se consumer sous son propre dogme, et vous êtes l’étincelle qui pourrait tout faire exploser.
Vous êtes Booker DeWitt, un détective privé, brisé, endetté, hanté par des souvenirs qui ne cessent de le poursuivre. “Apportez-nous la fille et nous effacerons votre dette.” Une phrase simple, une mission limpide en apparence : retrouver une jeune femme nommée Elizabeth et la ramener avec vous. Mais comme toujours dans BioShock, rien n’est aussi simple que cela.
Elizabeth n’est pas une femme ordinaire, elle est une anomalie, une force vivante, une clé ouvrant des portes que vous ne pouvez même pas imaginer. Cachée dans une tour gigantesque, prisonnière d’un oiseau mécanique aussi terrifiant que protecteur, elle a grandi seule, éduquée comme une relique sacrée, mais ignorante du monde extérieur. Elle lit, elle rêve, elle observe la ville depuis sa cage dorée, mais elle n’a jamais connu autre chose que l’emprisonnement.
Mais le monde extérieur n’est pas ce qu’elle imaginait. Elizabeth n’est pas accueillie en héroïne, elle est une cible, un symbole qu’il faut contrôler, un enjeu dont tout le monde veut s’emparer. Car si Andrew Ryan voulait modeler l’homme parfait à Rapture, Zachary Hale Comstock, lui, veut façonner une héritière, un messie destiné à purifier le monde par le feu et le sang.
Comstock n’est pas seulement un tyran, c’est un prophète, un homme qui a convaincu Columbia qu’elle est une nouvelle Jérusalem, un havre divin où seuls les élus méritent d’exister. Il a transformé la ville en une entité vivante, une religion à part entière, où chaque citoyen est un fidèle et chaque opposant un hérétique à éradiquer. Là où Rapture laissait ses habitants sombrer dans leur propre folie, Columbia surveille, punit, purifie. Et sous les sourires, sous les parades colorées et les hymnes patriotiques, la ville saigne.
Car Columbia n’a pas besoin de masques à gaz ou de combinaisons de plongée pour être un enfer, elle est un enfer à ciel ouvert, un endroit où les idéaux sont poussés à l’extrême, où l’Amérique rêvée devient un cauchemar éveillé. Les minorités sont réduites en esclavage, la dissidence est écrasée sous la botte de la Vox Populi, un groupe révolutionnaire qui lutte contre Comstock, mais dont les idéaux, en quête de justice, se transforment lentement en une soif de vengeance aveugle.
Et vous êtes pris au milieu de cette tempête, traqué par les fidèles de Comstock, poursuivi par les insurgés de Daisy Fitzroy, et, dans l’ombre, surveillé par des forces que vous ne comprenez pas encore.
Mais la plus grande menace ne vient pas de la ville. Elle vient du temps.
Elizabeth n’est pas une simple captive, elle est un paradoxe, une anomalie qui ne devrait pas exister dans cette réalité. Ses dons lui permettent d’ouvrir des brèches, des failles à travers lesquelles d’autres mondes s’infiltrent dans Columbia, d’autres versions de la ville, d’autres époques, d’autres vies. Et c’est là que la vérité commence à s’effondrer.
Vous n’êtes pas seulement un homme en quête de rédemption, vous êtes un homme pris au piège d’un destin qui vous échappe. Elizabeth n’est pas juste une femme que vous devez sauver, elle est une clé qui révèle un passé que vous auriez préféré oublier.
Et lorsque les morceaux du puzzle commencent à s’assembler, quand vous traversez une réalité où vous êtes un martyr pour la révolution, une autre où Elizabeth est déjà perdue, une autre où Columbia n’existe peut-être même pas, vous comprenez que votre mission consiste uniquement à la sauver elle…y compris de vous-même.
Et lorsque le dernier voile tombe, quand vous réalisez ce que Columbia signifie vraiment, ce que Comstock a bâti, ce que vous avez fait, ce que vous avez toujours été, vous comprenez que la seule issue possible n’est pas forcément celle que vous espériez. Paris n’est qu’un doux mirage.
