Publié en novembre 2023 aux éditions Hello Éditions, LEADS : Mouvement plante sa dystopie dans un futur où l’apparence numérique remplace toute réalité. On y suit notamment Gally, influenceuse au sommet d’une hiérarchie sociale imposée par les “Leads”, et Aradia, ouvrière invisible aux yeux du réseau ; toutes deux contraintes, malgré elles, à participer à un jeu-émission brutal qui expose leur vie aux caméras.
Le roman met en scène une société où chaque individu reçoit une affectation dès la sortie de l’Institution : un “1Plant” implanté, un rôle à jouer, une visibilité à atteindre. Entre parades publiques, doutes intérieurs et mise en scène permanente, le récit interroge la frontière entre vérité et spectacle : quand le « mouvement » ne devient que répétition.
Mais derrière cette mécanique sociale implacable : ce jeu-émission, ces millions de followers, cette quête de visibilité protègent-ils ses participants ou les écrasent-ils sous le poids du regard ?
Les visages sous la lumière
Dans Leads : Mouvement, Tony Lecoq déploie un univers où tout est codé, calibré, évalué. Chaque être humain vit sous le contrôle d’un système de notoriété numérique, les Leads, qui dictent le statut social, la visibilité et jusqu’à la valeur morale des individus. Dans ce monde saturé d’images, on ne vit plus, on se met en scène. Le roman s’ouvre sur cette tension permanente entre performance et identité, entre le vrai et le construit.
Au centre du récit, Gally, influenceuse modèle, incarne la perfection fabriquée. Chaque geste, chaque sourire, chaque mot qu’elle prononce est filtré, approuvé, diffusé. Elle règne sur un empire d’images mais sent déjà la fragilité de sa position. Derrière le maquillage et les écrans, une angoisse sourde s’installe : celle de disparaître, d’être remplacée, d’être oubliée. Lecoq réussit à la rendre terriblement humaine, perdue entre le cynisme et la panique d’un monde qui ne tolère pas la lenteur.
Face à elle, Aradia, travailleuse anonyme, vit dans les marges du système. Invisible, condamnée à exister hors champ, elle symbolise l’autre face du miroir : celle des oubliés qui alimentent le réseau sans jamais en profiter. Quand le destin l’amène à croiser Gally, le roman bascule dans une dynamique à deux voix : celle du haut et celle du bas, de la lumière et de l’ombre. Ce contraste structure le récit et lui donne sa profondeur politique.
Lecoq s’appuie sur cette opposition pour révéler le cynisme d’une société où la hiérarchie se fonde sur la visibilité. Ce n’est plus l’argent ni le pouvoir qui gouvernent, mais l’attention. Les personnages ne se battent pas pour vivre, mais pour exister dans le regard des autres. Et dans ce combat, personne ne gagne : les dominants s’usent à conserver leur image, les dominés s’épuisent à tenter de l’atteindre.
L’écriture, rythmée, précise, alterne entre introspection et tension dramatique. Les dialogues claquent comme des slogans publicitaires, les descriptions renvoient à des images de flux et de néons, d’écrans et de visages flous. Lecoq maîtrise son tempo et construit un récit où chaque personnage devient un reflet déformé de notre propre rapport à la visibilité.
Mais au-delà de la critique sociale, Leads : Mouvement parle de solitude. Celle de Gally, prisonnière de son image ; celle d’Aradia, condamnée au silence ; celle de tous ces corps qui se meuvent dans un système où bouger, c’est déjà obéir.
Le théâtre du contrôle
Le monde de Leads : Mouvement repose sur une mécanique sociale d’une précision implacable. Tony Lecoq y construit une dystopie qui n’en a pas l’air, un univers si proche du nôtre qu’il en devient étouffant. Tout y fonctionne selon une logique de flux : likes, partages, visibilité, influence. Les « Leads », ces implants qui mesurent, classent et sanctionnent, remplacent les institutions, les lois et la morale. L’être humain n’est plus qu’une donnée parmi d’autres, un produit qu’il faut optimiser pour exister.
