Annoncé à l’E3 2021 sous un tonnerre d’incompréhension, Stranger of Paradise: Final Fantasy Origin a immédiatement fracturé le public. Pour célébrer les 35 ans d’une série mythique, Square Enix a confié les clefs de son premier épisode à Team Ninja, avec pour ambition d’en livrer une réinterprétation brutale et provocatrice.
Ce n’est pas une suite. Ce n’est pas un remake. C’est une relecture à la hache. En mars 2022, le jeu sort sur consoles. Puis sur PC. L’accueil reste mitigé, souvent moqueur. Pourtant, derrière les choix radicaux et l’esthétique rugueuse, une autre vision du J-RPG s’esquisse. Reste à savoir si cette rage iconoclaste est une offrande sincère… ou une trahison déguisée.
Un chant pour briser les mythes
Dès les premières minutes, Stranger of Paradise annonce la couleur. L’écran-titre s’ouvre sur un artwork signé Yoshitaka Amano, accompagné d’une variation sombre du thème Prelude. Puis vient Frank Sinatra, My Way, lancé sans ciller en plein tutoriel. Ce n’est ni un clin d’œil ni une provocation gratuite : c’est un manifeste. La Team Ninja s’adresse à vous sans détour : « Ce n’est pas le Final Fantasy que vous attendez. C’est celui que nous avons décidé de faire. »
Vous incarnez Jack Garland, silhouette colossale, expression fermée, monomaniaque du mot « Chaos ». À ses côtés, une escouade de personnages aussi amnésiques que déterminés, projetés dans une version décomposée du monde de Cornélia. L’histoire tient en un fil rouge : trouver Chaos. Le tuer. Puis recommencer.
Mais derrière cette façade simpliste se cache une relecture brutale du tout premier Final Fantasy. Les cristaux, les quatre héros, le temple, tout est là. Mais tordu. Inversé. Démonté pièce par pièce. Ce n’est pas une célébration du mythe, c’est une autopsie. La mémoire devient suspecte. La narration, éclatée. Chaque cinématique semble surgir d’un rêve mal monté. Chaque révélation en contredit une autre.
Les compagnons de Jack ne sont pas là pour construire un groupe soudé. Ils occupent un espace, récitent quelques lignes, et s’effacent. Le jeu refuse l’attachement émotionnel traditionnel. Il installe une tension presque clinique : un commando sans passé, sans avenir, sans psychologie. Et c’est dans ce vide que naît l’inconfort.
Le jeu ne cherche jamais à émouvoir. Il déclare la guerre à son propre héritage. Là où la saga Final Fantasy a bâti ses récits sur la perte, le courage ou la résilience, Stranger of Paradise répond par le mutisme, la rage, et une négation volontaire du lyrisme. La Team Ninja préfère le métal lourd au thème de l’espoir. Et ça fonctionne. Par sa violence, par sa dissonance, par son refus du consensus.
Ce n’est pas une histoire belle. Ce n’est pas une histoire claire. Mais c’est une déclaration d’intention. Et c’est peut-être ce que la série n’avait plus osé faire depuis longtemps.
Des coups qui cognent plus fort que le mythe
On a voulu voir en Stranger of Paradise un énième clone de Dark Souls. Un jeu au rythme punitif, à la mise en scène crépusculaire, au gameplay rugueux. Mais très vite, la Team Ninja impose son tempo. Ici, pas de pièges sadiques ni de murs invisibles. Le danger ne vient pas d’un système tordu pour vous faire échouer, mais d’un jeu d’action nerveux, frontal, presque sauvage, qui puise bien plus dans Ninja Gaiden que dans FromSoftware.
Le système repose sur une alternance coup faible / coup fort / esquive / garde / compétences. Les animations claquent, les impacts sont violents, les finish moves d’une brutalité assumée. Chaque ennemi possède une jauge de rupture, à la manière d’un Sekiro, et briser cette jauge permet une exécution instantanée, récompensée par un regain de mana et un loot plus généreux. Cette mécanique devient vite le cœur stratégique du jeu : il ne s’agit pas de survivre, mais de dominer. D’imposer le rythme.