Un combat dans les cieux
Si BioShock Infinite change radicalement d’univers, son gameplay suit la même évolution. Oubliez la claustrophobie des couloirs de Rapture, ici, les combats sont aériens, nerveux, rapides, et chaque affrontement se transforme en un ballet de mort au-dessus des nuages.
Columbia n’est pas une ville figée, c’est un champ de bataille en perpétuel mouvement, et votre principal atout pour survivre se trouve dans les cieux eux-mêmes : les Sky-Lines. Ces rails suspendus qui serpentent à travers la cité ne servent pas uniquement à transporter les marchandises, ils deviennent votre terrain de jeu, un moyen d’échapper aux tirs ennemis, de contourner les menaces, d’attaquer par surprise et de redessiner le champ de bataille en temps réel.
Lorsque vous sautez sur une Sky-Line et que vous sentez le vent siffler à vos oreilles, que vous prenez de la vitesse avant de fondre sur un adversaire dans une explosion de métal et de sang, vous comprenez que le combat dans BioShock Infinite est une danse, une maîtrise du rythme et de l’espace, une confrontation où la verticalité est votre meilleure alliée.
L’arsenal de BioShock Infinite est plus varié que jamais, mais aussi plus limité dans son utilisation. Contrairement aux opus précédents, où vous pouviez transporter un arsenal complet, ici vous êtes limité à deux armes à la fois, un choix qui oblige à adapter constamment votre équipement en fonction de la situation et, surtout, des munitions. Fusil de sniper pour les combats à distance, fusil à pompe pour les affrontements rapprochés, lance-roquettes pour les unités blindées, chaque arme a ses forces et ses faiblesses, et il faut apprendre à jongler avec les munitions et les opportunités.
Mais l’arme la plus puissante de votre arsenal reste les Toniques, les héritiers spirituels des Plasmides. Ces pouvoirs surnaturels, puisant leur énergie dans les “cristaux” disséminés à travers Columbia, offrent une diversité d’approches qui transforme chaque combat en une expérience unique.
Avec le Tonique “Possession”, vous pouvez retourner les ennemis contre leurs alliés, forçant un soldat à vider son chargeur sur son propre camp avant de se suicider une fois son rôle accompli. Avec “Bucking Bronco”, vous envoyez vos adversaires voler dans les airs, les laissant suspendus comme des pantins désarticulés, vulnérables à votre assaut. “Murder of Crows” libère une nuée de corbeaux affamés qui déchiquètent la chair de vos ennemis dans un concert de cris et de plumes ensanglantées.
Mais BioShock Infinite ne vous offre pas ces pouvoirs sans réfléchir. Chaque Tonique peut être combiné avec l’environnement, chaque pouvoir peut être amplifié avec des améliorations, et l’efficacité d’un pouvoir dépend souvent du contexte dans lequel vous l’utilisez.
Et vous n’êtes pas seul dans ces combats.
Elizabeth vous suit de bout en bout. Elle n’est pas une demoiselle en détresse qui reste en retrait pendant que vous faites tout le travail. Elle est votre alliée, votre partenaire, votre meilleure chance de survie.
Elle ne combat pas, mais elle vous soutient activement. Elle ouvre des failles dans la réalité pour faire apparaître des couvertures, des armes, des soins ou des tourelles automatiques. Elle vous lance des munitions au bon moment, vous fournit des cristaux lorsque votre réserve est vide, vous rattrape de justesse lorsqu’un combat tourne mal.
Elizabeth fait partie intégrante du gameplay, sa présence change votre manière d’aborder les affrontements, et cette symbiose entre votre style de jeu et son aide rend chaque combat plus fluide, plus organique, plus cinématographique; tout en démultipliant l’attachement que vous ressentez pour elle. Plus qu’une simple mécanique de gameplay, cette dualité entre les deux héros sert le réçit, la narration et renforce les enjeux dramatiques qui se distillent petit à petit à mesure que le scénario se développe.
