Dans l’épaisseur étouffante d’un Tokyo assoupi, où les fantômes murmurent entre les fissures des murs oubliés, Ashina: The Red Witch tend une main vacillante. Développé en solitaire par Stranga Games et édité par Ratalaika, ce conte d’ombres et de regrets est venu hanter la Nintendo Switch depuis le 25 août 2023, apportant avec lui l’écho des productions passées — My Big Sister et Red Bow — pour prolonger un univers déjà familier aux âmes sensibles.
Mais derrière les promesses de retrouvailles et de souvenirs entremêlés, une question plane, lourde et glaçante : le voyage d’Ash saura-t-il éveiller les mêmes frissons que ses prédécesseurs, ou sombrera-t-il, à son tour, dans l’écume fade des histoires que l’on raconte une fois de trop ?
La fuite éphémère sous les cendres du monde
Ash, frêle silhouette oscillant entre la révolte et la résignation, émerge au cœur d’une nuit troublée par des échos qu’aucun vivant ne devrait entendre.
En poursuivant un esprit voleur dans les replis silencieux de son salon, la jeune fille bascule sans retour dans un monde brisé : celui des esprits, vaste purgatoire où les promesses oubliées et les regrets tenaces tissent un linceul autour de chaque pas.
Ashina: The Red Witch s’inscrit dans la lignée directe des précédentes œuvres de Stranga Games, caressant encore une fois cette frontière ténue entre horreur douce et drame personnel. Le deuil, la perte, l’attachement aux souvenirs deviennent les véritables antagonistes de cette errance nocturne, où la quête d’un simple collier se mue en lutte contre l’oubli lui-même.
Pourtant, là où My Big Sister et Red Bow creusaient avec doigté la solitude et l’absurde, Ashina s’essouffle parfois à vouloir raviver les mêmes braises. L’humour, omniprésent, vient sans cesse briser le fil fragile de la mélancolie, désamorçant les instants où la gravité aurait pu peser de tout son poids. Ce balancement mal dosé entre le tragique et le comique finit par émousser l’impact émotionnel que l’histoire cherchait à convoquer.
La familiarité avec les œuvres précédentes devient alors une arme à double tranchant. Si retrouver ce monde spectral et ses silhouettes esquissées de douleur ravira les habitués, l’ombre insistante de My Big Sister plane sur chaque dialogue, chaque situation, au point d’étouffer toute possibilité de surprise véritable.
À cela s’ajoute l’absence regrettable d’une localisation française, érigeant une barrière supplémentaire pour ceux qui auraient voulu se perdre pleinement dans cette nuit sans étoiles.
Les sentiers effacés d’une mémoire recomposée
Ashina: The Red Witch reprend les armes usées de ses aînés : une exploration lente, presque méditative, entrecoupée d’énigmes discrètes et de rencontres éphémères, bercée par le clapotis lointain d’une angoisse sourde.
Le moteur artisanal AGS (Adventure Game Studio) dévoile ici sa double nature : fidèle compagnon pour l’atmosphère, mais geôlier silencieux pour toute ambition de renouvellement.
L’aventure vous invite à arpenter un Tokyo spectral, entre ruelles désertées, échoppes étrangement familières, et souterrains d’un autre âge. Mais derrière ces décors patiemment recréés, une sensation de déjà-vu s’insinue insidieusement. Les environnements, les mécanismes d’interaction, jusqu’aux énigmes elles-mêmes, ressassent sans honte des fragments entiers de My Big Sister et Red Bow, comme si le monde des esprits lui-même s’était figé, condamné à rejouer inlassablement les mêmes regrets.
Les puzzles, souvent basés sur des combinaisons simples d’objets et de dialogues, conservent malgré tout une certaine élégance dans leur conception. Ici, l’enjeu n’est pas la difficulté brute, mais l’observation, la patience, le soin d’écouter les murmures épars de l’univers.
Cependant, la structure générale montre rapidement ses limites : allers-retours artificiels, redondances dans les rencontres, et cette désagréable impression de traverser un labyrinthe déjà cartographié. Même les apparitions de nouveaux visages ne suffisent pas à masquer la lassitude que suscite cette répétition mécanique des gestes et des décors.
Ash avance, oui, mais dans les pas d’ombres déjà effacées.
Tableaux fanés et murmures effacés
À travers le prisme artisanal d’AGS, Ashina: The Red Witch peint un monde suspendu, où les pixels semblent eux-mêmes hésiter entre deux battements de cœur. La patte graphique de Stranga Games, reconnaissable entre mille, égrène ses décors comme des souvenirs effacés : ruelles noyées de lumière blafarde, intérieurs décrépis aux teintes passées, silhouettes errantes figées dans une éternité sans saveur.
Chaque lieu explore des variations subtiles sur des thèmes connus, offrant parfois de véritables éclairs de grâce visuelle : une ruelle où la pluie dilue les contours du monde, un temple abandonné où les couleurs se meurent sous la poussière. Mais ces moments demeurent fugaces, étouffés sous le poids d’une réutilisation excessive d’éléments déjà entrevus dans My Big Sister et Red Bow.
Les animations, minimalistes par choix plus que par contrainte, contribuent à l’ambiance étrange, presque irréelle. Les personnages glissent plus qu’ils ne marchent, parlent plus qu’ils ne respirent, accentuant cette sensation d’arpenter un monde sans véritable ancrage, où tout semble sur le point de se dissoudre.
Côté sonore, le titre maintient un équilibre délicat. Les nappes musicales, discrètes mais poignantes, enveloppent les errances d’Ash d’une mélancolie diffuse. Quelques morceaux émergent, trouant le silence d’une note déchirante ou d’une boucle obsédante, mais l’ensemble reste mesuré, fidèle à l’économie expressive qui caractérise le studio.
En revanche, l’absence de doublage et la langue exclusivement anglaise imposent une distance supplémentaire. Pour qui ne maîtrise pas parfaitement l’anglais, certaines subtilités émotionnelles risquent de se perdre, privant le récit d’une partie de son souffle.
Les cicatrices invisibles sous le vernis de routine
Sous ses dehors familiers, Ashina: The Red Witch cache une mécanique parfaitement huilée, certes, mais incapable de masquer totalement ses craquelures.
Le moteur AGS, dompté à la perfection par Stranga Games, démontre ici tout son potentiel : navigation fluide, interactions intuitives, transitions rapides entre les scènes. Chaque déplacement, chaque dialogue coule avec la légèreté d’une rivière souterraine, sans jamais heurter l’expérience du joueur.
La maîtrise technique est indéniable. Les mises en scène gagnent en subtilité, les changements d’ambiance se font plus ciselés, et certains effets visuels ponctuels — jeux de lumière, superpositions d’ombres — témoignent d’une volonté sincère de pousser plus loin les limites du moteur.
Mais cette virtuosité reste enfermée dans une cage trop étroite. Les contraintes techniques, devenues familières à force d’être contournées, finissent par dresser un mur infranchissable : malgré tous ses efforts, Ashina: The Red Witch ne peut transcender son propre cadre.
L’absence de traduction française, en 2023, laisse également un goût amer. Dans un récit si intimiste, où chaque mot devrait peser comme une épitaphe, forcer une barrière linguistique revient à briser le fragile fil de l’immersion.
Enfin, l’expérience reste résolument solitaire. Aucun ajout de contenu secondaire, aucun bonus post-fin, aucune galerie ou nouvelle perspective pour relire ce monde. Une fois le dernier crépuscule traversé, ne restent que les échos dispersés d’un voyage qui aurait pu être plus grand.
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