Le sommeil est un sanctuaire sacré, un royaume parallèle où les lois du monde éveillé s’effacent, avalées par la logique des songes. Mais pour un homme sans nom, corpulent et assoiffé de soda, c’est un champ de bataille quotidien, un théâtre de l’absurde où la moindre pensée devient une énigme mortelle. Suicide Guy: The Lost Dreams, développé par Chubby Pixel, sorti sur PC le 14 septembre 2023, prolonge le délire onirique amorcé par ses prédécesseurs, avec cette même signature : celle d’un humour potache masquant un jeu plus retors qu’il n’en a l’air.
Vous incarnez un colosse bedonnant qui, entre deux ronflements, chute dans une spirale de cauchemars interactifs. Le but ? Se réveiller. Et pour ce faire, il faudra mourir. Encore. Et encore. Et encore. Chaque rêve est une énigme, chaque niveau un terrain d’expérimentation sadique, où le grotesque frôle parfois la poésie, et où la physique s’amuse de vous comme un enfant avec ses jouets.
Mais dans ce quatrième chapitre déguisé en standalone, The Lost Dreams a-t-il encore des choses à raconter ? Ou n’est-ce là qu’un recyclage astucieux d’un concept déjà étiré jusqu’au vertige ? Ce jeu, aussi burlesque soit-il, mérite-t-il sa place dans les limbes vidéoludiques ou doit-il sombrer dans l’oubli des rêves trop souvent répétés ?
Le sommeil des colosses et l’oubli du sens
Dans Suicide Guy: The Lost Dreams, l’histoire tient en une phrase : vous dormez, vous rêvez, vous devez vous réveiller. Mais sous cette apparente vacuité narrative se dissimule une mécanique bien plus perfide. Vous ne jouez pas un héros, ni même un antihéros. Vous êtes un dormeur en roue libre, un amas de chair et de réflexes piégé dans sa propre inaction, oscillant entre somnolence comique et répétition existentielle. Il n’y a pas de dialogue, pas de quête épique, pas de révélation finale. Seulement des éclats d’images absurdes, des souvenirs parcellaires et des rêves erratiques qui se délient comme des bouts de pellicule grésillante.
Chaque niveau est un rêve autonome, un monde encapsulé, souvent parodique, parfois référentiel. On passe d’un plateau spatial à un univers de fast-food, d’un décor de western à une usine lugubre, comme si les fragments de subconscient du protagoniste s’entrechoquaient sans cohérence. Ce désordre n’est pas une faiblesse scénaristique : il est le cœur du jeu. Car ici, le rêve n’est pas un voyage mystique. C’est un combat quotidien pour échapper à l’inertie, un simulacre de vie où mourir est le seul acte de volonté.
Le personnage principal n’a pas de nom, pas de voix, pas de destin. Et pourtant, il est fascinant dans sa banalité. Ce géant maladroit, que l’on pourrait croire sorti d’un cartoon oublié des années 90, devient un miroir déformant de notre propre passivité. Ses gestes sont lourds, sa démarche est traînante, mais chaque saut raté, chaque chute calculée, chaque suicide théâtral évoque quelque chose de plus profond : l’idée que l’échec est le seul moyen de progression. L’on rit de ses mésaventures, mais c’est un rire nerveux, ponctué par la répétition cyclique de ses morts absurdes.
Il n’y a pas de véritables personnages secondaires, mais des silhouettes figées, des pantins symboliques, parfois inspirés de la culture pop, qui peuplent les rêves comme des spectres vides de sens. Les environnements, eux, racontent davantage que n’importe quel dialogue. Un distributeur de soda devient une obsession. Un train sans fin évoque l’impuissance. Un bouton rouge trop visible devient tentation pure. À travers ces tableaux muets, The Lost Dreams dessine les contours d’un esprit engourdi, saturé de trop-plein numérique, de consumérisme absurde et de souvenirs erratiques.
Certes, cette narration éclatée ne plaira pas à tous. Certains y verront un simple prétexte à enchaîner les puzzles. Mais en creusant sous la surface farfelue, on trouve un sous-texte bien plus sombre : celui d’un homme englué dans sa routine, pour qui chaque rêve est un appel au réveil, mais aussi une excuse pour rester endormi. Un récit de stagnation déguisé en fête foraine du game design.
Le cabaret des mécaniques absurdes et des chutes calculées
Il ne s’agit pas ici de triompher, ni de gravir des échelons héroïques dans une progression balisée. Il ne s’agit même pas de survivre. Dans Suicide Guy: The Lost Dreams, la réussite passe par l’échec, le salut par la chute, et l’action par la mort préméditée. Car chaque niveau n’est qu’un rêve encapsulé dans une bulle de logique tordue, un théâtre de l’absurde où l’unique manière d’émerger du cauchemar est de le quitter violemment. Et vous, pauvre somnambule bedonnant propulsé dans des architectures mentales aussi déroutantes que grotesques, devenez le pantin d’un puzzle cosmique où la seule constante est votre propre annihilation.
