Il y a dans l’ombre du Chevalier Noir une densité mythologique telle que chaque tentative de réécriture semble condamnée à la comparaison. Depuis la conclusion magistrale de la trilogie Arkham par Rocksteady, chaque retour à Gotham s’apparente à un héritage trop lourd, à une cape trop grande pour celui qui l’endosse. C’est pourtant le pari qu’a fait Warner Bros. Games Montréal, en livrant le 21 octobre 2022, sur Xbox Series, un nouveau chapitre orphelin : Gotham Knights.
Pensé comme une suite spirituelle à Arkham Origins, ce titre ne cache pas sa rupture. Batman est mort, définitivement. Et c’est à ses héritiers, ses élèves, ses enfants de l’ombre — Batgirl, Robin, Nightwing et Red Hood — que revient la tâche de maintenir l’ordre dans une ville plus que jamais prête à sombrer.
Mais une question demeure : peut-on raviver la légende sans trahir son fantôme ? Gotham Knights peut-il survivre à l’absence du mythe central, tout en construisant sa propre identité ? Ou n’est-il que l’épilogue maladroit d’un récit qui n’a jamais été le sien ?
Une absence trop présente
Le point de départ de Gotham Knights est limpide, brutal, définitif : Bruce Wayne est mort. Et pour une fois, l’univers du jeu ne recule pas. Son corps est retrouvé, son enterrement filmé, son absence assumée comme postulat central. Mais ce choix narratif radical, s’il pose une ambition forte, devient rapidement une impasse.
Car dans l’imaginaire collectif, la disparition d’un héros n’est jamais qu’une pause. Le retour est une règle, surtout dans les récits de comics où la résurrection est souvent un simple rebondissement. En insistant lourdement sur la mort de Batman, le jeu s’enferme dans une tension mal dirigée : à chaque instant, le joueur attend un retour qui ne viendra jamais. Le twist impossible devient une promesse non tenue. Et cette attente permanente sabote l’efficacité dramatique de tout ce qui suit.
La relève, elle, s’organise autour de quatre figures : Barbara Gordon (Batgirl), Tim Drake (Robin), Dick Grayson (Nightwing) et Jason Todd (Red Hood). Le jeu permet d’alterner librement entre eux, en adaptant certaines scènes aux personnages incarnés — un choix salutaire, qui apporte un minimum de cohérence diégétique. Mais cette liberté est vite contrecarrée par un traitement scénaristique inégal. Là où la trilogie Arkham savait donner de l’épaisseur à chaque protagoniste, Gotham Knights les esquisse à gros traits, leur prêtant des voix convenues, des arcs psychologiques limités, et surtout des ruptures de caractérisation incompréhensibles.
C’est particulièrement visible chez Nightwing, réduit ici à un benêt naïf, bien loin du combattant maître de lui-même vu dans Arkham Knight. Red Hood, quant à lui, se voit affublé d’un revirement moral difficilement justifiable, alors même que sa trajectoire précédente avait trouvé une résolution cohérente. Le récit semble ignorer sciemment l’évolution de ces personnages dans la continuité narrative établie.
Le traitement des antagonistes est tout aussi maigre. En dehors de Harley Quinn, Mr. Freeze, Clayface et le Pingouin, les figures majeures de l’univers de Batman sont aux abonnés absents. Un choix que l’on devine stratégique — sans doute destiné à étaler le contenu sur plusieurs saisons dans une optique de jeu-service — mais qui se heurte aujourd’hui à une réalité : aucune extension narrative n’a vu le jour, et Gotham reste désespérément vide de ses figures mythiques.
Quant à Harley Quinn, elle incarne à elle seule l’un des travers récurrents de la production. Réinterprétée une nouvelle fois, sans lien véritable avec ses versions précédentes, elle témoigne du flottement identitaire du projet : ni ancré dans l’héritage des comics, ni dans celui des jeux. Un entre-deux fragile, sans conviction.
En choisissant de tourner la page de Batman, Gotham Knights aurait pu ouvrir un nouveau chapitre. Mais il ne propose, au fond, qu’une note en bas de page, trop consciente de l’absence qu’elle commente pour jamais parvenir à en faire oublier le vide.
Une formule instable entre accessibilité et dilution
Dès les premiers instants, Gotham Knights prend ses distances avec les mécaniques établies par la trilogie Arkham. Le système de contre emblématique disparaît, remplacé par une esquive plus permissive, et les affrontements misent davantage sur le dynamisme que sur la rigueur. Ce choix n’est pas anodin. Warner Bros. Montréal ne cherche pas à reproduire la formule de Rocksteady, mais à proposer un gameplay plus ouvert, plus immédiat, plus accessible. L’intention est louable. L’exécution l’est beaucoup moins.
Les combats, bien que lisibles et relativement fluides, manquent cruellement de nervosité. Chaque personnage dispose d’un set de mouvements spécifiques, mais les différences restent marginales en dehors de quelques projectiles ou aptitudes spéciales. Le cœur du système repose sur un enchaînement classique d’attaques rapides et lourdes, enrichi de techniques déblocables et de coups ultimes. Le résultat est fonctionnel, mais sans éclat. Il manque à chaque frappe le poids, la tension, la lisibilité stratégique qui faisaient la force des Arkham.