Là où BioShock et BioShock 2 vous forçaient à explorer, à fouiller chaque recoin pour maximiser vos chances de survie, BioShock Infinite adopte un rythme plus rapide, plus direct, et vous offre plus la possibilité d’explorer pour développer votre connaissance du lore, au lieu de simplement vous guider vers des caches de munitions.
BioShock Infinite réussit à transformer chaque affrontement en un spectacle grandiose, une chorégraphie aérienne où vitesse, puissance et stratégie se mélangent dans une explosion de lumière et de sang.
Un monde ouvert au vent, mais fermé dans ses choix
Là où Rapture était une prison, un tombeau englouti et labyrinthique, Columbia se veut l’exact opposé. Elle est ouverte, elle respire, elle flotte au gré des vents, mais ce n’est qu’un mirage, une illusion de liberté dissimulant une structure rigide.
Columbia vous éblouit par sa grandeur. Les rues pavées baignées de soleil, les places animées par des foires et des spectacles de rue, les jardins entretenus avec une perfection presque irréelle… tout semble vivant, tout semble trop parfait. Et c’est là toute la force de la mise en scène de BioShock Infinite : vous vous promenez dans un paradis artificiel, mais vous sentez, dès les premières minutes, que quelque chose cloche.
Les sourires sont figés, les visages trop impeccables, et les regards se détournent dès qu’un élément ne cadre plus avec l’image idéalisée de Columbia. Et lorsque vous êtes démasqué, lorsque la foule éclate en une furie aveugle, lorsque la musique joyeuse se transforme en cris de haine, vous réalisez que cette ville n’est qu’une cage dorée, un monument d’intolérance et de contrôle, prêt à vous écraser dès que vous déviez du chemin tracé pour vous. Mais malgré la verticalité et la grandeur de Columbia, BioShock Infinite reste une expérience linéaire.
Vous traversez la ville comme on suit un chemin prédestiné, sans pouvoir réellement vous attarder, sans jamais avoir l’impression d’influer sur le monde qui vous entoure. Là où les deux premiers BioShock encourageaient l’exploration et la découverte, Infinite vous entraîne inexorablement vers l’avant, sans vous laisser réellement interagir avec Columbia autrement qu’en la traversant et en abattant ceux qui se dressent sur votre chemin. Et si, durant l’ensemble de l’aventure, cette acception semble être un défaut; ce n’est qu’au prisme d’une conclusion sublime que la réalité s’impose à vous. Cette illusion de choix, cette vision guidée et linéaire de votre expérience, n’est qu’un écho du message profond que transmet l’intrigue; comme si la narration et le gameplay ne faisait qu’un, dans un grand tout transcendant le médium.
Bien sûr, l’exploration existe toujours. Vous pouvez fouiller les ruelles, écouter les Voxophones qui racontent les histoires des citoyens , découvrir des petites scènes cachées qui enrichissent le lore. Ces moments sont rares mais jamais secondaires. Columbia ne vous appartient jamais vraiment. Vous ne la découvrez pas comme un explorateur, vous la traversez comme un intrus, un étranger qui n’a jamais eu sa place ici… mais qui paradoxalement la domine et la dirige inexorablement vers sa chute.
il y a une exception cependant : le Hall des Héros. Ce lieu, conçu comme un musée glorifiant les “exploits” de Columbia et de Comstock, est l’un des rares endroits où le jeu brise son rythme effréné pour vous plonger dans un pur moment de malaise. Les statues, les enregistrements, les mises en scène historiques altérées ne sont pas seulement une exagération de la propagande, elles sont une distorsion totale de la vérité, une réécriture orchestrée pour glorifier une nation bâtie sur le mensonge et la violence. Vous n’êtes pas seulement un intrus ici, vous êtes une preuve vivante que tout cela n’est qu’un mythe construit sur des ossements oubliés. Mais là encore, ce n’est qu’une fois l’aventure terminé que le ralentissement volontaire de l’action dans cet endroit fait sens, comme pour magnifier un peu plus la subtilité quasi parfaite d’une écriture sans la moindre faille.
Columbia est un chef-d’œuvre visuel et narratif, une cité qui s’effondre sous vos yeux, qui vous regarde avancer en tremblant, qui vous force à en être témoin même lorsque vous ne pouvez rien y changer.
