Avec Cross Tails, le studio japonais Rideon poursuit son exploration du tactical-RPG avec une régularité presque rituelle. Connu pour sa prolifique série Mercenaries, le studio affine ici son art avec un nouvel univers anthropomorphe plongé dans une guerre millénaire entre deux peuples : celui des fiers canidés du royaume de Ranverfurt, et celui des félins érudits de la république de Hidiq. Entre combats de frontières et conflits idéologiques, le champ de bataille devient une scène politique, mais aussi un terrain d’apprentissage stratégique pour les amateurs de tour par tour.
Publié le 20 juillet 2023 sous l’égide de KEMCO, Cross Tails débarque sur Nintendo Switch avec la volonté d’offrir un T-RPG accessible, narratif et complet. Derrière ses allures de production modeste, il cache quelques idées intéressantes, une structure bicéphale singulière et un ton plus grave que ne le laissent croire ses héros à fourrure. Un choix volontairement classique dans ses mécaniques, mais habité par un souffle narratif inattendu, qui mérite que l’on tende l’oreille… et que l’on prépare ses ordres.
De poils et de serments : guerre en miroir
Le récit de Cross Tails s’ouvre sur les terres fracturées d’un monde où deux civilisations animales s’affrontent depuis des générations. D’un côté, les canidés de Ranverfurt, peuple guerrier pétri d’honneur et de traditions. De l’autre, les félins de Hidiq, société éclairée par la magie et la rhétorique. Au milieu des ruines, deux figures émergent : Félix, stratège loyal des forces canines, et Shaimaa, brillante officier des armées félines. Le joueur incarne l’un ou l’autre dans une fresque bicéphale, chaque campagne dévoilant sa propre vérité.
L’univers en lui-même repose sur une dualité frontale, mais l’intrigue choisit habilement d’en déconstruire les fondations. En creusant sous les apparences, elle dévoile des conflits internes, des trahisons insidieuses et une troisième force tapie dans l’ombre, tirant les ficelles d’une guerre dont les soldats ne sont que les pions. Loin d’un simple manichéisme canin contre félin, Cross Tails tisse une toile de fond plus nuancée, avec ses coups d’État, ses idéaux fracassés et ses alliances fragiles.
Chaque protagoniste évolue dans une narration parallèle qui finit par converger. Cette approche permet d’embrasser le conflit sous plusieurs angles, de comprendre les motivations de chaque camp et d’assister à la montée en tension depuis deux lignes de front distinctes. Si certaines séquences s’étendent longuement, elles construisent un tissu narratif dense, ponctué de dilemmes moraux, de pertes irréparables et de revirements militaires inattendus.
Ce choix de structure exige cependant un niveau d’attention constant, d’autant plus que l’intégralité du jeu est disponible uniquement en anglais. Le langage, parfois soutenu, ne simplifie pas l’accès à l’histoire pour un public non anglophone. Chaque dialogue, chaque document de mission, chaque journal de personnage vient étoffer un univers complexe, mais nécessite de la concentration pour en saisir toutes les ramifications.
Malgré cette barrière linguistique, Cross Tails surprend par la maturité de son propos, l’équilibre de ses personnages, et l’attention portée à la progression narrative des deux héros. Loin des clichés faciles, le titre prend soin de donner à chaque camp ses raisons, ses blessures, et ses rêves. Il ne s’agit pas de gagner une guerre, mais de comprendre pourquoi elle a éclaté… et jusqu’où elle est prête à aller.
Sur l’échiquier de pierre, la guerre avance à petits pas
Cross Tails s’inscrit dans la tradition des tactical-RPG classiques avec une fidélité presque absolue. Chaque affrontement se déroule sur une grille isométrique, où les unités se déplacent case par case, enchaînant attaques, sorts et manœuvres de positionnement. À première vue, rien ne semble bouleverser les fondations du genre. Pourtant, sous cette armure conventionnelle, quelques subtilités s’invitent dans les rouages.
Le cœur du système repose sur la gestion des hauteurs, des zones d’attaque latérales, et des angles de frappe. Attaquer dans le dos, prendre l’ennemi à revers, ou se placer sur un point en surplomb influence fortement les dégâts infligés. Le joueur dispose d’un maximum de six unités par mission, sélectionnées parmi une galerie de personnages principaux et de recrues générées procéduralement. Ces derniers, bien que moins puissants, peuvent apprendre des compétences inédites, accumuler des ressources rares ou occuper des rôles tactiques précieux.