Chaque environnement se présente comme une boîte à énigmes hermétiquement close, un tableau muet où la narration s’efface pour ne laisser place qu’à l’interaction brute. Vous vous éveillez dans un lieu sans nom, régulé par une logique que seul le rêve tolère : un train suspendu dans le vide, une salle de contrôle sans fonction, un temple à moitié effondré, un décor de fast-food géant où les lois de la physique prennent la tangente. Votre tâche ? Tordre cet espace jusqu’à ce qu’il vous expulse. Parfois cela passera par un levier dissimulé, ailleurs par une séquence de plateformes aux rebonds improbables, plus loin par un automate farceur qu’il faudra provoquer jusqu’à ce qu’il vous détruise.
Mais là où le jeu pourrait sombrer dans la paresse répétitive d’un concept déjà usé jusqu’à l’os, il se surprend à muter, à s’épaissir. Non pas par l’ajout d’éléments complexes ou de systèmes profonds, mais par le raffinement de son absurde. Car l’absurde ici est méthodique. Chaque puzzle, aussi grotesque soit-il, repose sur une structure logique, une progression interne qui mime l’apprentissage, non pas celui du jeu, mais celui de l’espace — comme si chaque rêve était une langue étrangère que l’on apprenait à parler en trébuchant. Et vous trébuchez souvent. Car les contrôles sont lourds, approximatifs, hérités d’une époque où le ragdoll faisait office de moteur narratif. Vous tombez, vous glissez, vous poussez sans précision, vous échouez mille fois. Mais dans cette errance maladroite se cache une forme de langage. Une chorégraphie involontaire.
Le level design, cloisonné, fragmenté, parfois d’un cynisme absolu, vous jette de scènes en scènes sans cohérence apparente. Pas de montée en tension. Pas d’apprentissage cumulé. Chaque rêve recommence de zéro, vous réduit à l’état de cobaye. Et c’est précisément là que le jeu vous prend au piège : dans cette négation volontaire du rythme classique. Il vous force à abandonner toute idée de progression linéaire pour embrasser la logique organique du rêve — où la seule constante, c’est la perte de repères.
Mais cette audace a ses revers. Car à force de vous imposer des mécaniques fluctuantes sans jamais les creuser, The Lost Dreams finit parfois par ressembler à un bêtisier de ses propres idées. Certains puzzles tombent à plat, d’autres trahissent un manque cruel de finition, et l’accumulation d’objets aux collisions erratiques ou aux comportements imprévisibles finit par engendrer plus de soupirs que de sourires. La physique, au cœur de l’expérience, oscille entre la jubilation d’un chaos contrôlé et le désespoir d’un moteur bancal qui semble vous saboter par principe.
Il n’y a ni HUD, ni points, ni récompense. Seulement la satisfaction d’avoir trouvé la sortie. Et ce dépouillement volontaire, ce refus du scoring ou de la gratification immédiate, donne à chaque niveau l’allure d’un rite initiatique inversé : vous ne devenez pas plus fort, vous ne débloquez pas de nouvelles capacités, vous ne gagnez rien. Vous recommencez, encore et encore, dans l’espoir dérisoire de sortir enfin du rêve. C’est une boucle. Une répétition. Un éternel recommencement masqué par la diversité factice des décors.
Mais il faut le reconnaître : dans ses meilleurs moments, The Lost Dreams parvient à créer une forme de magie étrange, où l’on rit de ses échecs comme d’autant de micro-catastrophes maîtrisées. Et lorsque tout fonctionne — que l’idée est claire, que la physique obéit, que la chute est méritée —, il se produit une alchimie rare : celle d’un jeu qui transforme la mort en libération, et l’humour crétin en commentaire silencieux sur notre besoin de contrôle.
Couleurs saturées et vacarme d’oreiller mouillé
L’univers de Suicide Guy: The Lost Dreams est un carnaval de textures molles, de formes volontairement grossières, de perspectives brinquebalantes. Ce n’est pas un monde à explorer mais un espace mental éclaté, façonné par l’exagération comique, le clin d’œil potache et l’incohérence assumée. Chaque rêve propose sa palette : jaune poussin, rouge ketchup, vert radioactif. Les couleurs crient, les ombres s’étirent comme si la lumière elle-même était saoule, et les objets semblent sortis tout droit d’un manuel de design pour jouets en plastique. Le moteur graphique ne cherche pas la finesse ; il fabrique de l’absurde visuel, du volume burlesque, du relief clownesque.