Vous ne pourrez jamais vous y sentir chez vous. Et c’est exactement ce que le jeu veut vous faire ressentir.
Un rêve en technicolor
Si Columbia est une illusion, BioShock Infinite la sublime en un spectacle visuel et sonore à couper le souffle. Là où les teintes froides et métalliques de Rapture évoquaient un monde englouti dans l’oubli et la dégénérescence, Columbia s’exhibe dans un éclat triomphal de couleurs vives, de cieux infinis et d’architectures majestueuses.
Mais cette splendeur n’est qu’une façade, un vernis trop brillant pour être sincère. Les drapeaux claquent au vent, les statues imposantes veillent sur des places animées, les vitraux colorés projettent leur lumière divine à travers les églises, mais à chaque coin de rue, un regard dur, un silence gêné, une affiche aux slogans trop autoritaires viennent briser l’illusion. Columbia est une ville en perpétuel conflit avec elle-même, un rêve qui s’accroche désespérément à son propre mythe alors qu’il se fissure de l’intérieur.
Et c’est là que la direction artistique de BioShock Infinite atteint son apogée. Tout, du plus petit détail aux immenses fresques murales, raconte une histoire. Les quartiers bourgeois sont baignés de lumière dorée et de musique d’époque, tandis que les bas-fonds de la ville, où s’entassent les opprimés et les dissidents, sont noyés sous la suie et l’obscurité. Chaque zone respire son propre caractère, chaque environnement est un chapitre de l’histoire de Columbia. Et si l’esthétique du jeu impressionne, elle est sublimée par un sound design qui ne laisse jamais le joueur en paix.
Les musiques de Columbia sont omniprésentes, parfois rassurantes, parfois terrifiantes dans leur ironie. Les orchestres de rue jouent des airs entraînants, les gramophones crachotent des chansons d’une autre époque, mais parfois, ces mélodies s’étirent, ralentissent, deviennent angoissantes, comme si elles perdaient leur cohérence avec la réalité. Columbia est un monde qui lutte pour garder son illusion intacte, et cela s’entend autant que cela se voit.
Puis il y a les anachronismes, ces chansons modernes réinterprétées dans le style des années 1910. “Girls Just Wanna Have Fun” en version barbershop, “Tainted Love” chanté comme un air d’époque, et d’autres morceaux transformés pour correspondre à ce monde qui ne devrait pas exister. Ces morceaux ne sont pas là pour faire sourire, ils sont des indices, des échos d’un passé qui n’a pas encore eu lieu, des morceaux d’autres réalités qui s’infiltrent dans Columbia, révélant que cette ville est bien plus qu’une utopie rongée par le fanatisme.
Les discours de Comstock résonnent à travers les haut-parleurs, toujours prêchés sur un ton calme, paternaliste, rassurant, comme si chaque mot était un poison administré lentement, une vérité déformée servie avec un sourire. Daisy Fitzroy, à l’inverse, hurle sa rage, son besoin de révolution, mais sa voix trahit parfois quelque chose de plus inquiétant encore : l’écho de ceux qui ont vu trop d’injustices et qui ne cherchent plus la justice, mais la vengeance.
Et au centre de tout cela, Elizabeth.
Sa voix ne porte pas le poids d’un dogme ou d’une idéologie, elle est la seule voix sincère dans ce monde de mensonges, et c’est pourquoi elle frappe si fort. Dans un monde où tout semble figé, programmé, joué à l’avance, elle seule évolue, elle seule change, elle seule doute, apprend et comprend.
Et lorsque son souffle se brise, lorsque la vérité lui arrache sa dernière illusion, son cri résonne plus fort que toutes les bombes lâchées sur Columbia.
BioShock Infinite est un jeu qui fait entendre la chute d’une ville, la fin d’un rêve, la collision de plusieurs réalités dans une symphonie chaotique de vérités impossibles.
Et quand le silence revient, il ne reste plus qu’une question : quelle réalité choisirez-vous d’accepter ?
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