Chaque unité appartient à une classe spécifique, avec ses forces, ses faiblesses, ses armes et ses aptitudes. Guerrier, archer, soigneur, mage élémentaire : tous les archétypes sont présents, avec la possibilité d’évoluer, de combiner les spécialisations, et d’orienter son groupe selon ses préférences. Le système d’évolution est simple mais lisible, avec une montée en puissance bien dosée, enrichie par des arbres de compétences qui laissent une certaine marge de personnalisation.
Les cartes de combat, quant à elles, alternent entre zones forestières, villages en ruine, canyons stratégiques ou forteresses assiégées. Si la diversité visuelle reste modeste, la variété tactique provient de l’agencement des terrains, de la disposition ennemie, ou des objectifs secondaires qui viennent rompre la routine : escorter un allié, défendre une position, ou neutraliser une cible spécifique. Ces variantes apportent un rythme appréciable à une structure autrement très traditionnelle.
Entre les missions, le joueur retrouve des interfaces connues : taverne pour les dialogues annexes, marchands pour s’équiper, quartier général pour gérer ses unités. Tout est fonctionnel, clair, sans surcharge, avec une navigation intuitive. Les mécaniques de gestion, sans chercher la complexité, remplissent efficacement leur rôle entre deux escarmouches.
Mais ce socle, aussi solide soit-il, reste profondément conservateur. Cross Tails reprend les fondements du T-RPG à la lettre, sans jamais bousculer ses codes. Aucun système de moral, de terrain destructible, de chaos élémentaire, ou de pression en temps réel ne vient agiter la formule. Le gameplay se veut rassurant, calibré pour les amateurs du genre, mais peine à surprendre au-delà de son confort d’exécution.
Cette volonté de rester dans un cadre maîtrisé, presque scolaire, dessine les contours d’une expérience sérieuse, rigoureuse, mais qui refuse l’audace. Un choix qui saura séduire les nostalgiques des tactical d’autrefois, tout en laissant les curieux en quête de renouveau à distance.
Des poils sans relief, des mélodies sans mémoire
Sur le plan visuel, Cross Tails adopte une direction artistique ancrée dans une époque que l’on croyait révolue. Le jeu combine sprites 2D pour les personnages et environnements 3D basiques, dans une esthétique héritée de l’ère PSP, sans recherche de modernité ni intention rétro affirmée. Ce choix n’est pas sans charme pour les plus nostalgiques, mais il laisse en marge une bonne partie des attentes visuelles contemporaines. Les modèles sont fonctionnels, les animations claires, mais l’ensemble manque de relief, de finesse, et surtout de personnalité.
Chaque carte s’inscrit dans une palette douce et peu contrastée, évoquant des dioramas feutrés où la lisibilité prime sur l’expression artistique. Les effets visuels, qu’il s’agisse d’un sort de feu ou d’un coup critique, restent sobres, discrets, parfois même timides. Aucun flash, aucune mise en scène particulière ne vient souligner les moments clés, ce qui donne aux affrontements un ton très uniforme. Le résultat conserve une certaine élégance, mais ne provoque jamais l’émerveillement.
Les personnages bénéficient de portraits en illustration 2D lors des dialogues, réalisés avec soin et cohérence. Chaque héros, qu’il soit félin ou canidé, possède une identité visuelle bien définie, et les expressions faciales renforcent la dimension narrative. Ces artworks offrent une bouffée d’oxygène bienvenue dans un cadre autrement assez austère. Ils témoignent aussi de la maîtrise d’un certain artisanat, précis et appliqué, bien que limité en termes de variété.
Du côté sonore, Cross Tails propose une bande originale discrète, principalement orchestrée autour de nappes orchestrales synthétiques et de mélodies traditionnelles du tactical. Les musiques accompagnent les batailles, les dialogues et les menus sans jamais dominer la scène. Elles soutiennent l’action avec sérieux, mais ne marquent pas durablement. Aucun thème ne s’impose comme leitmotiv, aucun morceau ne s’élève au-delà de son rôle d’accompagnement.
Les effets sonores remplissent leur fonction sans excès. Les coups portés, les sorts lancés, les déplacements sur le terrain produisent des sons distincts, reconnaissables, mais sans emphase. Le jeu ne propose aucun doublage vocal, ce qui renforce la sobriété de l’ensemble. Tous les dialogues sont à lire, exclusivement en anglais, dans une interface claire et bien agencée.
Sur Nintendo Switch, la performance reste stable. Les temps de chargement sont courts, la fluidité constante, et aucun ralentissement n’entrave le déroulé des missions. L’expérience technique est propre, fiable, mais l’habillage visuel et sonore peine à dissimuler une esthétique datée, héritée d’une autre génération de RPG tactiques.
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