Jack peut changer de classe à la volée, parmi des dizaines de spécialités emblématiques de la saga : Chevalier, Mage Noir, Paladin, Moine… Chacune possède son propre arbre de compétences, ses combos, ses parades spéciales, et ses faiblesses. Vous débloquez de nouvelles classes en maîtrisant les précédentes. Loin d’un gadget cosmétique, ce système vous oblige à réinventer votre style de jeu, à adapter vos approches selon les ennemis, les boss, les environnements. Ce n’est pas un accessoire, c’est le moteur de la progression.
Mais la montée en puissance est contrariée par un choix de design absurde : le niveau de votre personnage dépend intégralement de la moyenne d’équipement. Peu importe votre maîtrise ou votre technique, si votre « gear score » est trop bas, vous encaissez plus de dégâts, infligez moins de coups, et voyez certains donjons devenir impraticables. Cela force le joueur à farmer les niveaux précédents, dans l’espoir de récupérer des pièces plus puissantes, quitte à casser le rythme de l’aventure.
Le jeu est linéaire. Chaque mission vous enferme dans un couloir de combat, ponctué de raccourcis, de coffres, et de boss. L’exploration est minimale, les quêtes annexes sont rares, recyclées, anecdotiques. Mais le plaisir vient d’ailleurs : de ce goût du contact, de ce système de combat taillé au scalpel, où chaque parade parfaite peut inverser le sort d’un affrontement.
Il y a des lourdeurs : Jack est massif, ses déplacements manquent de souplesse, et certains combos sont trop rigides pour vraiment permettre une adaptation dynamique. Mais malgré cela, l’ensemble fonctionne, porté par une logique de progression permanente, une courbe d’apprentissage gratifiante, et une intensité que peu de jeux d’action savent maintenir sur la durée.
Un chaos visuel aux frontières de l’archaïsme
La direction artistique de Stranger of Paradise oscille entre l’hommage assumé et le décalage esthétique. Les donjons sont nombreux, variés, souvent inspirés des univers emblématiques de la saga Final Fantasy. Chaque niveau devient un clin d’œil discret : une réinterprétation de lieux connus, recyclés, détournés avec une certaine malice. Sur le plan conceptuel, l’intention est claire. Mais la mise en œuvre ne suit jamais.
Techniquement, le jeu accuse un retard criant. Textures en basse définition, animations rigides, effets visuels datés, décors figés : tout donne la sensation d’un titre sorti d’un pipeline oublié. Les cinématiques, tournées caméra à l’épaule avec un flou de mouvement agressif, évoquent plus les expérimentations maladroites d’une époque PS3 que l’ambition d’un projet de 2022. Le HDR est mal géré, instable, parfois contre-productif — au point qu’il est conseillé de le désactiver.
Les environnements souffrent également d’un level design cloisonné, sans verticalité, sans audace, où chaque détour mène à un coffre, un ennemi unique ou un raccourci sans intérêt. Le jeu ne construit pas des lieux, il enchaîne des arènes.
Du côté sonore, en revanche, quelques choix interpellent. La bande originale mêle compositions inédites et réorchestrations sombres de thèmes classiques. Le Prelude, dès l’écran d’accueil, donne le ton : connu, mais déformé. Les musiques de combat, saturées de guitares et de percussions industrielles, s’inscrivent dans une logique de brutalité sonore cohérente avec l’univers. Mais le contraste est rude. Les transitions sont parfois abruptes, les mixages inégaux.
Les doublages alternent le très juste et le profondément caricatural. Jack, monolithique, grogne plus qu’il ne parle. Certains échanges frôlent l’auto-parodie. D’autres moments, plus rares, parviennent à instaurer une gravité inattendue. Ce déséquilibre rend le ton du jeu difficile à saisir : sérieux ? ironique ? grotesque ? volontairement bancal ? Le doute persiste.
Reste une constante : Stranger of Paradise n’impressionne jamais visuellement. Il provoque. Il choque parfois. Mais il ne séduit pas. Il ne cherche pas à émerveiller. Son monde est brut, sale, presque mal fini. Et c’est peut-être — à ses risques et périls — un parti pris.
0 commentaires