Un corps nié, un nom effacé, une survie construite sur les ruines de l’identité. Le 6 juin 2025 paraîtra chez Ankama, Kabuki, un roman graphique signé Tiago Minamisawa (scénario) et Guilherme Petreca (dessin), qui plonge dans le parcours brisé d’une femme trans, entre exclusion sociale et reconstruction possible au cœur du théâtre japonais.
Inspiré d’un témoignage réel, Kabuki n’adopte ni le ton de la dénonciation, ni celui du didactisme. Il choisit l’allégorie visuelle, le décalage symbolique, la narration elliptique. Chaque scène est un éclat. Chaque page, un glissement. Pas de repère chronologique, pas de voix dominante. Seulement des fragments de survie, d’errance et de refus — jusqu’à ce qu’un jour, peut-être, le masque tombe.
Mais derrière la beauté suspendue de ses images, Kabuki parvient-il à porter le poids de ce qu’il veut dire ? Ou se perd-il dans l’esthétisation d’un combat qu’il n’ose pas nommer ?
Corps refusé, récit décomposé
Pas de narration linéaire. Pas de passé reconstitué. Pas d’itinéraire lisible. Kabuki choisit la fragmentation. Des souvenirs en éclats, des visages multiples, des phrases suspendues. Ce n’est pas un récit d’origine. C’est un effacement suivi d’une tentative de réémergence. Par bribes. Par gestes. Par résistance muette.
Kabuki n’est pas un personnage. Elle est une absence qui tente de reprendre forme. Rejetée par ses parents, effacée du monde civil, elle trouve refuge dans le théâtre — mais ce théâtre-là n’offre pas de scène pour parler. Il donne des gestes. Des rôles. Des silences. Et c’est à travers cette mécanique codée, inspirée du kabuki traditionnel, qu’elle commence à réhabiter son propre corps. Non pas à s’exposer. Mais à exister, sans être niée.
Le récit alterne entre plusieurs temporalités sous la forme des quatre saisons. Enfant, quand tous ces masques la trouvent honteuse, puis entourée d’opiacés ; brisée par l’institution sous forme de loups qui la dévorent, et enfin la renaissance. Rien n’est appuyé. Tout est esquissé. Et cette retenue, maîtrisée, donne au récit sa force : le personnage d’Alma permet à Kabuki de prendre conscience qu’elle doit être elle-même et non pas une copie pour lui ressembler.
Face à Kabuki, Alma, seule figure lumineuse du livre, l’écoute. Elle ne sauve pas. Elle tend la main. Et dans ce monde saturé de regards hostiles, c’est suffisant pour que quelque chose bouge. Peut-être pas l’avenir. Mais au moins la perception.
Encre sèche, regards fuyants
Le dessin de Guilherme Petreca ne cherche jamais la netteté. Tout est flou, rugueux, granuleux. Les visages s’effacent, les décors vibrent. Mais c’est précisément ce traitement tremblé qui rend le récit si juste : Kabuki n’a pas d’identité stable, et le dessin l’accepte.
La composition refuse la régularité. Les cases explosent, se désalignent, disparaissent parfois. Les séquences s’enchaînent sans transition logique. Pas de bulles bavardes. Des respirations, des monologues interrompus, des ellipses graphiques. Certaines pages ne comportent aucun dialogue. Et pourtant, on lit. On comprend. Le silence visuel agit.
Les couleurs, quant à elles, sont étouffées. Ocre, terre, rouge sale, noir lavé. Jamais de teinte vive. Même la lumière semble sale. Ce monde est sec, poussiéreux, parfois presque organique. Chaque planche donne l’impression d’avoir été peinte à la main.
Le théâtre traditionnel est présent, oui, mais intégré. Il n’est pas décor. Il est langage. Et c’est en ça que la direction artistique frappe juste : elle ne représente pas une culture, elle s’en sert comme vecteur de désintégration.
Objets perdus, édition précieuse
Kabuki n’est pas un manga, ni une BD au format traditionnel. C’est un roman graphique hybride, au croisement du carnet d’esquisses et de l’objet de théâtre. L’édition proposée par Ankama — format relié, couverture cartonnée, papier mat épais — confère au livre un poids matériel, une densité physique qui renforce la gravité du propos.
Le lettrage est discret, parfaitement intégré aux planches. Les dialogues sont brefs, aérés, et bénéficient d’un placement intelligent dans la page. Pas une bulle ne déborde. Pas un mot n’est superflu. On sent une vraie rigueur éditoriale, tant dans la traduction que dans la gestion du rythme typographique.
Le livre aborde le théâtre kabuki ainsi que le mythe de la déesse Amaterasu. Ce parti pris d’exigence, rare dans le paysage des romans graphiques “sociétaux”, confère à Kabuki une cohérence de fond : ce n’est pas un support éducatif. C’est une expérience de décentrement.
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