L’arbre de compétences, trop dispersé, ne parvient jamais à affirmer des identités de jeu tranchées. Les héros se ressemblent plus qu’ils ne divergent. Et malgré la présence d’aptitudes spécifiques comme la téléportation de Robin ou les sauts surnaturels de Red Hood, aucune ne vient transformer fondamentalement l’approche du joueur. Les différences sont esthétiques. Pas structurelles.
La structure du monde, elle aussi, suit une logique de simplification apparente mais débouche sur une complexité artificielle. Gotham est divisée en nuits successives. Chaque session commence au Beffroi, la base des héros, et vous envoie en patrouille libre dans la ville. Chaque nuit vous invite à traquer des crimes en cours, résoudre des affrontements, collecter des indices pour débloquer des missions principales. Mais cette boucle, censée encourager l’exploration organique, se heurte à sa propre répétition.
Les objectifs secondaires, peu variés, se recyclent d’une nuit à l’autre. Les ennemis changent d’apparence, pas de comportement. L’exploration devient une corvée méthodique. Pire encore : les indices collectés se perdent si vous terminez une session sans les valider au Beffroi. Cette contrainte pèse inutilement sur le rythme, enchaînant les allers-retours sans justification ludique.
Le système de loot, hérité des codes du jeu-service, enfonce le clou. Il multiplie les ressources, les plans d’équipement, les matériaux à récupérer… sans jamais justifier leur existence. La majorité des objets sont obsolètes dès leur création. Le jeu vous pousse à crafter des pièces dont vous n’avez pas besoin, tout en vous noyant sous des statistiques inutiles. Le menu devient un inventaire de fardeau. Il n’éclaire jamais les choix du joueur, il les obscurcit.
Et pourtant, il y avait une idée. Offrir une version plus souple, plus moderne, plus fluide de l’action furtive dans Gotham. Mais à force de vouloir rendre tout possible, Gotham Knights oublie de définir ce qu’il veut être. Ce n’est ni un RPG d’action abouti, ni un jeu d’infiltration méticuleux, ni une aventure narrative ciselée. C’est une forme hybride, en perpétuelle hésitation, qui s’observe elle-même dans le miroir brisé de ses prédécesseurs.
Un vernis solide sur une architecture vide
Techniquement, Gotham Knights tient son rang. La ville est vaste, cohérente, élégamment éclairée. Gotham se pare ici d’une ambiance crépusculaire maîtrisée, où les néons industriels côtoient la pluie sur l’asphalte, où les hauteurs gothiques s’effilochent dans la brume urbaine. L’ensemble est propre, parfois même beau. Mais l’émerveillement visuel s’estompe vite. Car derrière l’esthétique, la structure reste désespérément figée.
La modélisation des personnages est soignée, les animations des protagonistes sont correctes, mais rien n’impressionne. Les visages restent figés dans une expressivité limitée, les regards semblent toujours désynchronisés des mots qu’ils portent, et l’ensemble dégage un sentiment de mise en scène fonctionnelle, sans souffle. Les cinématiques, bien que doublées intégralement en français, oscillent entre le convaincant et l’insipide. Elles se contentent d’exposer, rarement d’incarner.
Côté direction artistique, chaque héros bénéficie de multiples tenues personnalisables, parfois inspirées de divers arcs de comics. Mais ces variations, purement cosmétiques, n’ont aucune incidence sur le gameplay. Elles sont là pour flatter la rétine et nourrir les menus — pas pour enrichir l’expérience. Gotham, elle, devient un décor plus qu’un monde. Belle à voir, pauvre à vivre.
Le sound design, lui, remplit sa fonction sans éclat. Les effets sonores des coups, des déplacements, des gadgets sont nets, sans fausse note, mais sans relief non plus. La ville, pourtant censée être en crise, ne respire jamais. Elle n’a pas de voix, pas de texture sonore propre. Le Beffroi est silencieux. Les rues sont peuplées de figurants sonores. Tout semble feutré, comme sous cloche.
La bande originale peine à imposer une quelconque identité. Les compositions se fondent dans l’arrière-plan, jouent la sécurité, ne prennent jamais le risque d’une signature mémorable. Aucun thème ne marque, aucune séquence musicale ne soutient une émotion particulière. L’ambiance sonore se contente de suivre, là où elle aurait dû porter.
Quant au mixage, il reste correct, mais révèle à intervalles réguliers une saturation étrange dans certains dialogues, notamment en VF. Une dissonance légère mais récurrente, qui finit par affecter la cohérence globale de l’expérience.
Gotham Knights est un jeu qui sait se montrer, mais qui ne parvient jamais à se faire entendre. L’enveloppe est soignée, mais l’intensité fait défaut. L’univers visuel est là, mais il tourne à vide. On parcourt Gotham comme un musée sans gardiens : impressionnant par sa taille, décevant par son silence.
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