Les environnements oscillent entre la maquette bancale et le décor de dessin animé fauché. Une station spatiale suspendue dans le vide, un parc d’attraction vidé de son public, un temple aux colonnes disproportionnées : tout semble construit pour défier votre sens de l’échelle et vous faire douter de la stabilité des choses. Le moteur Unity, utilisé sans fard, expose ses limites : textures baveuses, effets de lumière rudimentaires, animations rudimentaires. Mais ce minimalisme technique devient une esthétique, un langage volontairement disgracieux, au service de l’absurde.
Les animations renforcent cette impression d’inconfort cartoonesque. Votre avatar se meut comme un géant somnambule : bras qui pendouillent, gestes flottants, collisions improbables. Chaque interaction devient une performance involontaire, une scène de slapstick vidéoludique, où même le plus simple des mouvements — jeter une boîte, tirer un levier, monter une échelle — devient un gag en soi. Ce corps grotesque, incontrôlable, participe à l’identité du jeu. Il n’est pas un obstacle, mais un instrument comique. Un générateur de chaos.
La bande-son, elle, joue une partition de fond, discrète, presque passive. Quelques nappes synthétiques, des jingles humoristiques, des boucles musicales qui varient d’un rêve à l’autre sans jamais vraiment marquer. Le design sonore mise avant tout sur les bruitages : le grognement du personnage lorsqu’il saisit un objet, le claquement improbable d’un bouton géant, le souffle exagéré d’une machine en surchauffe. Ces sons rudimentaires construisent une ambiance de cartoon minimaliste, comme si chaque action devait résonner avec l’intensité d’une chute dans un film muet.
Il n’y a pas de doublage, pas de voix off, pas de narration vocale. Le silence du protagoniste, combiné à ses grognements animaux, crée une forme de langage corporel grotesque. L’absence de parole n’est pas un manque mais une affirmation : celle d’un jeu qui préfère laisser parler les objets, les mécanismes, les cris étouffés et les sifflements absurdes.
L’ensemble technique souffre de quelques failles visibles : framerate instable sur certaines machines, bugs de collision récurrents, objets qui disparaissent ou s’envolent sans prévenir. Mais ces aspérités renforcent presque la texture artisanale du jeu, comme si chaque rêve était construit à la va-vite, à l’image d’un esprit somnolent qui assemble ses cauchemars avec ce qu’il a sous la main.
Les soubresauts techniques d’un rêve trop réel
Suicide Guy: The Lost Dreams ne cherche pas la surenchère. Il propose une expérience compacte, contenue, sans excès de fonctionnalités périphériques ni mécaniques annexes superflues. Cette économie d’options ne relève pas du manque, mais d’un choix de conception précis : tout ce qui n’est pas essentiel à la résolution des énigmes est laissé de côté. Le jeu n’intègre aucun système de progression, aucun mode multijoueur, aucune fonction en ligne, aucun score ou classement à gravir. Ce dépouillement radical devient un cadre — une bulle fermée où l’on vous demande d’agir, non de collectionner.
Sur le plan technique, la version PC oscille entre stabilité acceptable et maladresses persistantes. Le jeu tourne correctement sur la plupart des configurations modestes, avec des temps de chargement courts, une consommation mémoire réduite, et un lancement rapide. Mais derrière cette sobriété se cachent quelques tensions mal contenues : collisions imprévisibles, objets-clés qui s’enfoncent dans le décor, scripts qui ne se déclenchent pas si l’on ne suit pas un chemin précis. Il y a, dans l’ossature du jeu, une forme de fragilité structurelle qui vient parfois contredire la fluidité des intentions ludiques.
L’ergonomie générale reste rustique. Les menus sont fonctionnels, dépourvus de toute fioriture, comme dessinés d’une main fatiguée. L’absence de carte, de journal ou d’interface d’aide oblige le joueur à observer, à expérimenter, à déduire — dans l’esprit même de ce que propose le level design. Il n’y a pas de sauvegarde manuelle : le jeu enregistre automatiquement après chaque niveau, et cette contrainte, loin d’être handicapante, renforce le sentiment de parcours irréversible à travers les strates du sommeil.
Côté accessibilité, peu de concessions sont faites. Aucune option d’aide visuelle, aucun mode daltonien, aucun réglage de difficulté. Les énigmes doivent être résolues telles qu’elles sont. L’interface ne se prête pas à l’adaptation, et les contrôles clavier-souris comme manette conservent cette sensation d’inertie pesante. Ce manque d’options d’ajustement limite l’accès à certains publics, sans pour autant nuire à la cohérence globale de l’expérience.
La rejouabilité, quant à elle, repose uniquement sur la redécouverte ponctuelle de certains niveaux. Il n’y a pas d’embranchements, pas de variantes, pas de contenu secondaire à débloquer. Mais cette linéarité affirmée offre aussi une forme de pureté rare : chaque rêve se suffit à lui-même, comme un court-métrage absurde que l’on peut revisiter pour le simple plaisir de déranger une fois de plus l’ordre des choses.
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