Le roman excelle dans cette description du contrôle doux : pas de milice ni de tyran visible, juste un système qui s’autoalimente. L’adhésion est totale, la soumission volontaire. Lecoq transforme les gestes les plus banals en actes politiques. Le quotidien devient spectacle, le spectacle devient norme. C’est là que réside la force du livre : dans cette absence de rupture entre le divertissement et la servitude.
Le style, vif et presque cinématographique, épouse cette logique du flux. Les chapitres courts s’enchaînent comme des séquences, les points de vue alternent sans transition, imitant le zapping permanent du monde numérique. Lecoq ne s’attarde pas sur les détails : il coupe, juxtapose, accélère. Le texte avance comme un fil d’actualité : froid, hypnotique et parfois désincarné. Ce choix formel donne au roman une tension continue, mais peut aussi en fatiguer certains : Leads : Mouvement ne laisse aucun répit, ni à ses personnages ni à son lecteur.
La dimension symbolique se glisse dans le décor : des néons publicitaires qui remplacent le ciel, des rues quadrillées de capteurs, des visages sans regard. Chaque image renvoie à la disparition de la spontanéité. La ville du roman ressemble à une gigantesque scène de théâtre où tout est mesuré, chronométré, validé. Même les révoltes sont spectaculaires, calibrées pour les caméras. Lecoq décrit un monde qui a intégré sa propre critique et l’a transformée en divertissement.
Le roman interroge aussi la fatigue d’exister dans un système où tout mouvement est surveillé. « Mouvement » ne signifie plus liberté, mais agitation. Les personnages s’épuisent à produire des gestes qui n’ont plus de sens, comme des danseurs condamnés à continuer pour éviter le silence. Lecoq capte parfaitement cette angoisse contemporaine : celle de devoir constamment prouver qu’on est encore là.
La force du livre, c’est qu’il ne moralise jamais. Il ne dénonce pas, il montre. Il laisse le lecteur comprendre que cette dystopie n’est pas un futur possible, mais un présent amplifié.
Le reflet et le bruit
Leads : Mouvement frappe par la précision de son atmosphère. Tony Lecoq ne cherche pas la beauté, il cherche la clarté : une écriture taillée à vif, dépouillée de lyrisme, où chaque mot fonctionne comme un pixel dans un flux continu. La prose adopte la logique des réseaux qu’elle décrit : phrases courtes, visuelles, fragmentées. On a parfois l’impression de lire un texte monté, plus qu’écrit ; une succession d’images mentales qui défilent à la vitesse d’un écran que l’on scrolle sans fin. Cette écriture syncopée, presque mécanique, donne au roman une rythmique hypnotique.
Lecoq use d’une langue froide mais jamais impersonnelle. Les mots claquent, les transitions tranchent, et l’émotion naît précisément de ce refus d’émotion. Quand Gally se regarde dans les écrans, ou quand Aradia s’efface dans la foule, le style devient miroir : lisse, glacé, sans aspérité. L’auteur maîtrise parfaitement cette distance ; il ne décrit pas le vide, il le fait ressentir.
L’univers visuel du roman, lui, s’impose avec une force immédiate. Leads : Mouvement ne multiplie pas les décors, il les répète, jusqu’à l’épuisement : centres commerciaux saturés de publicités, appartements sans fenêtres, zones industrielles où les néons remplacent le soleil. Cette répétition crée un malaise, une impression d’étouffement progressif. Lecoq ne montre pas une ville, mais un état du monde : celui où tout a déjà été vu, filmé, commenté.
Chaque scène semble accompagnée d’un bruit de fond : la rumeur constante du réseau, le vrombissement des drones, le chuintement des hologrammes. On entend presque la saturation numérique à travers les phrases. Même les silences ont un poids ; ils deviennent des ruptures, des moments d’humanité qui contrastent avec le vacarme social.
Le ton reste cohérent de bout en bout : clinique mais sensible, technologique mais profondément humain. Lecoq ne cherche pas à séduire par la forme, il veut déranger par la cohérence. Le lecteur n’est pas invité à rêver ce monde, mais à le reconnaître.
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